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Inventaire avant liquidation

[Une sévère inaptitude aux apprentissages]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #26 : De la Q.I.te au delirium

    Parlons-en, tiens. Gide, sans en faire un plat, comprenait et lisait dans le texte l’allemand, l’anglais, l’italien, plus pas mal de latin et un peu de grec; or sous ce rapport il n’a rien d’exceptionnel parmi ses pairs, et représenterait plutôt une espèce de norme. Il est presque sans exemple qu’un intello digne de ce nom attende, pour lire un livre, qu’il soit traduit, ou ait besoin d’interprète pour discutailler avec un confrère étranger. Encore les Français sont-ils spécialement handicapés à cet égard – les Anglo-Saxons plus encore, peut-être, mais actuellement avec de bonnes raisons, et quand le français était la langue de communication internationale, Hamilton, Hume, Sterne, Gibbon, Burke, Franklin, tous! le parlaient couramment. Henry James lit Du côté de chez Swann dès sa parution, et, à la différence des gallimerdeux, y voit assez clair, lui, pour l’admirer; Wilde écrit Salomé en français, et il n’y a pas un anglicisme à y relever. Peu ou pas d’exception. Or, de dix ou quinze langues dont j'ai abordé l'étude, je ne suis pas parvenu à en causer correctement une seule. Tout au plus mémorisé-je quelques “phrases parfaites”, avé l'assent, et m'attiré-je, en grec, en turc, en roumain, en malais, des réponses diluviennes auxquelles je ne comprends mot; moins exécrable au lire qu'au dire, et au dire qu'à l'entendre, je ne saisis ce que chante un opéra qu’avec le livret sous le nez, et puis suivre un film japonais sous-titré en anglais, alors qu’un film américain me demeure opaque, et que mon oreille ne décrypte que quelques mots d’une chanson. Dans tous mes dossiers de coopé, j’ai indiqué “anglais, italien” comme idiomes parlés et lus (écrits, je n’ai tout de même pas osé), et je mentais : devant Hélène, une authentique polyglotte, elle, qui apprend une langue par osmose (au lit, il est vrai), je me suis ridiculisé dans toute la botte, plus la Sicile; et le plaisant, c’est qu’il lui a suffi ensuite de quelques mois d’Erasmus flemmard à Venise pour ajouter à ses anglais, allemand, polonais, un rital dont je n’approcherai jamais.

    Mettons, mettons, que je n'essayais pas vraiment, et que la méthode Assimil n’est pour personne un maître efficace; mais j'ai quand même passé six ans à l'Île Maurice, dont le créole présente un peu moins de difficultés que le birman, et l'ai quittée avec cinq ou six locutions, genre “Bousse to liki”, “Mauvais pilon” ou “Ayo manman!” J'ai rempli des cahiers d'idéogrammes chinois, et ne saurais plus déchiffrer que “我不好” (Wo bu hao” : “Moi pas bon”, ou “je suis un nul” : c'est de circonstance) pour en avoir décoré un T-shirt, ou “你不爱我我爱你” (“Ni bu ai wo wo ai ni” : “[si] tu ne m'aimes pas je t'aime”), un titre de Teresa Teng dont je m'étais étonné de saisir la simplette intégralité. Pis encore, peut-être, j'ai enseigné vingt ans les lettres classiques; or je n'ai jamais traduit un authentique auteur latin sans pomper en douce dans l'édition Budé, et ne pige rien aux citations dont Montaigne ou Sainte-Beuve parsèment leur texte; quant au grec, je n'en ai quasi du tout point d'intelligence, et je vous prie de croire que sous ma plume, ce n'est pas de la fausse modestie : je n’en ai guère plus gardé en tête que l’alphabet. Déjà ça, car certaines lettres du cyrillique et de l’arabe résistent, elles, de toutes leurs forces. 

