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Inventaire avant liquidation

[De memoria, cum aliquibus digressionibus]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #26 : De la Q.I.te au delirium

     Qu’est-ce que tu vas chercher midi à quatorze heures? Si c’est ton degré d’intelligence que tu cherches à évaluer, est-ce que le marché ne t’en fournit pas les moyens? Il va de soi que, perdu entre les deux infinis, j’ai en horreur, sinon “depuis toujours”, du moins depuis des expériences précoces dont j’ai tout oublié, la notion de Q.I., qui semble river un homme à la glèbe de ses “performances”, et lui en dessiner quasiment un destin; je sais qu’on s’en défend; mais si un sujet changeait de Q.I. comme de chemise, le mesurer n’aurait guère de sens. J’ai toujours répugné à classer les élèves de la sorte, et m’étais bien gardé d’essayer moi-même avec un minimum de suivi : je me demande encore quelle mouche m’a piqué, il y a trois ans, de prendre ce Marabout “Testez votre Q.I.” sur les rayons de la médiathèque du quartier, et surtout de m’y colleter. La “révélation” ne consista pas en la découverte de questions enfantines ou infantiles, ni à répondre juste à 31 ou 32 d’entre elles sur 35 en moins d’une demi-heure, alors qu’une heure était octroyée; mais, allant aux résultats, à y lire que de 30 à 35, on pouvait se tenir pour “exceptionnel”, et doté d’un Q.I. de 140 à 180, par là. « Coup de bol, c’est sûr : laissons choir! » Mais pourquoi pas vérifier, puisque c’était sans témoin? Et six tests confirmèrent : les rares erreurs étaient d’étourderie pure.

    « Alors j’étais un surdoué! Tout s’explique! » L’aveu de cette puérilité me coûte, mais pendant 24 heures l’air des cimes m’est monté au bocal, et, comme on dit, je ne me sentais plus pisser – sauf qu’une petite voix persistait à susurrer opiniâtrement que c’était du pipeau, et que je ferais sagement d’en rester là. J’aurais dû l’écouter, mais, me prenant au jeu, j’ai tapoté “Test Q.I.” sur Glouglou, et, en transes, me suis rué sur les gratoches : zzioum, crash! Premier essai, 113, à peine au seuil de la “grande intelligence”, et largement surclassé par un cinq-sixième de la population, c’est-à-dire noyé dans la piétaille : « Ouais, mais c’est que la vitesse m’a surpris. » De fait, 10 secondes pour trouver un synonyme, c’est du tout cuit, mais 20 seulement pour les dominos! On s’y recolle : 111! Et re : 116, puis 114, puis 107!! La débilité légère n’était pas loin, et le comble, c’est que j’avais relu, quelques jours plus tôt, dans le Journal de Nuremberg, les résultats des chefs nazis : Seyss-Inquart, 141; Gœring, 138; Ribbentrop, 129 : à part Julius Streicher, l’immonde rédacteur du Stürmer, ils me surplombaient tous! Alors que leurs surdons ne relèvent pas absolument de l’évidence… Damnation! Mais (sic) de quel droit est-ce que je parle? 107 pour un prof, et un qui-se-veut-écrivain! Va te pendre. Ici, soyons complet : j’en ai quand même fait un petit dernier, à toute vitesse, en cliquant systématiquement n’importe quoi quand je n’avais pas vu l’avion, et obtenu 134, pas loin de Gœring, qui n’est pas précisément mon imago paternelle; et je m’en suis tenu là, notant d’ailleurs que je moissonnais mes points au verbal et à des questions de “logique” rédigées, alors que je ne touchais pas un domino, et que la mémoire/attention frisait le lamentable : en somme, le peu d’intelligence qui me restait, il fallait le mettre au compte de connaissances spécialisées d’ancien combattant.

