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Inventaire avant liquidation

[Une ratatouille de paralogismes]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #26 : De la Q.I.te au delirium

    Où l’on plonge dans la ratatouille, c’est à l’étape suivante, où l’intuition est dénoncée comme le seul mode de fonctionnement de ma pensée. Assertion qui s’auto-illustre, mais si toute “idée” est chez moi intuitive, ne perd-on pas de vue le sens initial que j’avais donné au mot, en se coupant résolument de la vérification? Prenons par exemple la “thèse” que j’ai développée dans mon premier Buû, à savoir que la police et la justice ne cherchent nullement les “vrais” coupables, qu’elles n’ont aucun moyen d’alpaguer, mais uniquement ce qui en fera office pour l’opinion qui les exige : l’erreur judiciaire serait donc la règle, ou disons qu’on ne nomme telle que celle qui est corrigée, les autres passant inaperçues. Le but de l’opération étant de maintenir l’ordre, en convainquant les délinquants potentiels qu’on se fait prendre quand on contrevient à la loi. Bien des affaires instillent le doute, en effet, quand on les regarde de près; mais ai-je vraiment cru que les prisons sont pleines d’innocents? Pas une minute : ça me paraissait, en réalité, un paradoxe intéressant à soutenir. Qu’avait-il d’intuitif, sinon l’immédiateté avec laquelle il s’était formé, et la surprise qu’il m’avait donnée? En ce sens, toute idée nouvelle ne serait-elle pas “intuitive”? En tout cas, l’apparente contradiction d’être à la fois doté et dépourvu de cette qualité se résout d’elle-même, et ne méritait pas d’être mentionnée. Si je persiste à sentir l’identité des deux notions divergentes que recouvre le mot, n’est-ce pas au fond parce que je suis brouillé avec la vérité, ou qu’elle n’a pour moi aucune espèce d’importance, et que tout ce qui compte, c’est d’avoir quelque chose à dire, que je sois “bien libre” d’affecter de penser, pour faire effet? Pourtant, tout en admettant que cette hypothèse même n’échappe pas au travers qu’elle dénonce, est-ce que je n’essaie pas de dire vrai quand je la profère, et en général quand je parle de moi? Je n’en suis pas sûr; mais les autres, je crois bien avoir renoncé depuis longtemps à les comprendre et à les prévoir, et si d’aventure je tombe juste, eh bien… d’aventure.

    Mais je voulais m’attaquer aux faiblesses de mon raisonnement, et c’est à peine si cette revue les a effleurées. Où est donc passée l’impression, quand je me relis à la loupe, d’assister à un festival de télescopages de de paralogismes? Remontons au hasard, tenez, clic, splatch, à 3 A4 du début : « Qu’il ne soit pas nécessaire de réussir pour persévérer, admettons; mais sans l’espérance au moins d’une réussite matérielle, d’une page, d’un texte, d’un ouvrage qui me plaise assez pour que je déplore d’être seul à le connaître, à quoi rimerait mon boulot? Si ça ne m’avance à rien de garder un merveilleux poème au tiroir, est-ce parce que toute prouesse non avalisée est perdue, ou parce que, merveilleux, je ne suis nullement sûr qu’il le soit, s’il reste au tiroir? Il me semble qu’il y a une nuance, même si le défaut d’instance intérieure de jugement sévit dans les deux cas. » Est-ce que vous pouvez m’expliquer comment on passe d’une phrase à l’autre? J’y perds mon latin, et pourtant j’ai relu ces lignes dix fois, si ce n’est vingt. Il va de soi que le début de la sentence de Guillaume d’Orange, « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre », est sous-entendu, et que c’est ce début que je conteste; mais voilà que s’insinue dans ladite contestation le sens particulier qu’a pour moi la réussite, à savoir qu’on me la reconnaisse, sens bien naturel quand l’écriture est votre seule activité : assez peu me chaudrait l’Opinion, peut-être, si mon armée avait mis l’adversaire en fuite, et si je restais maître du terrain. Mais l’écriture ne s’est pas imposée pour rien… Stop! On note donc une superposition de deux questions contiguës, ou un glissement de l’une à l’autre… sauf que la seconde est en fait la première, et qu’il fallait remonter plus haut : j’avais cru observer en moi qu’un mépris que j’avalise était plus cuisant qu’un inique ou frivole : « il me semble que ça fait une différence d’être simplement “ignorejeté”, ou de l’être à bon droit […] parce que rien de ce que je suis, fais et puis faire ne justifie l’outrance de mes ambitions »; or, pour attribuer le rejet à l’ignorance, on ne peut se reposer que sur des nuages, ou sur une réussite matérielle – ergo un texte –, dont je me demandais si elle était le moins du monde indépendante de l’aval obtenu ou escompté. Puis-je, telle est la question sous-entendue, jouir d’une valeur avérée, s’il est certain qu’elle ne sera jamais reconnue? Question elle-même dépourvue de sens, si la valeur ne gît que dans la reconnaissance. Mais comme je n’ai rien fait qui vaille (et de toute manière n’oserais m’en vanter), j’enchaînais : O.K., je persévère sans avoir réussi; mais pourrais-je entreprendre sans espérer? Et c’est là, me semble-t-il, que, n’ayant perpétré auparavant que des ellipses, je m’enfonçais dans l’incohérence : car espérer quoi? un merveilleux poème, ou qu’on le juge tel? Pourrait-il jamais me paraître merveilleux, s’il n’était jugé tel? Question que je n’avais pas oubliée, et qui résurge ensuite, mais l’enchaînement pour l’œil me donne une nausée parente de celle que me procuraient jadis certaines copies : ça n’allait pas, mais on ne savait au juste à quoi s’en prendre, ni, surtout, le dire, l’écrire lisiblement, et ça, j’ai beau bander mes neurones, on dirait que ça n’a pas changé. 

