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Inventaire avant liquidation

[Incertitudes de la mémoire]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #26 : De la Q.I.te au delirium

     Le florilège de citations pertinentes dont Montaigne et bien d’autres émaillent leur prose me laisse pantois : je n’en ai pour ma part que quelques dizaines à ma disposition, que je ressers tout le temps. Maintenant, savoir quelles fiches et quels recueils ils ont sous le coude? Non que je n’aie essayé, pour mon compte, de me composer des thesauri, mais à cet égard, je suis possédé d’une paresse monstrueuse, que je ne parviens pas à m’expliquer entièrement : quand j’ai un crayon à portée de main, je coche d’une croix ou d’un oui! (entre dix imprécations) les phrases qui me séduisent par leur bien-fondé ou leur belle allure; même il m’arrive (lisant ordinairement au lit) d’aller chercher le crayon à cet effet; mais quand il s’agit de transcrire, plus personne : je remets le bouquin sur l’étagère, où un cimetière de petites croix attend le jugement dernier; et, supposé que je retombe un jour sur ces mêmes sentences, elles me paraissent aussi neuves que si je ne les avais jamais vues. La stupide poussée du passé est certes déterminante, avec ses milliers d’ouvrages dont je n’ai rien retenu : m’y mettre sur le tard, c’est donner tort à tout ce qui précède, et consigner une version immensément diminutive de ce qui est censé m’avoir nourri : bref, une réduction de moi-même, une de mes bêtes noires : plutôt ne rien transcrire, un rien qui peut signifier tout, qu’un dixième ou centième du total. Cette perversion assez ordinaire (combien de vieillards s’opiniâtrent dans une Weltanschauung caduque, ou dans le refus d’une innovation technologique, pour ne pas reconnaître des années d’erreur, surtout après le gros du troupeau!) sévit en maint domaine, mais elle est loin d’élucider cette réticence qui confine au blocage, puisque la case “Thesaurus + rêves” du déconnogramme n’a connu, en deux ans, qu’une entrée de moins de 4000 caracs. Il y a sans doute un rapprochement à faire avec ma répugnance invincible pour la préparation, aussi bien de mes cours que de mes courses : j’ai beau savoir que j’oublierai un truc, fromage, café, sucrettes ou P.Q., dresser une liste me hérisse, comme si ça devait scier le plaisir de la surprise – mais assez! Les béquilles de la mémoire ne sont pas à l’ordre du jour, il s’agit seulement de savoir si elle marche droit.

    Il est certain qu’elle déforme : ce que je crois savoir “par cœur” ne sort pas indemne d’une confrontation au document. Il m’a fallu quelques tâtonnements, trois ou quatre pages plus haut, pour voir apparaître sur Internet le passage de l’Émile sur le brave garçon qui “ne peindra jamais que des dessus de portes” (sans s dans l’édition consultée), et, soit dit au passage, dans une ère antérieure, je me serais tout bonnement abstenu de la chercher : des heures de feuilletage pour cautionner une idée, c’était trop cher, surtout que neuf fois sur dix, quand je finissais par tomber sur la bonne, elle n’était pas si bien jetée que ça! Osons dire que parfois, je l’avais plutôt améliorée… Il n’en reste pas moins qu’il y a là-dedans (et le m’as-tu-vu de se toquer le crâne) un énorme réservoir, assez inutile puisqu’il n’est pas at hand, et n’irrigue ni l’œuvre ni la réflexion (ou seulement en secret), mais qui me met à même de reconnaître bien des livres à une ligne qu’on m’en cite, et d’épater mon monde, du temps que j’en avais un, et qu’il avait des livres à citer. Il est tout de même étrange, pour quelqu’un qui se pique de modifier tout ce qu’il emmagasine, et de ne pouvoir apprendre qu’en faisant, que la connaissance mémorisée  ne sorte pas à l’appel d’un besoin, ne soit que reconnue. Que rédiger demeure impossible en anglais, et en français si pénible. Qu’avec tant de formules à combiner, mon style reste si morne. Raideur qui semble renvoyer à un handicap physique, mais évidemment corrélée à la rage de perfection : c’est quand ça compte que je me sens sec : mes propos de table, qui, parce qu’ils s’envolent, se permettent d’aller à l’aventure, sont surchargés de références; mais le plus souvent sur incitation externe : qu’un autre ait lancé le sujet fait sien le risque d’errance et d’erreur, dissipe l’effroi de la contingence, et il en reste quelque chose quand j’enlève un dialogue, d’une plume légère. L’ennui, c’est que la relecture est consternante.

