Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Inventaire avant liquidation

[La chimère de l'Âme-Sœur]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

     Âme-sœur désigne fort mal l’être auquel je demanderais d’abord un beau visage, et une sororité évasive, en tout cas nullement une gémellité. J’ai pris l’habitude d’accoler sans réflexion fusionnel à duel, c’est oublier que la femme inconnue qui me comprend, pour qui mon cœur transparent cesse d’être un problème doit absolument être autre, et parfaitement autonome, pour me contenir, me fonder, me rédimer de la Chute, d’une originelle sentence d’indignité. Que son archétype soit la Mère, il le faut bien, car qui d’autre? Mais elle n’en a pas l’apparence, la mère ayant été reniée, ou contre-reniée. Ses qualités n’ont aucune importance intrinsèque : s’il la faut belle, c’est pour donner du poids à son verdict, la beauté étant la seule valeur reconnue par la foule, la seule garante de la validité d’un choix, les laiderons se rabattant sur les pis-allers, et la seule qui me soit, de façon certaine et irrémédiable, étrangère, de sorte qu’elle doit m’être transférée; s’il la faut intelligente, c’est pour mesurer mon intelligence : une conne admirative me trouverait très bon prince, mais des grincements sont à prévoir, dès qu’on entrerait dans les attendus de son jugement; si bon prince que ça, d’ailleurs? pas acquis du tout, j’aurais sans doute tôt fait de la compter pour rien. D’ailleurs, quelles qualités une conne pourrait-elle bien me trouver? L’essentiel certes est qu’elle m’aime ou m’admire, non qu’elle me comprenne – mais il est nécessaire que son admiration reflète une vérité qui la transcende : une nunuche en extase devant d’improbables vertus me lasserait très vite, même sans filigrane de donnant-donnant. Je ne lui demande pas exactement d’être banale, et il lui est permis, voire conseillé, de faire preuve de talent, mais il la faut raisonnable, une piquée ne pouvant en aucun cas me réhabiliter. Bref, non seulement ses caractéristiques propres sont négligeables, les miennes seules étant en jeu, mais il importe avant tout, pour que je puisse me lover au giron de son jugement, qu’il soit représentatif de celui de la foule, ou le transcende, qu’elle constitue à elle seule un public, ou mieux qu’un public.

     Je présume que le besoin originel est celui d’un amour sans conditions, qui me fonde en valeur, et ce qui m’enrage, c’est d’en avoir rencontré au moins l’apparence dans quelques couples, indépendamment de toute valeur objective, Nanard ou Nénette se faisant l’esclave et le thuriféraire d’une créativité, d’un génie, d’une qualité d’être pour le moins discutable, à moins qu’il ou elle n’ait pris le parti d’aimer tout bonnement et sans raison. L’étrange est que même chez l’être odieux d’égotisme et d’égocentrisme que je suis, se cache une option d’interversion des rôles, dans le cas où je tomberais sur une Colette, un Proust femelle devant les pages duquel pâliraient les miennes, ne me laissant d’autre choix que de taper ses textes en y traquant les répétitions et les fautes de frappe. Et il n’est pas dit que l’exigence de qualité soit si haute, puisque j’envisageais fort bien, à quarante-cinq ans, de passer le reste de ma vie au service de l’œuvre d’Hélène, qui n’existait même pas en promesse… oui, mais avec gratification charnelle, et fillette à la clef, ne confondons pas tout. Du reste, quand je rêvais de collaboration, la part d’Hélène consistait plutôt à signer mes bouquins sans y changer une virgule. Et, bien que cette option sacrifice flatte en fantasme ma paresse et mon irresponsabilité, il se pourrait bien qu’elle n’eût d’autre fonction que de protéger les inacceptables revendications de l’ego d’un bouclier de valeur effective : non mihi, sed vero, bono, pulchro! Il me semble être sincère, et n’aspirer, parfois, à rien de mieux que ce repos utile de secrétaire-factoton; reste que dans les bas-fonds où je végète, ce sont mille ou dix mille Kapok qu’on rencontre pour une Colette, et qu’il n’est même pas garanti que cette dernière, je la reconnaîtrais.

