Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Inventaire avant liquidation

[Whatever love means…]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

     Il est assez plaisant de voir ce que devenaient, dans cette correspondance sucrée, les mercuriales presque obligatoires sur le verbalisme et le défaut d’écoute : « Rien n'est plus lucide que ce que vous dites là : “J'ai un peu  trop tendance à me faire confiance, à lire entre les mots plus que les mots.” L'école peut du reste avoir contribué, avec ses absurdes chasses aux champs lexicaux, aux signes d'énonciation, et autres fichaises, à vous désapprendre à lire. Il est certain qu'il vaudrait mieux s'astreindre à saisir le sens littéral avant de se mettre en quête de l'implicite et de l'inconscient, et que je ne peux pas découvrir sans un zeste de déception, par exemple, que j'ai tort de croire que l'âme se lit sur le visage, alors que je ne le crois pas du tout (il s'agit de sentiment, non d'intellection) ou que “Si un crapaud ose me faire des avances, c'est peut-être qu'il m'aime”, la question (je dis bien la question, je n'affirme rien) se situant ailleurs : s'il ose aimer, n'est-ce pas nécessairement qu'il juge la réciproque possible, qu'il vous estime à sa portée? Moi, les déclarations des vieux tableaux m'offusquent et me troublent pour cette raison, peut-être ai-je tort d'y voir incluse une estimation du “marché”, mais pour répondre à la question, encore faudrait-il au préalable la comprendre. Je vous crois sur parole (avec des bémols tout de même) quand vous dites, en somme, que vous êtes assez mignonne pour deux, et que vous ne trouvez rien de rassurant aux hommages d'un bellâtre; et j'admire, qui plus est, car il est des flopées de filles à qui il suffit d'être assidûment draguées pour se croire toutes les qualités. Mais encore une fois, vous ne me répondiez pas, et, sans être fanatique de ma propre prose, il me semble qu'elle pourrait mériter à l'occasion un petit quart d'heure de réflexion et d'exégèse. Je ne dirais pas cela à votre mère et à ses pareilles! Prenez-le donc, de grâce, en creux, pour un compliment. J'aimerais tant vous être utile! Mais ce ne sera pas possible si, comme à peu près toutes les autres, vous dialoguez non avec ce qu'on vous dit, mais avec ce que vous aviez dans la tête avant! Vous voyez que je ne me gêne pas pour profiter de votre permission – peut-être trop? Vos messages quotidiens sont pour moi des ballons d'oxygène, mais parfois Mossieur le Professeur les préférerait moins drus, moins longs, et un peu plus réfléchis. » Mais c’était encore trop, et, quelques heures plus tard, “Résipiscence” : « Quand j’ai appuyé sur “send” ce matin, toutes les sirènes se sont mises à hurler, et elles n’ont pas cessé de la journée. Je suis fou. FOU! Vous faites le seul bonheur de ma vie présente, J’ADORE votre primesaut, votre spontanéité, votre inattendu, et que trouve à dire M. le Pion? “Prière de mieux étudier Mon Texte avant de Lui répondre”, comme si c’était par votre faute qu’il est obscur! Je les mériterais, les dix sèches lignes aux alentours de vendredi prochain! Pardonnez! Oubliez! Ou plutôt n’oubliez pas que ça ne tourne pas rond dans cette pauvre caboche. Bonne nuit, Flore. Votre désolé ». Et, dès le lendemain : « Je crois que sur le plan intellectuel notre divergence majeure porte sur l'importance relative du trait et de la synthèse : pour moi, une idée consiste à mettre le maximum de petites flèches entre éléments isolés : il faut que tout se tienne […] Vous, je ne dis pas que votre pensée soit éclatée, mais le lien, ce me semble, ne vous paraît pas essentiel, vous êtes plus sensible au charme des mots, des sensations, des souvenirs isolés, et c'est la raison pour laquelle j'éprouve parfois comme une frustration à vous voir retenir et mettre en lumière tel ou tel élément sans toujours donner l'impression d'avoir bien capté l'idée générale, et en quoi il s'y rattache... Capté? Ça va plus loin que ça, car malgré moi j'y vois du mépris. Le bonhomme qui exhibe une théorie ronflante ne peut pas s'empêcher, quand on lui répond : “Oh! le beau mot!” ou “J'aime ce souvenir” (lequel dans son esprit ne servait que d'illustration) d'entendre là un “You talk so well” qui relègue les idées au rang de baratin. Un peu l'élégance de Roland Barthes à qui Chancel demandait : “Nos sottises (à nous journalistes) doivent vous irriter parfois?” et qui répondait : “Non, car vous savez, je suis trèès sensible à la voix”! Mieux : toute la fraction de mes lettres à laquelle vous ne répondez pas, et parfois elle n'est pas petite, j'ai l'impression de la voir jugée comme inconvenance ou blablabla. » Ah, le gentil garçon, et qu’en termes fleuris! M’est avis qu’Anne les aurait très bien endurés. Mais la bêtise de ma petite Flore me semblait tellement moins agressive et moins péremptoire…

