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Inventaire avant liquidation

[L'étalon des jeux de société]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #26 : De la Q.I.te au delirium

    Sur ce, laissons ici un trou, pour le cas où je trouverais plus tard du lumineux pour le combler, et, sans nous soucier de transition-bidon, plaçons-la enfin, notre petite tirade sur les jeux de société, avec les remaniements que sa nouvelle position impose. Entendons-nous : comme je rencontre des humains, exception faite pour la séquence du conseil syndical, au plus une ou deux fois l’an depuis la retraite, et guère davantage avant, je manque d’entraînement. J’ignore le bridge, les tarots, la canasta, quasi-tous les jeux de cartes, et ma dernière manille doit dater d’un demi-siècle. En général, avant de m’infliger une partie de quoi que ce soit, il faut m’en enseigner les règles, ce qui ne me pousse pas à la prouesse. Mais au vrai, si d’aventure je persévère, il est bien rare que j’aille beaucoup plus loin que mes performances de débutant. Il n'y a qu'au poker que je me débrouillais, même sans tricher, pour dérouter le pigeon, et, parfois, le deviner. Mais ce jeu n'exige pas qu'on se surmène les méninges à y ranger les cartes qui passent, ce ne sont pas les combinaisons qui vous assurent la victoire, ni même votre empathie, mais, chance à part, votre talent d’acteur. Au reste, je n’ai jamais affronté que des bluffeurs peu crédibles et des rats faciles à effaroucher : il est hors de doute que dans un tripot, j’aurais perdu ma culotte. Au scrabble, bien que mon bagage lexical soit notablement plus pesant que celui de Kapok, elle m'a ratatiné chaque fois que nous nous sommes mesurés. À l’ordinaire, d’accord, en plaçant des xir, des wap ou des yen en des lieux où ils comptaient double ou triple, alors que mon acharnement à poser le max était peu payant; mais de là à faire de mon élégance le secret de mes défaites, faut pas charrier. Ici encore, on peut se demander si trop de données n’engorgent pas le cerveau. À moins que je n’aie pas assez de pratique pour avoir acquis le réflexe d’explorer le tableau plutôt que de malmener indéfiniment ma pioche. Car au surplus je mets un temps fou à jouer, perdant mes moyens à mesure que plicploquent les secondes : je ne peux plus penser qu’à l’attente des adversaires, à mon insuffisance, et, à l’ordinaire, mon mot-de-sept (ou six) restant sans point de chute, je me résous à lâcher n’importe où un machin lamentable. Au reste, le simple fait que les combinaisons ne me viennent pas sans manipulations manuelles, normalement prohibées, me paraît témoigner en soi d’un grave handicap de l’esprit.