    Cette infirmité, à laquelle je me suis à peu près résigné (la rage d’apprendre au moins l’anglais n’est guère qu’une résurgence) tient en partie au manque de persévérance, et le manque de persévérance en partie au manque de motivations. Quand je m’attaque au bahasa Indonesia en vue d’une excursion à Florès ou Sulawesi, l’utilisation du savoir est trop décalée pour créer un intérêt présent, surtout si le voyage n’est pas certain, et en fin de compte n’a pas lieu. Mais même quand je m’applique à fondre en un apprentissage et utilisation, dans mes deux pages de traduction quotidiennes, il me semble stagner au rudiment, ne rien saisir d’un peu subtil, et chercher cent fois les mêmes mots – le plus étrange étant d’ailleurs que lorsqu’il me semble habiter ce que je lis, le reconnaître, c’est ma langue maternelle qui fout le camp! Vingt fois l’heure, j’ai beau me répéter qu’à mon insu je dois bien apprendre tout de même un peu, je reviens sans cesse à cette évidence, que je ne serai jamais qu’un traducteur au mieux médiocre, et ferais sagement de me borner à ce que je fais le moins mal, que nul ne fera à ma place – ce qui est assez judicieux, ma foi, mais ne s’applique pas vraiment au cas, puisque je suis censé faire mes gammes, et non enregistrer la meilleure interprétation des Études d’exécution transcendante. Ici l’on touche à l’obstacle majeur, étroitement lié à l’outrecuidance, ou, disons, au refus d’être surclassé : à quoi que je m’applique, c’est pour le faire mieux que personne, et la simple distance qui me sépare de la perfection, ou d’une différence qui ne soit pas infériorité, surtout s’il n’y a pas apparence que cette distance soit jamais comblée, suffit à me décourager. Dès la troisième leçon d’indonésien, je me vois déjà dans la peau de celui qui fera découvrir Agusnin Saféglouglou à l’Occident ébloui. Je déplore parfois de n’avoir jamais été acculé à la nécessité d’apprendre – jeté par exemple dans une contrée, ou, mieux encore, une prison étrangère – mais tout me porte à croire que je me serais réfugié dans le mutisme, et que les expressions les plus communes n’auraient pas plus fait sens au bout d’ans qu’au premier jour. On s’étonne que les Arabes installés dans l’hexagone depuis belle lurette se débrouillent si mal en français, à la différence des générations d’immigrants antérieures, et certains n’hésitent pas à en conclure qu’ils sont, de nature, fainéants et/ou cons; mais outre un tas de différences avec les Italiens, Polonais, Yougoslaves et autres, il se pourrait que les Algériens notamment, du fait de leur situation de d’ex-colonisés, cultivent un orgueil de rebond qui leur fait préférer le refus à l’étape nécessaire du bredouillage, ou au risque de vains, donc humiliants efforts. À leur place, ce serait mon cas : dès lors qu’un homme comme moi consent à s’adonner à une activité si foncièrement inférieure, il va sans dire qu’il doit y briller de mille feux. Même si je jugule cette puérilité, du moins en surface, je déforme les phrases qu’il est requis de simplement mémoriser, pour substituer, dès le début, à des infos à la noix qui ne me concernent pas, genre « j’ai une grande maison » ou « mon tailleur est riche », une pensée subtile qui devrait me valoir, sautant le fossé culturel, l’admiration de l’interlocuteur. Pas un instant je ne m’intéresse à la langue en soi, mais seulement à moi-la-connaissant, ou ayant l’air de la connaître – mieux, en tout cas, que le touriste ordinaire. Mes tout premiers balbutiements se trouvent ainsi mis en regard d’une maîtrise parfaite, qui demanderait des années d’application, et la perspective de m’éreinter pour un résultat minable me rebute. Impossible d’attendre : je voudrais toucher sans délai les dividendes de l’assiduité à venir. Cette inaptitude à gérer le long terme – en général, j’épuise en quelques chapitres toutes mes idées de dénouement, tant j’ai besoin de donner ma mesure tout de suite – serait palliée en milieu scolaire par les paliers qu’impose l’autorité : avant de tout savoir, on a un examen à passer, puis un autre, etc. Autodidacte, je ne parviens pas à suppléer à ce dispositif, pas plus qu’à concevoir l’œuvre en cours comme étape d’une formation. Mais laissons ce point-là en suspens : je crois que le symptôme est assez commun, et qu’il serait abusif de le rattacher à l’espoir d’une rédemption totale ou rien.