     L’amour s’était mis d’entrée de jeu au rang des objectifs ultimes, sur une ligne d’horizon très éloignée; toutefois, si l’étreinte physique était hautement improbable, je fis de mon mieux pour la rendre possible, primo en m’ôtant dix ans, secundo, démarche plus contestable, en me présentant comme affreux, pour désamorcer l’inévitable déconvenue d’une rencontre. D’autre part, si l’on s’en tenait à un duo d’âmes, de plumes et de soins, je n’avais pas la modestie de m’y sentir surclassé. Mais qu’il importât quand même de savoir que ma correspondante était jeune et belle n’en disait-il pas long sur le prétendu renoncement au charnel? J’insiste toujours lourdement sur le fait que l’âme-sœur est une âme, mais l’allégeance ou l’aval que je désire de cette âme ne saurait m’apparaître parfait sans le don d’un beau corps. Tous ces couples qui ne se sont jamais rencontrés m’inspirent quelque scepticisme. Chose certaine, il m’est inconcevable de tomber amoureux d’une correspondante sans visage, rédigeât-elle comme Colette, Sévigné ou Delaunay – et l’on en était loin.

     L’Amour était d’emblée venu sur le tapis à la faveur du prétendu “transfert inversé”, et Flore m’écrivait le 6 mai : « je suis celle qui reçoit les confidences. Et ces confidences se ressemblent étrangement. Si c'est là l'Amour, je ne veux pas l'amour de tout le monde, mais un amour qui ne serait qu'à moi, avec des mots différents, quelque chose de fusionnel, mais sans jamais me renier au profit de l'autre et sans essayer de le renier à mon profit : est-ce seulement possible ? Tout n'est-il pas quelque part relation de dominant à dominé : CONCLUSION : je suis sur la bonne pente pour rester célibataire! » À quoi je répliquais le 7 : « Pour en revenir à l'amour, la définition de celui qui aurait vos préférences n'est peut-être pas aussi originale que vous semblez le penser. Ce qui sortirait de l'ordinaire, ce serait de l'obtenir! Ce fusionnel-en-restant-soi (et en laissant l'autre rester lui) me semble exclure le passionnel, et du reste confiner à la quadrature du cercle : à moins que les deux fétus ne soient identiques, et quel ennui! je ne vois pas qu'ils puissent fusionner autrement qu'au sein d'un verbe plutôt spécieux. Il me semble que l'amour s'évertue toujours à réduire l'autre à soi, pour mourir dès qu'il croit y être parvenu, et éventuellement renaître, quand le devenu-même se révèle de nouveau autre, ne serait-ce qu'en vous plantant des cornes. Pour ma part, entre l'angoisse, la souffrance et l'ennui, je n'ai guère connu les délices de l'amour que dans les interstices, et comme de surcroît il dévaste tout le reste, travail, pensée, talent, si j'étais démiurge, c'est plutôt un monde du Désir, tellement plus convivial, que je m'emploierais à bâtir. »

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article