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Inventaire avant liquidation

[Les chants alternés de la surestime]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

     Il m’en fallait peu? C’est ce que je me garderais bien de nier. Mais un peu que je n’avais jamais eu. Son “analyse” de mon psychisme ne m’était, bien entendu, en soi d’aucun secours, se ramenant à une banale invitation à “m’aimer”, à ne pas partir battu et me considérer comme indigne du bonheur : « ce qui est grave dans votre cas, c'est cette “indignité” latente qui n'a aucune raison d'être »; et, plus tard : « “aimer, pour Buû, s'il ne se surveille, implique désespérer” Et si vos personnages, vous les ameniez à penser autrement? Ne serait-ce pas pour vous une excellente thérapie.[…] je pense que si tous vos écrits sont une projection de vous, vous vous auto détruisez avec une rare efficacité. Soyez autre, soyez un petit peu heureux. S'il vous plaît. Et si vous rêvez de moi, ne tombez plus, ne soyez pas déporté dans un camp à l'autre bout de l'Allemagne. Vous ne vous réveillerez pas car on ne se réveille que rarement d'un rêve heureux, qu'importe… » Mais le cas qu’elle faisait de mes lettres, la perturbation et le mieux-être qu’elles apportaient dans sa vie, étaient, eux, pour le thérapeute, d’une efficience thérapeutique qu’aucune cure n’eût pu égaler : « Vous dites quelque chose qui me touche infiniment “Vous m'aidez à vivre”. Mais, vous aussi vous m'aidez à avoir envie de vivre; j'ai l'impression  de me réveiller d'une sorte de rêve, de mordre dans la vie au lieu de la laisser me traverser. […] Quant à m'être utile, n'en doutez point, vous l'êtes : vous avez joyeusement envoyé dans la mare limpide et un peu ennuyeuse de ma vie des pavés qui ne se lassent point de faire des cercles concentriques, se heurtent, se transforment en vagues… […] Phénomène étrange par contre, depuis que je réponds à vos courriels, mes nuits sont devenues curieusement exemptes d'angoisses (j'ai même pu abandonner le médicament sans lequel depuis ma maladie je ne pouvais dormir) En fait pour la première fois depuis 7 ans, je ressens le BESOIN de dormir ; je pense à vos courriels et flop, dodo : n'y voyez là aucune méchanceté. Dieu sait s'ils sont le contraire de soporifiques, mais ils ont sur moi le soir un effet apaisant. » Au surplus, j’avais beau chanter le los de sa prose (« Quand je lis vos courriels pleins de suc et de sel et de vie, je sens comme une panique monter à l'arrière-crâne, comme si vous étiez en quelque sorte “trop bien” pour que l'échange dure; et probablement en présence vous saoulerais-je de logorrhée, non pour établir un dominio (encore que...), mais dans l'espoir vague de rééquilibrer – comme s'il s'agissait d'import/export! »), qu’elle m’accordât, et à ses dépens! ce statut spécial auquel je m’entête à refuser mon estampille me faisait autre à mes propres yeux : «  J'ai bien aimé ce que vous avez écrit sur la pitié et l'amour ; c'est là que je me sens un peu dépassée : je suis capable de le comprendre, mais je serais incapable de le formuler en si peu de mots.  Je crois que l'on ne s'invente pas Écrivain ; on l'est ou on ne l'est pas. Et par la même occasion je laisse tomber mes essais de balbutiement de mots. Finie également la poésie! J'irai chercher chez les autres  le miroir de mon Moi. J'ai honte de mes courriels à la prose simpliste. » Naturellement, je ne manquais pas de l’inviter à la persévérance : « Je vous assure que je savoure vos courriels, et que vous avez un choix du trait et de la formule qui donne une présence passionnante à ce que vous narrez, et mérite absolument d'être cultivé. D'en faire métier, je ne le conseillerais pas à Proust lui-même, attendu la conjoncture (remarquez, si votre mère a des relations... mais ce serait un moyen de remettre sous sa coupe l'exercice même de la liberté! Un droit de contrôle, horreur!) mais renoncer, au chef que vous ne seriez pas “écrivain de naissance”, vous ne croyez pas... ptit chouïa d'orgueil, mamselle? “Je veux tout, tout de suite!” » Mais est-il besoin de le dire? Il s’agissait de garder une disciple, étant bien persuadé qu’aucune “longue patience” ne comblerait l’écart. Et, malgré une contradiction que j’essaierai d’expliciter un de ces quatre (ce qu’on aime, dans le talent ou le génie, c’est de s’y reconnaître : donc le statut a-t-il lieu d’être?), je ne me sentais plus pisser de lire noir sur blanc l’aval d’une aptitude spéciale à révéler l’âme d’autrui à elle-même : « ne vous étonnez pas du délire euphorique qui m'advient, à vous lire vous reconnaître dans Le palais de Dame Tartine : il n'y a pas de rédemption, mais ceci, pour moi, c'est ce qui en est le plus proche sur la terre – alors qu'à bien regarder on pourrait ne voir là que la manifestation de votre empathie, la mienne n’étant rien moins que prouvée! Comme j'aimerais être sûr de vous comprendre comme je vous approuve! »