    Connaissances d'ajout, bonnes pour les perroquets, rien à voir avec la faculté de concevoir des rapports… Inexact, car la maîtrise d’une langue, surtout aussi étrangère que, par exemple, le chinois, permet sûrement de se distancier d’un bon paquet d’idées reçues. Admettons toutefois qu’il y ait des voies moins détournées pour atteindre ce but. Mais vers quelque cap que se soient orientés mes efforts, ils se sont soldés par des déconfitures similaires, et pour le faire court, il semblerait bien que je sois incapable d'apprendre quoi que ce soit que par imprégnation et sans m'en douter. N’est-il pas évident qu’ici même, quand je prétends déterminer mon degré de “connerie” sans même ouvrir un livre ou cliquer un article quelconque susceptible de clarifier cette notion floue d’intelligence, je ne puis que brasser du vent? Me renseigner, glaner un tuyau ponctuel, pour combler une lacune, éviter un ridicule précis, à la rigueur, je pourrais m’y astreindre; mais en l’espèce il est bien clair que je passerais trois fois plus de temps qu’il ne m’en reste à piocher le sujet sans l’épuiser : alors, autant m’abstenir, et creuser jusqu’à ma nappe phréatique. Simple excuse? Pitoyable, mais peut-être, car je cale même sur un Que sais-je? Longtemps a que j'ai renoncé aux apprentissages systématiques, et ils m’ont toujours inspiré une répugnance extrême. On peut comprendre, soit, que maths, physique, botanique et zoologie ne me captivent pas, la connaissance de l’homme, ou plutôt de moi-même, constituant mon soleil, et les sciences se refroidissant à mesure qu’elles s’en éloignent; mais, moi qui hais de me faire baiser, n’aurais-je pas au moins un intérêt indirect à étudier la technique des opérations de bourse, pour placer au mieux mes épargnes, au lieu de laisser l’inflation me les grignoter, tout en ronchonnant contre ces gros qui se sucrent? Ou à acquérir quelque notion d’informatique, pour cesser de trembler à la moindre lenteur, au moindre petit bruit de mon ordi? Or c'est bien simple : même le manuel d'utilisation me donne des maux de tête, les menus me déroulent de l'hébreu, je jurerais que je n'utilise pas le vingtième du potentiel de la bécane, et là je ne peux tout de même pas bêler que « ça m’intéreeesse paaas », comme le cancre moyen de notre temps. Encore moins quand je sèche sur un ouvrage de philo ou de psy, qui pourrait me fournir la clef de mon être, et que je suis incapable de poursuivre, même – ou surtout? – quand je le répute “génial”. J’ai fait lire à deux ou trois personnes – du moins l’ont-elles prétendu – L’idiot de la famille, ce “second sommet du XXème siècle”, qui domine de si haut l’œuvre de Flaubert qu’il prend pour prétexte, et que je ne puis rouvrir sans me sentir à la fois délivré et écrasé : or à peine si j’ai moi-même achevé le tome un, en en sautant pas mal, et feuilleté le reste; tout me porte à croire que je me contenterai désormais, comme je le fais depuis une éternité, de contempler le dos fatigué des volumes, tout en passant six ou sept heures par jour à me vautrer dans des historiettes dont il ne reste rien à peine refermées, alors qu’en quarante ans Nietzsche ou Cioran, je cite à dessein les moins lourds, les plus lisibles (prenant pour acquis que Spinoza, Kant, et leurs copains à systèmes, sont, eux, inabordables) n’ont été qu’effleurés; même Freud reste flou : au pied du mur, je serais infoutu de présenter la psychanalyse à une classe élémentaire. En vérité je ne sais rien de construit ou d’exhaustif. Un handicap pour le coup accablant!  Car je ne possède même pas ce bagage du premier venu : l’équivalent d’une spécialité professionnelle, si humble qu’elle soit. Il ne s’agit plus là de stigmatiser les prétentions d’un soi-disant écrivain qui déchiffre à grand-peine l’anglais et l’italien faciles, et lâche prise au bout de trois pages d’un ouvrage de métaphysique : un plombier, un pêcheur, un peintre, un jardinier disposent d’un corps de savoir utilisable et transmissible, alors qu’ils ont passé leur temps libre à bâfrer, à baiser, à éduquer leurs mômes et à regarder la télé; et moi qui n’ai pas ces excuses, qui depuis dix ans pourrais apprendre à temps plein, mes connaissances se réduisent à de vagues lambeaux épars et douteux!