    Bon, d’accord, ces choses-là s’acquièrent comme le reste; d’autre part, de quoi ces amusettes seraient-elles significatives? Ne sais-je pas que le narcissisme, en détournant le regard de l’objet, nuit au résultat, et que “l’intelligence” dont il donne parfois l’illusion est cantonnée dans l’introspection? J’ai du mal à rendre compte de cette stupide exaltation, et de la non moins imbécile déprime qui l’a suivie, miraculeusement redressée in extremis, mais de manière si peu crédible que je me garderai bien d’y revenir. En vérité, j’ai vécu ma vie entière dans une bulle, sans jamais affronter la concurrence, ou en comptant pour nulles les rares épreuves auxquelles je m’attablais. Je n’ai accepté aucune échelle de valeurs, et me suis appliqué à contester toutes celles qui me tombaient sous le regard. Mais je n’ai évité la souffrance et l’effondrement qu’au prix de l’inconfort de flotter, et il n’est pas étonnant que des tests psychométriques qui se donnent pour scientifiques puissent me prendre à leur piège. Une réification de ma supériorité, oh, comme j’en étais preneur! Du coup je me sentais habilité à remonter les bretelles à ceux qui savent, et à faire sauter les trois quarts de mes il me semble, il est soutenable, et ne pourrait-on dire?  Retombant de l’empyrée au tout-venant, qu’en concluais-je d’instinct? Que tout ce que je dégoise était dénué a priori de pertinence, et que je n’avais plus qu’à me tuer – option reposante, mais seulement à distance.

    Je vous rassure tout de suite, l’outrecuidance reste fidèle au poste : j'ai rencontré force rombiers plus bêtes que moi, et ce qui me paraît attester qu'eux-mêmes en jugeaient ainsi, c'est qu'ils me trouvaient puant de prétention, alors même que je n'en exhibais aucune. Attester, c'est trop dire, puisque pour l'ordinaire on n'est pas conscient d'être imbu de soi, et/ou de laisser passer l’oreille. Réservons donc ce point, et taisons les louanges, molles et espacées, dont mon intellect aurait pu se rengorger, puisqu’elles s’adressaient, pour la plupart, à ma science et à ma mémoire. On m'a tenu pour plus sagace qu'inventif, et plus érudit que sagace, ce qui est le comble, touchant un bonhomme dont le savoir forme quelques microscopiques îlots perdus dans une mer d'ignorance. Mais il y a pire, pire est même la règle dans les milieux que j'ai parcourus, 90% des profs de lettres ont subi une scolarité peu glorieuse et ne connaissent que leur manuel, de sorte qu'on les épate à bon compte en déballant l'orthographe d'un mot sans consulter le mage Robert, ou en reconnaissant l’œuvre dont ils citent une ligne. Ce que tout le monde savait, en revanche, télé de la veille ou caisses de vin à moitié prix, m'était inconnu. Si ma mémoire semblait fonctionner mieux que la leur, c'est que j'avais lu dix fois ce passage, pendant qu'ils jouissaient autrement – et plus, sans contredit – ou sacrifiaient à des devoirs dont la vie m’a exempté : il n’y aurait rien d’étrange à ce que la culture livresque fût l’apanage des célibataires sans progéniture, et si quelque chose m’ébahit, c’est bien qu’avec un conjoint et des gosses qui vous rompent la tête, on puisse tout de même trouver quelques heures pour bouquiner. Une Kapok m’a prêté des capacités mnémiques exceptionnelles, mais on hurle de rire quand on songe que c’était pour se réserver à elle-même la logique. Je me tire très bien, assurément, de la partie verbale des prétendus tests de Q.I., mais, ayant passé à piocher cette veine le plus clair de mon existence, c’est plutôt sur une incapacité persistante à définir les mots, et à trouver le bon sans le secours de Bertaud du Chazaud, qu’il conviendrait de s’interroger. Inversement, de prétendues performances, comme de garder en tête, après des années, les noms et les tronches d’un bon tiers de mes élèves, ou les détails infimes d’une liaison dont la partenaire a tout oublié, paraîtraient plutôt, de prime abord, humiliantes, s’expliquant très bien par le désert de sable qu’est mon passé, où la moindre rencontre forme oasis, qu’elle n’est assurément pas pour l’autre. Au reste je consens que le savoir n’est pas séparé de l’intelligence, ni la mémoire de la créativité, par une frontière nette, ne serait-ce que parce qu’une création objective se définit par le fond dont elle se détache, et qu’en se coupant de tout l’on s’expose à enfoncer des portes ouvertes avec des grimaces de Tarzan; je veux bien que la création consiste en une combinatoire; mais qui trop embrasse combine mal : il sort rarement du neuf de coffres bourrés à craquer, et à observer certains (dont je crains d’être) on peut se demander si l’entassement ne nuit pas à l’invention, voire si l’on n’entasserait pas pour éviter l’aventure d’innover. « Si j’avais pu mesurer vraiment l’étendue de mon ignorance, il n’y eût pas eu ce livre, c’est certain, » écrit Rougemont de L’amour et l’Occident, « mais aux innocents les mains pleines. » Qui lirait tout, non seulement n’aurait pas le temps d’écrire, mais en serait découragé, mesurant l’insignifiance ou la faiblesse du peu qu’il lui reste à dire. Cela posé, même si je n’ai que mépris pour l’image de caisse enregistreuse que m’ont collée thuriféraires et détracteurs également ignares – les premiers me donnant du “puits de science” (sic!), les seconds me taxant de n’écrire que pour “étaler ma culture” (et qui sait, après tout? Mais alors, en toute conscience de sa minceur) –, il conviendrait de ne pas écarter sans examen l’éventualité de dons – ou de carences. 

