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Inventaire avant liquidation

[Un bilan accablant : intelligence et créativité]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #26 : De la Q.I.te au delirium

    Bref, je ne serais pas éloigné de soutenir que c’est par la fermeture d’esprit qu’on accède au club Mensa. Ce qui toutefois fait planer une ombre sur cette pirouette, c’est le bilan accablant dont elle prétend d’évader : en presque tout domaine où l’on dispose de critères stricts et objectifs (même si l’on peut s’interroger sur leur pertinence élargie), je stagne à la plus consternante médiocrité. Passons sur la mémoire, ce point-là n’est pas tranché, et au fond je m’en fiche un peu; l’immédiate, d’après les tests, est des plus pitoyables, et quand on m’accorde une minute pour me fourrer en tête une grille de cercles, d’étoiles et de carrés, à peine a-t-elle disparu que je ne saurais plus dire quelle figure figurait aux cases b3 ou e5. Je suppose qu’il existe des méthodes pour se faciliter ce type d’exercice, reste qu’en général rien ne s’accroche qui ne forme pas sens, ne suscite pas un intérêt, ne se relie pas au reste, et qu’il n’est pas très surprenant que les mots chinois ou malais, qu’il faut apprendre un à un, me désertent à mesure; le fâcheux tout de même, c’est que je ne sois guère plus costaud en langues indo-européennes, et même romanes! J’ai traqué les raisons pour lesquelles je ne parvenais à rien apprendre systématiquement, mais l’insuffisance demeure, et dans la plupart des disciplines, c’est la compréhension qui bloblote, chaque fois que je ne trouve rien en moi qui corresponde, et que je n’ai pas de grain de sel à ajouter : rien ne rentre s’il faut rester passif, et dès qu’actif, je déforme tout ce que je crois assimiler. Plus grave peut-être, j’ai d’énormes difficultés à résoudre un problème, même quand les règles, comme aux échecs, sont claires et nettes. Difficultés de ce que j’ai abusivement appelé syllepse, qui ne semblent pas éloignées de celles que je rencontre à saisir une phrase complexe. Il me semble parfois avoir une attention à voie unique, d’où l’impossibilité d’écouter de la musique en travaillant : c’est l’un ou c’est l’autre, ce qui pourrait laisser croire que je me concentre sur ce que je fais, alors que je ne cesse de prendre la tangente.

    Que reste-t-il, dans ces conditions, de l’écoute dont je me targue, et de l’efficience argumentative que je crois manifester dans les échanges écrits? Rappelons que cette dernière, tout comme la verve épistolaire, serait surtout une question de temps : il n’était pas si rare, à l’époque où des interlocuteurs se présentaient encore, que je me trouvasse avoir consacré cinq ou six heures à une lettre-fleuve, en échange d’un bâclage désinvolte, ce qui pourrait contribuer à expliquer, tout autant que le narcissisme, qu’en relisant une correspondance j’aie tendance à sauter les bafouilles de l’adversaire. Mais enfin, si je m’astreins à réabsorber celles de M***, par exemple, je ne puis qu’y noter un piétinement pénible, un « c’est çui qui l’ dit qui l’est » animé par une constante mauvaise foi, alors que lorsqu’il risque un argument, si spécieux qu’il soit, je m’acharne à y répondre, et que je lui concède sans nulle gêne tout ce qui me paraît fondé. Bon Dieu! Je ne peux tout de même pas renvoyer dos à dos la répétition doctrinaire et l’effort constant d’ajuster! Ces lettres me font mal, je ne me le dissimule pas, par l’assurance et la hauteur qu’elles affectent : quand le dialogue est sans témoin, mon être est entre les mains du vis-à-vis, et je ne sors pas indemne d’être considéré comme un homoncule; en revanche, reconnaître une erreur, une niaiserie, ne me met pas à la torture, loin de là : si fort que je tienne à ma distinction, son dépassement m’attire plus encore… Mais bien sûr, pas question d’aller ânonner je ne sais quel B-A BA “philosophique” sous la férule d’un type qui ne semble pas grandi de le maîtriser. Allons, assez : je sens qu’ici quelque chose résiste, sur quoi je ne puis mettre le doigt. Impossible, avec un peu de recul, de s’adouber soi-même chevalier de la Bonne Foi… laquelle du reste n’a, avec l’intelligence, que des rapports de voisinage.