    D’où vient cette inaptitude sévère aux apprentissages, qui date de loin? Bêtise et paresse ne sont que des mots simplificateurs, des étiquettes d’incompréhension, et du reste je ne me sens pas fainéant pour tout. Du temps de ma vie salariée, je me suis peinturluré de moi-même une image de gros travailleur, avec ses soixante-dix heures par semaine vacances comprises, qui mériterait bien d’être étudiée à la loupe : sans doute étais-je surtout un travailleur lent et inutile. En tout cas, ces soixante-dix, même s’il y a peu à en rabattre, je les passais essentiellement à corriger des copies, à rédiger devoirs, laïus théoriques et corrigés, beaucoup moins à préparer des cours (sauf à y inclure la lecture de tout Balzac ou de tout Maupassant pour en extraire un passage, qui resservirait ensuite indéfiniment) et très peu à potasser. Je ne pouvais pas intégrer le discours d’autrui à ma besogne, et si d’aventure, par flemme ou pour limiter le tout-à-l’ego, je tirais un devoir des Annales, alors je fourguais pilatesquement le corrigé à ma classe, sans en changer une virgule, comme “piqué dans les Annales”, ergo nullement assumé. Depuis le Grand Confinement, je m’étais concocté des exigences quotidiennes plutôt discrètes, qui me permettaient de jouer les Stakhanov à peu de frais; en réalité je passais à peine huit ou dix heures sur vingt-quatre – et c’était souvent six, voire cinq, en défalquant les virons et les cafés – devant mon écran, à tapoter n’importe quoi, pour une production moyenne de 7 ou 8000 caracs, dont une bonne fraction de redites. Mais il y a à présent un peu plus de deux mois, soit six après les trois coups du présent Mémoire, il s’est produit une révolution sans précédent : la Journée de Travail Idéale, qui semblait inaccessible, est venue, comme par miracle, se poser sur ma fenêtre : à une séance de prose qui dure à peu près d’une à huit heures du mat’ (autoportrait, journal intime, rares lettres à Julie) en succède une de poésie (ou plutôt, jusqu’à présent, de versification) qui va grosso modo de huit à midi; puis, après la pause-bouffe, deux heures ou plus de trado d’Hightower; en comptant la mise en ligne de Myshelf et quelques travaux de maintenance, je ne débauche pas avant quatre heures du soir, au bout de treize ou quatorze de “turbin”, en comptant large, à quoi je me sens presque capable d’ajouter un chouïa de “création” picturale ou musicale (des airs pour mes chansons) : passons sur cette réussite et l’euphorie (mitigée du fait de la qualité douteuse des produits finis) qu’elle me procure, et notons que ces quatorze heures n’en comportent pas une d’apprentissage “passif” : pourrais-je? Deux de chinois, deux de médecine, deux de droit, etc? Je ne sais. Peut-être n’y aurait-il, au fond, qu’une nouvelle habitude à installer. Le moment est passé? Les vieillards abécédaires ne sont risibles que si s’instruire n’apporte en soi aucune satisfaction. Et je crains bien que ce ne soit le cas pour moi : je ne me suis jamais astreint à apprendre que pour faire, et pour faire mieux – Urbi et orbi! Même me connaître, je l’ai déjà dit, ne me passionne pas tant que ça, s’il faut renoncer à faire connaître à quel point je me connais – par des œuvres. Quand on prétend dégoiser du neuf, il serait prudent, j’en conviens, d’avoir au préalable une notion de l’état des questions. Mais du même coup, il effraie, parce qu’on se doute qu’il comporte de quoi se dissuader de faire retentir ses propres accents – qu’ils soient depuis longtemps réfutés, ou qu’on les ait simplement entendus partout.