    Je ne suis pas nul au scrabble, mais minable. Aux échecs, mon jeu de prédilection, je n’ai pas disputé une partie depuis dix ans, et combien, pendant les vingt ou trente qui précèdent? Quelques douzaines, cent, deux cents tout au plus? gagnées pour la plupart, mais faut voir contre qui; et si j’étais champion du bahut à quinze et seize ans, faut voir dans quel bahut. Là encore, je ne suis jamais allé au delà d’une “fort légère et médiocre suffisance” : dans un recueil de parties, genre d’ouvrage que j’ai peu fréquenté, le plus grand hommage qu’on puisse faire au coup que j’aurais joué, c’est de daigner préciser pourquoi il eût été exécrable : à l’ordinaire, il n’en est pas même fait mention. Une seule fois, à Bangui, où j’allais pousser le bois deux ou trois soirs par semaine au Rock-Club, je me suis astreint à potasser un manuel, et je ne sais plus pourquoi j’avais jeté mon dévolu sur “la défense Caro-Kann”; toujours est que, généralement victorieux avec les moyens du bord, je me fis là somptueusement écrabouiller, au terme d’une joute des plus ennuyeuses. Rousseau me rassérène en narrant dans ses Confessions une aventure identique; mais si Rousseau n’égalait pas Philidor, il n’en était pas moins un joueur plus qu’honorable, ce qui ne risquait pas de m’arriver, même si je n’avais fait que ça. Fidèle au poste, l’incapacité à une concentration durable, aggravée par le temps qui passe, surtout si le vis-à-vis m’en impose : ou je ne vois que mon attaque, aveugle à celles qu’il pourrait lancer, ou les plans que j’échafaude se perdent dans la brume dès le second coup : pas de méditation suivie, mais un chapelet d’avortements, au bout desquels je ne suis pas plus avancé qu’à la première seconde. D’ailleurs, si j’ai un peu dépassé le coup du berger, je reste incapable de me construire une position forte : ou je vise au mat-par-surprise, ou je me contente bêtement du coup susceptible, crois-je, d’enquiquiner l’adversaire dans l’immédiat. Question de temps? Halte aux foutaises : contre l’ordinateur, le temps est illimité, la pression psychologique nulle, et je n’ai pas gagné une fois, et n’en envisage même pas la simple possibilité. (Tiens, et si j’essayais? L’affaire de quoi? Une heure par jour pendant cent ans? J’ajouterai une note si j’ai donné suite, et surtout si j’ai progressé [1]. Encore faudrait-il ne pas chercher seulement confirmation de l’impasse!) Soit, le fâcheux, c’est que ça ne compte pas, et que je me fiche de perdre. Mais contre certains bipèdes, je ne peux me réfugier dans l’indifférence, ou être dupe de celle que j’affiche : mon frère puîné, d’abord, l’essence du rival, qui a commencé à me terrasser à peine lui avais-je appris les règles, presque aussi régulièrement qu’il l’emportait au Tri-Tactics, affreux casse-tête comportant plus de cent pièces (112! Il est toujours commercialisé! Merci Gogol!) masquées, qu’il fallait donc mémoriser, emplacement mouvant compris, quand on leur avait envoyé un avion de reconnaissance. Les combats duraient des heures, ou l’auraient dû. Autorisons-nous cette digression. Dans ce wargame diabolique, si mes souvenirs sont exacts, on pouvait remporter la victoire sur terre ou sur mer, en pénétrant jusqu’aux headquarters de l’ennemi, ou en envoyant la marine jusqu’à un petit lac, encore plus malaisé à atteindre. Certaines pièces, le flagship dans l’eau, l’army ou la heavy artillery sur le plancher des vaches, culbutaient toutes les autres, sauf un machin spécifique (l’army étant détruite par la heavy artillery, et cette dernière par le bomber, lui-même descendu par les avions de chasse ou les canons anti-aériens, beaucoup plus nombreux) et en général mes tactiques à la mormoil consistaient à créer la surprise en mettant ces fortes pièces en première ligne, voire en envoyant mes fantassins barboter en mer pour les faire débarquer sur un coin de rivage où ils n’étaient pas attendus, si le moindre destroyer ne les avait pas envoyés auparavant par le fond. Fougueux assauts qui se cassaient immanquablement le nez sur la patience de mon frangin, lequel n’avait peut-être pas tout prévu (je n’ai jamais vu son jeu du bon côté) mais largement assez pour sourire de mes misérables essais de Blitzkrieg. Après force gueulements (j’étais mauvais perdant à l’époque) comme quoi ce jeu était idiot, et quelques essais de modifications des règles (quand on se contentait de dix ou vingt pièces piochées au hasard, l’issue n’était pas courue), j’avais fini par laisser choir : pas plus que les atouts déjà passés, je ne pouvais me fourrer les pièces reconnues, et leur position changeante, dans la coucourde.

    Aux échecs, elles s’étalaient sous mon nez, mais la suppression du handicap mnésique ne changeait guère la donne, puisque je ne pouvais l’emporter, comme ce fut deux fois le cas au concours du lycée, que par coup de bol, en profitant d’une étourderie : non seulement j’en étais, au fond, persuadé, mais Michel l’était aussi, au point de me proposer cette perfide addition au règlement : le droit de reprendre tous ses coups, et même de revenir jusqu’à deux ou trois en arrière. Je ne pouvais, naturellement, que souscrire, mais le hasard s’en trouvait comme aboli, et ma défaite à la fois plus révélatrice et presque inéluctable. En mon for, il me fallait m’avouer que le lascar était plus intelligent que moi, et l’omnipotence cherchait toutes les fissures, les sensées et les autres, pour s’évader de ce terrible constat. Actuellement, il me fait sourire, mais en suis-je vraiment revenu? Point n’est besoin de remonter très loin dans l’histoire des échecs pour trouver des champions d’une niaiserie désarmante hors de leur jardinet, et incapables même de mesurer l’effet produit par leur arrogance. L’entraînement intensif, sans lequel les plus doués végéteraient, confine à la monomanie, coupe du monde, accapare les facultés de réflexion, et la confiance en soi que donne le succès ne facilite pas le contrôle de lubies nourries d’ignorance. Mais, infiniment plus bas, Michel et moi partions, devant un échiquier, avec chances égales, et il est irrésistible, encore à présent, pour un songe-creux dans mon genre, obsédé de valeur objective, de faire de ce jeu une espèce de test d’intelligence absolue. « Je suis meilleur que toi en tout! » m'a sorti un jour mon frangin, en état d'ivresse, mais bien après l’adolescence : blague, certes, mais de celles qui dissimulent mal une conviction – et peu importe qu’il nie le propos, car la conviction, je la partage, si l'on s'en tient aux disciplines balisées, aux règles définies, bref au mesurable… ce qui ne l’est pas ne relevant, hélas, que des États et Empires de l’Opinion.

 

 

[1] À la un : très courte : pas tenu quinze jours. À la deux : non. Stagnation sans appel.

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