     En attendant l’improbable échange des casquettes, il n’incombe donc à l’âme-sœur que de me voir et de me lire – en beau? Hors de doute que l’admiration dispense largement de pertinence, et que l’éreintement motivé que je crois appeler de mes vœux, parce qu’il me délivrerait d’une corvée pénible, a toutes chances de me présenter plus de failles qu’un panégyrique. Mais ce dernier non plus ne peut se chauffer de tout bois. D’être aimé pour de mauvaises raisons, voire sans raison du tout, ne me déplairait pas, mais me ferait vivre dans une angoisse permanente, l’affect pouvant se volatiliser aussi mystérieusement qu’il serait survenu, et ne me comblant (pour combien de temps?) qu’à condition de refléter une vérité qui le dépasse. Il en va d’ailleurs de même de cette estime de soi que les psy nous incitent à cultiver, et dont la persistance, depuis quelques semaines passées à exhumer ces vieilles correspondances, m’inquiète, parce que je la sens de mauvais aloi, et qu’elle m’expose à des déconvenues. Il faut que l’âme-sœur soit un parangon de sagesse et d’objectivité, pour que sa voix compte. Le malheur, c’est que si elle doit être douée d’altérité formelle, faute de quoi je retombe dans les incertitudes et l’inutilité du jugement-de-soi, je ne parviens à concevoir cette autre que projectivement, comme même-que-moi, partant tout aussi narcissique, n’attendant que d’être vue, comprise et rédimée : elle ne serait donc disposée à me prêter du génie, du talent, à me distinguer de la masse, qu’à la condition de se reconnaître dans mes analyses, c’est-à-dire d’être un peu détraquée, ce qui semble à vue de nez en contradiction avec le discernement que j’exige d’elle. Convient-il ici d’ajouter la fraîcheur du minois, ou de ne voir en elle que la compagne d’une certaine fragilité, d’une malléabilité à ma “cure”, inconcevable chez une “grande” dont la vision de soi et du monde serait définitivement figée, à moins qu’elle ne soit, en vieillissant, restée une enfant? De toute façon, la contradiction demeure, que l’âme-sœur doit être la “voix du vrai”, avalisant une thèse qu’elle n’aurait jamais imaginée sans mon intervention, et qui l’apaise si elle était perturbée, la perturbe si elle reposait sur le mol matelas de la self-complaisance, mais thèse qui, dans les deux cas, était taillée aux mesures d’un déséquilibré, donc implique du déséquilibre chez celle qui s’y reconnaît! 

     « Allô maman bobo s’abstenir » : voilà un message courant dans les sites de rencontres, et qui m’étonne, car pour ma part, les “maman bobo”, je les recherche, et ne demande qu’à les écouter… un peu, avant de leur appliquer ma grille… qui n’a guéri personne, mais a si peu servi! Je n’ai cru progresser dans l’entreprise de thérapie mutuelle qu’avec Hélène, qui a résisté à tous les assauts culpabilitaires, ne s’est jamais inclinée qu’à bonnes enseignes, et entre dix poèmes écrits pour faire nombre, désignait sans hésitation le seul tripal… et c’est la même Hélène, dont la principale vertu thérapeutique était sans doute d’être jolie comme un cœur et de vouloir de moi, au moins comme marche d’escalier, que j’ai revue huit ans plus tard, endoctrinée par d’autres, à mes yeux complètement aliénée, et aux siens libérée d’une emprise… Au temps pour l’âme-sœur! Apparemment, ce n’est pas un rôle des plus enviables que je lui réservais. Au surplus, une incarnation était-elle même pensable? Pour être juge et dépositaire de ma valeur, elle était censée tout comprendre mieux que moi, qui prétends me comprendre (et bien d’autres, par projection) mieux que personne; mais cette compréhension optimale du monde n’était pas supposée déboucher sur une création originale. Bien sûr, je m’aveuglais de réciprocité, et les rares candidates qui sont passées à portée de mes pattes, je les ai exhortées à produire… pour leur reprocher de ne faire que reproduire? Toutes celles avec qui j’ai connu un début de succès, il me semble les avoir étouffées et stérilisées, ce que je ne manquais pas, si je m’en avisais, d’attribuer à une exigence à laquelle elles ne pouvaient faire face… Impossible d’entériner la description classique du pervers narcissique comme un vampire acharné à pomper l’énergie vitale de ses compagnes : il me semble au contraire que toute la vie qui irriguait nos couples éphémères procédait de moi, et n’être tombé, sauf l’exception d’Hélène (fertile en surprises, mais pour la plupart déplaisantes), que sur des mémères, des castratrices, des bonnets de nuit. Mais quel autre rôle, Seigneur, leur était donc laissé, que la passivité et le pinaillage? N’ai-je pas, de même, étouffé mes élèves, comme je ne me serais pas fait faute d’étouffer mes enfants, en les mettant au service d’un ego qui n’a pourtant guère à se glorifier de ses pompes et de ses œuvres?

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article