    Je ne sortirai pas de là : si l’intelligence est bonne à quelque chose, c’est à élucider le réel, opération qui ne se vérifie  que par une prévision correcte – l’ingéniosité qui débouche sur des inventions utilisables impliquant elle aussi la soumission au réel –; ou à l’emporter sur un adversaire autrement que par la force et le pouvoir. Or non seulement le réel me reste opaque, mais je fuis les renseignements les plus élémentaires, pour préserver mes petites constructions, mes misérables trouvailles : il suffit de voir les pages qui précèdent! Je viens de passer quinze jours rien qu’à les remanier, sans ouvrir le moindre ouvrage qui ait traité de la question; or Dieu sait qu’ils abondent, et que j’en ai même quelques-uns sur mes rayons : refuser d’en prendre connaissance, quelles qu’en soient les raisons, c’est choisir l’ignorance, et se condamner à bredouiller n’importe quoi. Un bonhomme qui à 62 berges ne sait rien sur un sujet qui l’intéresse éminemment, c’est un simple imbécile, quels que puissent être ses dons éventuels. Et aucune intuition, aucune science infuse pour corriger cela : mes insights, quoi donc les corrobore, puisque je n’ai même pas réussi à changer? Les autres, a fortiori, on ne voit pas comment je les comprendrais, puisque tous mes efforts en ce sens sont à base d’introspection. Ici l’ignorance est plus colossale encore, peut-être, puisque je suis coupé du genre humain : la perspicacité garde son mystère, mais si elle existe, elle s’associe nécessairement à une collection de cas particuliers; et la solitude, par défaut de matière, contribue à me rendre idiot. Quant aux affrontements, ou ils sont codifiés, et je m’y montre entre piètre et nul; ou ils ne le sont pas, et seule l’opinion peut trancher : quand il n’y a pas d’arbitre, il faut convaincre, convaincre quelqu’un qui peut être stupide (l’arbitre aussi, d’ailleurs!), et qui chérit plus la victoire que le vrai : bien des chances donc que « les deux rois fassent chanter des Te Deum chacun dans son camp », et que la distinction de rude jouteur que je m’accorde (à l’écrit) relève de la complaisance, sinon du délire. Voilà déjà deux fois en cinquante pages que je m’assène cette “révélation” rien moins que neuve, mais trissons, puisque le soi grandiose résiste : moi qui ai la prétention de me connaître mieux que personne, je n’ai même pas eu l’intelligence minimale de mesurer ma médiocrité, et je me retrouve au bord de la tombe avec mes rêves de prime enfance qui n’ont même pas le charme et la fraîcheur d’un contenu, d’une focalisation sur un objet, que ce soit une fille, la mer ou les oiseaux, mais restent opiniâtrement centrés sur l’inepte trou noir d’une réhabilitation/apothéose. Rien de plus commun que les illusions sur soi, et 90% du cheptel humain se logent probablement parmi les 10% les plus futés; mais rares ceux qui sont assez crétins, ou assez malades, pour enterrer leur vie sous un rêve de grandeur.

    Et cependant, n’y aurait-il pas de l’affectation à soutenir que toute la tartine ci-dessus est dénuée de verve, d’humour, d’ingéniosité, voire de pénétration? Qu’elle ne contient rien de neuf, ni qui mérite d’être médité, donc méritât d’être écrit? Qu’elle ne puisse faire passer un bon moment à un lecteur doté de plus de mille mots, et lui stimuler les neurones? Je suis une bête en presque toutes disciplines, faute de les avoir étudiées, et sans doute m’y serais-je mal appliqué, incapable que j’étais d’attention suivie pour autre chose que mon vide; d’autre part, je ne prétends pas avoir jamais eu le moindre don pour le maniement du langage : même avec une si longue pratique sous le coude, il suffit d’une émotion forte ou d’un calme plat pour me ramener au vagissement de mes douze ans; et jamais je ne livrerais un premier jet! Mais enfin, à force de me coucher sur le vélin, si je ne me suis pas approché de la vérité, du moins ai-je un peu appris à écrire. Je dis bien un peu, et ce n’est pas de la fausse modestie : les prix Goncourt me laissent froid, mais je parcourais hier un obscur pavé de 1200 pages, rédigé en français par un Juif américain, spécialiste du pain, sur une obscure affaire de miches toxiques, à Pont Saint-Esprit en 1951, et j’enviais sa maîtrise de la langue! Due en partie au fait que lui avait quelque chose à dire, mais pas seulement. De quoi en tout cas me dissuader d’un repli sur le stylisme. Mais enfin je tire à peu près mon épingle de ce jeu-là.