    Il ne s’agissait que d’une phrase, prise presque au hasard, et l’exercice fut assez fastidieux pour que je m’et vous épargne le reste de la moisson. Le plus anxiogène, c’est ce soupçon qu’il suffit de ralentir le pas, alias regarder de près, pour voir l’illogisme affleurer partout, sur les pas du verbalisme, pas exactement celui que je reprochais à Anne, mais sans doute parce qu’elle cherchait la conformité, et moi la distinction. Les transitions-pirouettes ne sont que le plus bénin des maux : il me semble parfois que toutes les liaisons, tous les passages, s’opèrent, une phrase poussant l’autre, par une contiguïté de mots qui se donne pour connexion logique. Bien sûr, c’est très exagéré : mes mais, mes puisque, mes d’ailleurs et mes du reste ne visent pas à l’effet, pour la plupart, ni tous à bétonner ma ligne Maginot. Mais, si risible que ça puisse paraître au vu du résultat, le souci esthétique prime peut-être, et en tout cas gêne continuellement celui de m’expliquer. Je n’y parviens pas, sans doute, mais je me préoccupe un peu trop d’écrire de belles pages, concises et harmonieuses, pour veiller à clarifier une matière obscure et confuse. La traque des répétitions me paraît spécialement significative : si j’ai déjà une outrecuidance incontournable à peu de distance, je risque, si je ne me contre-surveille, de lâcher une mégalomanie là où c’est outrecuidance que je voudrais dire, et vice-versa. Le galimatias double, lui, m’a passé depuis quarante ans : je n’essaie plus d’en installer avec du vide sonore, et je crois même l’obsession du contenu fatale à ma poésie; mais on a vu que, quand je pense savoir ce que je veux dire, je suis souvent loin du compte, et laisse facilement passer de l’euphonique qui ne résiste pas au grattage. Cela dit, je ne suis pas le seul : voir les échantillons de relectures pinailleuses que je faisais, dans ma tartine sur Proust, des phrases qui m’avaient séduit ado. Si ma prose me paraît grouiller de paralogismes, n’est-ce pas parce que je la relis avec plus d’attention et d’exigence que celle des autres? Quand on voit quels décombres laisse de Descartes inutile et incertain le bouquin de Revel, résolument ignoré des philosophes…

    Il serait assez grave déjà qu’en écrivant je m’attachasse (me soucie ou me préoccupe figurant tous deux quelques lignes en amont) plus à l’apparence qu’au fond; mais le soupçon de raisonner de travers, même hors-texte, si fort que je m’applique, est autrement enquiquinant, et celui-là, seul permettrait d’en triompher, ce me semble, le dialogue avec un être, s’il en existe, qui chercherait le vrai, ou du moins se garderait d’excès de mauvaise foi pour placer sa daube et avoir toujours raison. Encore faudrait-il que ces êtres-là, j’en fusse un moi-même, et rien n’est moins prouvé. Je ne sais même pas si ce souhait tonitruant de quelqu’un avec qui parler ne vise pas délibérément à montrer que personne ne s’y frotte. Quoi qu’il en soit, nul n’est venu, si ce n’est, fugitivement, Charles, dont j’aurais certes pu apprendre davantage s’il m’avait moins intimidé, mais… mais… mais… nos centres d’intérêt se recoupaient peu? il n’avait pas le secret de capter l’attention? son orgueil, quoique policé, était encore plus colossal que le mien? Tout cela est vrai, au ras des mottes : il est même mort noyé de n’avoir pu prendre sur lui d’appeler à l’aide! Mais si le contradicteur éclairé que je crois appeler de mes vœux se présentait, peut-être prendrais-je incontinent la fuite. Comme le frère de Colette, je veux le demander, mais peut-être seulement pour constater qu’il se dérobe, et me poser en créancier; si je l’obtenais, peut-être ne verrais-je en lui qu’un insupportable donneur de leçons.

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