    Mon dada de bataille, c’est que si j’ai, inévitablement, la mémoire sélective, du moins cette sélection fait-elle fi des intérêts de la self-estime : bref, elle instruit à charge et à décharge, comme doit faire un juge d’instruction équitable, et je prétends qu’à cet égard elle se distingue radicalement de celle des humains que j’ai côtoyés, lesquels, quasi-tous, s’entendent à tripatouiller le passé (et le présent) pour en effacer leurs fautes, leurs erreurs, leurs ridicules, et s’y donner un rôle honorable ou grandiose. Le malheur, c’est que comme ça se passe entre très petites gens et qu’il n’y a pas d’annales objectives auxquelles se référer, il leur est loisible de me rétorquer l’accusation telle quelle; et ma foi… la différence, c’est que moi j’ai vraiment raison, arf. Je crois tenir un registre exact des infamies que j’ai commises et des humiliations que j’ai subies, dont j’ai déjà donné quelques échantillons, et, en dépit du grotesque de la chose, peut-être reproduirai-je dans la suite une liste d’épisodes (coups et insultes reçus et non rendus, frimes éventées, pleurs publics, etc : autant d’atteintes à l’Omnipotence) qui m’arrachent encore, même la nuit (la réserve de mes voisines à mon égard s’explique-t-elle par là?) si loin qu’ils soient terrés dans l’enfance, de tonitruantes formules de conjuration, “Maman” et “Je t’aime” (séparés) étant devenues les plus courantes. Et je conserve plus précieusement encore, peut-être, les combien plus rares témoignages d’estime ou de satisfaction égrenés sur la route du temps, même si j’évite, eux, de les repasser volontairement et de les comptabiliser – peut-être parce qu’il est plus mortifiant encore de me rappeler les gentillesses que d’avoir encaissé les baffes. Je ne prétends pas me souvenir de toute matière à effondrement, qui aurait cette audace? Il n’est pas impossible que mes scènes cuisantes aient fonction de masquer pire, et une thérapie primale serait probablement grosse d’horribles révélations. Reste que comment on m’a vu, la figure que j’ai pu faire est le critère de tri par excellence, et que la comparaison est accablante avec un livre que j’ai lu il y a deux mois, et ne reconnais, vaguement, qu’à la page cent, voire plus, ou avec une idée “toute fraîche” qui figure déjà, à ma grande stupeur, dans mon journal intime de l’an dernier.