    Mémoire des mots, mémoire des choses : est-ce que des zones différentes du cerveau sont concernées? Naturellement, je n’ai pas potassé la question une seconde, et c’est une honte, après tout ce temps perdu. Si je m’y décide, et surtout m’exécute, je remanierai mon laïus, ou rajouterai un béquet. Ai-je propension à stocker des signifiants sans signifiés? Je dirais que non, et que le péril serait plutôt de comprendre les mots à ma manière, par référence au paysage intérieur, et d’en user ensuite ad nauseam dans un sens qui n’appartient qu’à moi : je ne suis pas bien sûr que mes acceptions de faux self, d’inhibition, d’objectal, d’en soi, d’anaclitique, de sublimation, voire de narcissisme, et tutti quanti, soient bien kasher, et le soupçon m’étreint souvent d’utiliser un langage constamment erroné, ou au moins dissident; du moins sais-je de quoi je parle, quand je n’y regarde pas de trop près : à la loupe, tout se délite, ce qui m’angoisse. Mais c’est dans les provinces du concret que les trous m’atterrent : passe encore quand le référent lui-même est terra incognita, il ne me gêne pas trop de voir bourgeonner tant de noms de fleurs que je ne reconnaîtrais pas dans la nature, surtout depuis qu’Internet, on y revient, m’en prodigue les images : j’ai découvert le cœur noir de la jusquiame, ses pétales crémeux et veinés, quarante ans après que Shakespeare m’en eut versé le suc dans l’oreille du roi, et si elle m’avait manqué à ce point, j’aurais pu la chercher dans un recueil de plantes toxiques. Ce qui est plus enquiquinant, c’est d’avoir la chose dans l’œil, et de ne savoir la nommer : Google se rit de mes périphrases, et refuse d’identifier aussi bien les insectes échassiers qui se baladent sur les ruisseaux lents, que les béquilles de sécurité [1], qu’on visse à toutes les portes! Simples échantillons : le monde est plein de ces trucs anonymes, et si l’on peut à la rigueur s’en tirer avec une description ou un sobriquet dans un récit, ça se complique quand on a besoin dans la vie d’une chancelière électrique (trouvé!), d’un cabas à roulettes (trouvé! enfin… quelques-uns, sur eBay), ou du bitougnot, au bout du tuyau d’arrosage, qui sert à moduler le débit, et qui n’est point un brise-jet… pas encore trouvé, comme on voit. En matière de bagnole et de fringues, notamment, mes lacunes sont effroyables, et l’on ne s’éloigne pas tant que ça de la mémoire, car un garagiste ou l’autre, en quinze accidents, dix contrôles techniques et cinquante pannes, a bien dû me désigner quelques éléments de ce souk, sous le capot! Enfin, que la mémoire soit ou non en cause, il y a là une déficience, dont je persiste à me demander si elle est tout à fait mienne : j’ai présenté à une demi-douzaine de classes le passage fameux de Germinal où nous est décrit le travail des haveurs, sans parvenir à visualiser la scène, que la moindre gravure m’aurait restituée. Il se peut que Zola s’y prenne mal, ou que simplement les mots ne soient pas faits pour ça; assurément vingt lecteurs tireraient vingt crobards différents de la description d’un visage, et même d’une maison; mais je trouve néanmoins suspect de lâcher prise devant tant de narrations concrètes, de n’apercevoir les personnages que dans le brouillard, alors que je suis féru de précision. Simple hiatus? Il m’alarme, entre mille airs que je reconnais, de ne savoir en attribuer presque aucun, même les plus célèbres, Méditation de Thaïs, Danses polovtsiennes, Clair de lune et tout le bazar des anthologies pour débutants, bien souvent mes mélodies préférées, dont je me dépite bêtement de ne plus retrouver l’étiquette : aucune connexion ne s’opère entre la musique et un nom d’auteur, et cette impotence tient sans doute à l’éventail du choix, puisqu’en cas de Q.C.M., je n’aurais pas ombre d’hésitation. Il est autrement préoccupant, m’étant trompé de disque, d’“écouter” comme de Haydn un quatuor de Mendelssohn : ma mélomanie n’est-elle que foutaise de l’ut au si? Plus généralement, je me demande si les défaillances de la mémoire ne procèdent pas toujours d’un défaut d’attention et d’intérêt authentiques. Or les choses, dirait-on, m’indiffèrent. J’ai bien dû faire un millier de fois, à pinces, le chemin qui me sépare du centre-ville, et si rien ne m’y étonne, je n’en serais pas moins infichu d’énumérer de mémoire les maisons, les boutiques, et leurs caractéristiques. Nul doute qu’inconsciemment je ne m’habitue à une route, et que les virages n’y soient moins dangereux au douzième parcours. Mais de là à la connaître par cœur, il y a des verstes. (Du reste, je ne connais rien par cœur, disons : de façon sûre, à part quelques récitations de collège, et mes tables de multiplication, qui elles-mêmes se désagrègent lentement, sous la pression des calculettes.) Si j’en crois les tests, ma mémoire visuelle serait fort piètre; certes, en situation de test, je ne suis pas à mon plus haut; mais les autres non plus, pour la plupart; et l’on peut trouver significatives les raclées que m’infligeaient mes neveu et nièce, à cinq et sept ans, au jeu de Kim standardisé.