    Surtout, ne faut-il pas revenir, in cauda, à mes deux familles? Diderot aimait les échecs, aux deux sens du terme, apparemment, puisqu’il se donne lui-même pour un “mat-né” : le Neveu de Rameau en est-il moins admirable? Quand je stigmatise les cafouillages de la compréhension, et la fuite éperdue devant les apprentissages, c’est sans omettre qu’on peut être un grand écrivain sans comprendre les autres, que c’est même quasi la règle en la matière, je dis chez les meilleurs, qui, si l’on tient le verdict du temps (ou le mien) pour le bon, se trompent encore plus que les critiques professionnels! Hugo et Flaubert ne voient que du gris dans Stendhal, Gide blackboule Proust et exalte des étrons, Proust méprise Péguy et porte Jammes aux nues, Céline condamne comme ratiocinations talmudiques toute la littérature de son temps, sauf quelques “produits aryens” insipides… on en viendrait à penser que c’est la marque du créateur d’ignorer les autres… si les non-créateurs ne rivalisaient avec lui d’aveuglement! Se peut qu’un accueil trop large augure mal du trajet qu’on fera sur sa voie propre, et que les ceusses qui saisissent tout soient mal barrés vers les terres inconnues; mais ne pas oublier, de grâce, que la plupart des mortels s’arrangent très bien pour ne rien piger et ne rien trouver. Cela dit au cas où je serais tenté sur les bords de mettre ma connerie au compte du génie!  N’empêche qu’il y a une différence fondamentale entre comprendre et trouver du neuf, et qu’une faiblesse du premier ne préjuge pas nécessairement d’une carence du second. Or certes je cherche à comprendre, et surtout à me comprendre; mais il va sans dire que cette compréhension doit être innovante en quelque manière, et que ce souci-là est mon premier. Il a précédé non pas celui d’être admiré et reconnu, mais la plupart des autres, et même quand à douze ans je rimaillais une resucée de la Chanson de Roland, en taillant des rôles subalternes à mes condisciples, l’aède ne se serait pas contenté de recopier! Un peu plus tard, le plus intelligent, ce n’était certes pas le premier en maths, mais d’abord celui qui pensait comme personne, et de préférence pas comme lui-même la veille! J’appelais cela se libérer des préjugés, et cette obsession d’échapper aux voies tracées, si elle a peu produit, ne m’a jamais quitté. Est-ce qu’elle ne coïncide pas, si l’on en élargit l’application, avec la créativité? Mon groupe qui remonte le fleuve, au lieu de le descendre, qui conteste les questions, au lieu de chercher tranquillement les réponses, n’est-ce pas celui de ce que je n’oserais nommer les créateurs, ni même les créatifs, car ce serait préjuger  de la valeur ou de la simple existence d’une création, mais, disons, des créativistes ou n’importe, de ceux pour qui la vie ne se justifie que par l’innovation.

    Un créateur est-il nécessairement intelligent? Ça se discute. Un styliste extraordinaire comme Frédéric Dard, chez qui l’invention coule à pleins bords, n’a pas une idée (et Dieu sait pourtant s’il s’en pique!) qui émerge du Zeitgeist, et, même si l’on fait la part du commissaire, elles plongent parfois jusqu’aux abysses; il nous balade dans un monde de l’hyperbole, irréel, inhumain, et l’on pourrait carrément parler de débilité mentale face aux dénouements de ses romans. Mais je répugnerais à lui nier une forme spécialisée d’intelligence… dans la mesure peut-être où, quand je m’évertue à trouver une seule de ces comparaisons originales qui poussent si dru sous sa plume, je n’y arrive pas? Il y a de ça, et il ne faudrait tout de même pas oublier quel fossé sépare le créateur de l’obsédé de la création : il n’est même pas impossible que ce soient là deux races irrémédiablement séparées, et que les vrais soient ceux qui innovent naturellement, voire sans s’en douter, en tout cas sans s’en faire un devoir. C’est bien beau de s’acharner à remonter le courant, mais jusqu’à l’heure, les échantillons de ce que j’ai trouvé en amont ne brillent pas de mille feux… Je crois établi une bonne fois pour toutes que je suis un sombre abruti, quand il s’agit d’assimiler la pensée des autres, de les prévoir, ou de résoudre des problèmes définis – c’est-à-dire chaque fois que l’intelligence est mesurable – et la peur que ça ne se voie et se sache n’est certainement pas étrangère à ma fuite devant les hommes. Reste à découvrir que je serais tout aussi piteux comme inventeur. Qu’on leur accorde ou non l’intelligence est une question au fond futile, une simple question de définition. Mais enfin, lorsqu’on n’a plus d’autre objectif dans la vie que d’ajouter un petit quelque chose au Très Grand Livre, il va tout de même de soi que des âneries inédites ne feraient pas l’affaire!

    Allez, va, change de chapitre. Rien ne t’empêchera de greffer ici une cauda somptueuse si elle survient par la suite…

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