    Il me plairait sans doute de soutenir que toutes les mémoires se valent, qu’elles sont régies par l’émotion, et que les différences qu’on relève de l’une à l’autre ne trahissent que celles des centres d’intérêt. Mais puisqu’il existe des phénomènes comme Philoxène Boyer, ou Bichelonne, le ministre de Vichy, qui apprenait l’annuaire par cœur en se jouant, ou Crébillon père, lequel, ayant déclamé sa nouvelle tragédie, au vu de la grise mine de l’auditoire, se félicitait de ne l’avoir pas couchée sur le vélin, car ça le dispensait de la jeter au feu, on voit mal pourquoi d’autres n’auraient pas, à l’opposé, une cervelle particulièrement rétive à l’enregistrement et/ou à la restitution de l’info. Quoique réticent à me reconnaître des limites, je suis bien obligé de constater que question mémorisation des chiffres, j’obtiens des résultats de véritable débile mental. J’ai mis une dizaine d’années à me coller mon numéro de téléphone dans le crâne (normal, je ne m’appelle jamais, ha ha) et crois prudent de le conserver tout écrit dans un angle du tapis de souris. Sur un bûcher, je ne fournirais pas l’immatriculation de ma bagnole. Et chaque fois que je mets le nez dehors, je marmonne dans ma barbe le code confidentiel de ma carte bleue, inchangé depuis des lustres : le plus cocasse, ou le plus angoissant, étant qu’à l’instant même je ne suis pas bien sûr que ce soit le bon. Quand je consulte mon compte en banque sur Internet, ou le total de caracs du présent doc – et quels chiffres pourraient m’intéresser davantage que ceux-là? – il me faut les reporter immédiatement au GAR ou au déconnogramme : qu’une chimère trente secondes s’interpose, et les voici envolés. Ma thèse, c’est que les chiffres n’ont pas de gueule, pas de dimension affective, que celui-ci ou cet autre, c’est du kif pour ma sensibilité; mais ça ne colle qu’à demi, puisque certains semblent l’avoir, cette dimension : j’arrive sans trop d’ahan, à partir du tiers d’installés à vie (touchons du bois!) à reconstituer la liste des départements. Oui, mais c’est qu’elle suit l’ordre alphabétique. D’ac, mais il n’est nullement certain que les lettres, voire les mots, soient si favorisés : depuis que je me pique d’apprendre l’anglais, il en est que j’ai cherché des centaines de fois dans le dico, et qui s’évadent à peine entrés. Rien à faire de l’anglais? C’est tout de même la langue de ma seule correspondante du moment (si elle ne m’a pas d’ores et déjà lâché : son dernier courriel date de trois semaines)… Et force est d’admettre qu’en français même je n’ai pas un lexique bien vaste à ma disposition : que j’aie besoin d’une rime, d’une nuance, ou d’éviter une répétition, je ne donne pas cher du résultat si j’étais réduit à mes seules ressources internes. Certes, j’observe ces derniers temps un rétrécissement tragique, qui me donne à redouter un Alzheimer, un Creutzfeldt-Jacob, un emballement de la mortalité neuronale : non seulement certains mots d’importation récente refusent opiniâtrement de faire surface (comme celui qui désigne le contenu de l’intestin, dont use et abuse Melanie Klein), mais il m’a fallu l’autre jour, au bout d’un quart d’heure de vaines fouilles, retrouver, paradoxalement, biberon, qui, vous en conviendrez, n’est pas des plus ésotériques, par baby bottle! Je sais bien (en gros) ce que Freud nous dit de ça, et tous ces trous crachent des raisons; mais elles sont fort peu convaincantes, dans la mesure où, quand les mots oubliés ressurgissent, ils ne me font ni chaud ni froid. Cela dit, si le phénomène s’aggrave, il n’est pas de première fraîcheur. J’ai fait preuve d’éloquence jadis, en confiance ou en colère, et je soupçonne ma verve d’avoir plus assommé que séduit; mais le mot qui manque, le gouffre au milieu du discours, que je tenais à tout prix à combler, parce que c’était trop absurde, est une vieille connaissance : aucune prise de parole publique n’en a été exempte.

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