    Tout cela présente-t-il ombre d’originalité? Peut-être, oui, encore une fois, par son excès. J’ai évoqué dans mon Esquisse de l’outrecuidance les yeux ronds de Maupoix, quand, mis en confiance par sa débonnaireté, je lui annonçais que j’allais me charger de telle innovation en musique, alors que je n’aurais su suivre Au clair de la lune sur la partition. Quelques années plus tôt, quel désir m’animait, avant ma première leçon d’escrime, que le maître d’armes me demandât d’abord de lui montrer ce que je savais faire! Pas un instant je ne doutais, avec mon expérience des combats entièrement calquée sur ces films où les bretteurs ne savent que faire sonner un fer sur l’autre, de flanquer une pile mémorable à celui qui était censé me dispenser un enseignement! Il est vrai qu’il ne fallut pas deux séances pour me corriger, mais le sport, c’est spécial : même les morveux qui se croient à mille pics au dessus de tous leurs profs sont confits d’admiration et de servilité devant leur sacro-saint coach, sans doute parce que l’épreuve est immédiatement perceptible, alors qu’on ne peut avoir qu’un aperçu flou des connaissances qui nous manquent, quand elles ne se traduisent pas en déficit mesurable de la performance. Quel paralytique ignore ce que c’est que courir vite? En revanche, savoir qu’on écrit mal est déjà un pas vers le mieux-écrire. Mais fermons cette parenthèse, et revenons au besoin d’accéder à la maîtrise sans passer par le B-A BA, qui relève de l’illusion d’omnipotence, spécialement dévorante, sans doute, chez les gosses persuadés, au tréfonds, de ne rien valoir du tout. La peur de ne pas comprendre, et de se montrer par là inférieur, ne m’est pas plus spécifique, ce me semble, et constitue même, à l’école, l’écueil principal. « Le sot, disait Alain dans le Propos cité plus haut, ressemble à un âne qui secoue les oreilles et refuse d'aller. Par humeur, par colère, par peur, par désespoir; oui, ce sont de telles causes ensemble et tourbillonnant qui font que l'on est sot. Cet animal sensible, orgueilleux, ambitieux, chatouilleux, aimera mieux faire la bête dix ans que travailler pendant cinq minutes en toute simplicité et modestie. » Eh! C’est que bosser, tout comme proposer la botte à une fille, c’est prendre le risque d’échouer, et qu’il est plus confortable, quand l’estime de soi côtoie les précipices, de faire comme si l’on n’avait rien à apprendre et personne à désirer – sautant ainsi à pieds joints, peut-être, sinon dans le seul échec qui existe, du moins dans le plus commun.

    Et cette inhibition s’aggrave de ce que le savoir n’est pas une espèce de magasin inerte, dans lequel on n’aurait qu’à prendre au tas : il appartient aux autres, et se le laisser imposer, c’est subir une oppression, laquelle n’est tolérable que si le maître est objet de confiance et d’amour. Selon Melanie Klein, si j’ai bien compris, la pulsion épistémophilique dériverait d’un désir d’exploration du corps maternel, et les difficultés face à tel ou tel savoir seraient causées par l’affleurement de son sens sexuel originel. Je ne le ressens pas ainsi, et si ladite pulsion est chez moi absente ou censurée, ce serait plutôt, si l’on tient à sexualiser la chose,  parce que j’assimile inconsciemment tout apprentissage non à une aventure active, mais à un enculage subi. Jamais, si loin que je remonte, je n’ai pu apprendre quoi que ce soit d’un être de chair et d’os, avant qu’un long trempage n’ait décollé l’étiquette humaine de la chose enseignée, et en cela non plus, je ne suis pas original, si j’en juge par toutes ces nénettes qui m’ont coqueriqué comme trouvailles personnelles ce que je leur avais glissé dans les trompes d’Eustache et qu’après décantation elles s’étaient tortueusement approprié. La première marque du bon prof, c’est de savoir s’effacer, et donner l’impression à son élève qu’il a trouvé tout seul – à quoi s’oppose probablement la motivation secrète, narcissique, de toute passion éducative, de sorte qu’il conviendrait de chercher les meilleurs profs parmi les pires, ceux qui se tamponnent des résultats et ne songent qu’à leur salaire? Il faudrait nuancer cela, car l’amour rend l’oppression légère, mais pour mon compte il est certain que les profs “charismatiques” ne me causaient que dégoût et résistance, que d’une manière générale il m’est difficilement supportable que qui que ce soit m’enseigne quoi que ce soit, et même d’écouter quelqu’un cinq minutes, surtout en tête-à-tête : je sens que je déconnecte, ne me soucie plus que de faire semblant de suivre, d’éluder les vérifications, et de revenir à mes propres salades. Même demander mon chemin dans les rues de Bangkok ou de Bombay m’est pénible, et j’ai fait à pinces bien des kilomètres inutiles, non seulement par crainte que le passant sollicité ne me colle aux chausses et n’exige salaire, mais certain d’avance de ne piger goutte à ses explications, et de repartir gros-jean comme devant après l’avoir chaudement remercié.

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