    Cet examen, conduit sans méthode et sans cadre, tourne déjà au fourre-tout. Je tiens à ce que l’affectif gouverne la mémoire, et cependant la plupart de mes souvenirs sont un flotsam d’idioties, qui n’ont aucune aucune raison décelable d’avoir surnagé. Le seul domaine où l’on ait jamais fait appel à moi dans les incertitudes est l’orthographe, cette science des ânes, où, en français, le raisonnement étymologique et grammatical reste si souvent lettre morte. Je ne m’y prétends pas infaillible, mille vieilles institutrices me surclasseraient aisément, rien que les correcteurs du traitement de texte m’enseignent du nouveau toutes les semaines, et pas plus tard qu’hier j’ai appris qu’immondice était féminin! Mais enfin c’est le seul lopin où j’en sache assez pour être affirmatif, et pour choisir à l’occasion de m’écarter d’une norme selon moi fautive, en écrivant, par exemple : « je l’ai échappée belle » ou « pour acquit de conscience ». On sent bien, là encore, la pesée du perfectionnisme, mais pourquoi diable se révèle-t-il plus efficient qu’inhibant dans cette seule branche, et comment parviens-je à garder dans le ciboulot ces connexion et déconnection, ces et due, ces symptôme et symptomatique sans ombre de justification, ni assurément de couleur émotionnelle, alors que le sens des mots me déserte à peine acquis? Voilà en quoi je serais doué! Quelle déchéance! Je n’ai pas rêvé ce tapuscrit de Hallier, ni le papier incroyable, de Reynaert, je crois, dans le Nouvel Obs, un jour que, rendu un peu tard, il était allé direct à la composition : un torchon de cancre. Même un journaliste fait faire ça à des grouillots. Un correcteur qui se prend pour un écrivain, il y a de quoi se marrer. Bon, j’en remets : on peut cumuler, et certaines fautes ne laissent pas le sens indemne. Notons d’ailleurs que je me vote un satisfecit au passage pour n’avoir pas, enseignant, accordé la première place à ce que je savais le mieux : même du temps où elles étaient bien vues, les dictées, “chez moi”, furent toujours subalternes. Quant aux tolérances, j’y applaudis à tout rompre, tant qu’on ne les change pas en normes, comme en 1990! Que moi, par décret, je cessasse de savoir! Votre boite exigüe reste une boîte exiguë, pas question qu’elles s’amoncèlent, et j’emmerde l’Académie française, même unanime!

    Assez ri. En général on fait bon marché de sa mémoire, comme si oublier les choses et les êtres était signe qu’on est au-dessus d’eux. Ce n’est pas en vue d’un contre-pied facile que j’accorde la relaxe à la mienne, pour retenir des charges plus cuisantes : elle m’inspire des inquiétudes parce qu’elle se délabre, et qu’elle n’est pas indépendante de facultés plus hautes, mais je n’ai constaté de déficits que ponctuels et localisés. Il est vrai que dans la solitude il est ardu de comparer ce qu’on se rappelle avec ce qu’on devrait se rappeler, et d’autre part, que ces années sans rencontre, sans événement, sans aspérité, se fondent en un jour : ce n’est pas quand il ne se passe rien qu’on trouve le temps long, bien au contraire! Rétrospectivement, du moins… Quelques mois de vie “pleinement vécue”, de liaison avec Hélène, par exemple, fertile en tempêtes imprévues de par l’instabilité de la donzelle et les sentiments que je lui vouais, me reviennent presque au jour le jour, même sans faire appel à mon journal intime, et l’on peut même se passer de dimension affective, car la moindre virée, même ennuyeuse à périr, comme ces interminables trajets dans les bus indiens ou les taxis-brousse malgaches, reste gravée dans mes lobes. Des voyages, il est vrai, j’ai gardé des photos; mais surtout on les suit du doigt sur une carte, qu’il n’est pas besoin de déplier : n’importe quel changement, fût-ce simplement de lieu, suscite, en les cadrant, réminiscences à la pelle, et la vraie indigence de la retraite et de l’enfermement réside peut-être dans cet effacement des contours, dans ces journées “toujours pareilles, innombrables” – et “n’apportant rien”? Une moindre dispersion pourrait faciliter sinon la production, sinon la réflexion, objectif affiché, du moins l’acquisition d’un bagage. Un passé riche de vignettes et d’anecdotes n’est pas à dédaigner; mais qu’est-ce que c’est que ça, face à la patiente édification d’un savoir?

 

 

[1]  Entrebâilleurs, sur le catalogue de Brico-dépôt.

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