     Bref, quoi là d’autre que l’échange habituel de flatteries d’une correspondance pré-amoureuse, presque naturellement focalisé sur l’écrit, puisque nous ne connaissions l’un de l’autre que les phrases? Je tenais ma partie dans ces chants alternés de la surestime mutuelle, renvoyais deux compliments pour un, et comme Alain le théorise, ils gagnaient en sincérité dans les échos d’échos : que je “l’aidasse à vivre” m’aidait à vivre en effet, et réciproquement. L’échange de casse et de séné ne m’est pas si étranger qu’on pourrait croire, je le pratique assidûment avec les incolores, et n’y répugne pas avec celles qui comptent… tant que la baise paraît possible, et qu’on n’y est pas encore arrivé? Je ne suis pas sûr que ce soit toujours l’objectif, ni même que ce le fût bien avec Flore. À vingt-cinq ans, même moins mignonne qu’elle ne s’en flattait, elle ferait toujours l’affaire; mais à l’idée de la voir reculer d’horreur devant ma bobine en biais, j’aurais plutôt prolongé indéfiniment un commerce épistolaire où je me sentais à mon avantage, dans la mesure où, à défaut de tout en saisir, elle célébrait la “force” et la “densité” de mes lettres et de leurs annexes. Par ailleurs, nous avions des affinités à la pelle : les occasions de friction qui avaient abondé, quasi d’emblée, avec Anne, aggravées par sa susceptibilité, ne se retrouvaient plus, et quand elles se seraient retrouvées, j’aurais fait patte de velours, non seulement parce que j’avais médité mes erreurs passées, non seulement parce qu’un tendron libre méritait plus de sacrifices qu’une matrone moche et maquée, mais surtout, je crois, parce que l’insatisfaction proclamée et effective de Flore, et le pouvoir qu’elle me conférait, me permettaient de me rendre utile autrement qu’en malmenant ses évidences. « Cruel, je ne sais (en fait le qualificatif est celui ressenti par celui qui subit : il vous trouve cruel parce que vous visez juste, là où ça fait mal). Je pense que vous avez un don dangereux : celui de trouver la faille des autres. Et vous avez l'impression que connaissant aussi vos propres failles et ne vous faisant aucun cadeau, vous êtes “quitte” en quelque sorte. Ne me faites pas de mal! Pas tout de suite!  Je ne suis que failles superposées, une oie blanche souvenez vous, un peu moins sauvage, mais oie tout de même. » Que je ne blesse jamais que pour guérir, il y aurait de la complaisance à me l’accorder. Mais, à moins d’être agressé, je me dispense de blesser quand j’aperçois une plaie à panser, et, d’une manière générale, une occasion de me rendre intéressant autrement qu’en m’attaquant aux illusions autodéfensives.

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