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Inventaire avant liquidation

[Un choix de l'Art pour l'Art?]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

    Ou bien… mais y a-t-il alternative? ou bien l’écrit ne quittait-il pas son rôle de moyen pour se faire fin? Il me semble l’avoir à moult reprises, et peut-être constamment en sourdine, ressenti ainsi : en limant mes périodes et relisant dix fois, qu’importe? me disais-je, si la destinataire n’y comprend goutte, ne se casse pas la tête sur les obscurités, et même si la leucémique au frais minois n’est qu’un vieux chameau trop connu? C’est le texte qui compte : qui et quelle qu’elle soit, Flore m’aide à rédiger un roman vrai, un peu banal, soit, un peu trop inégal, mais au moins la diversification des styles m’est-elle offerte sur un plateau. C’est une hantise, en effet, quand j’écris un roman-par-mails, qu’à mon insu tous les styles se ressemblent, et qu’en respectant de mon mieux le cahier de divergences qui sont avant tout des limitations (répartition des goûts, des opinions et des connaissances : pas de latin sous la plume d’X, pas de métaphore sous celle d’Y, d’imparfait du subjonctif sous celle de Z, etc) je ne touche pas à l’essentiel : raison pour quoi sans doute, dans Ici Quémans (ou Jeu quête donc jeu suis!!), le seul que j’ai terminé, quatre épistoliers fusionnent à la fin, trois d’entre eux se révélant n’être que des marionnettes agitées par le quatrième. Mais tous mes personnages ne résultent-ils pas d’une mutilation de ma liberté, qui va au rebours du vrai travail de l’homme, et toute tentative de polyphonie ne se casse-t-elle pas le nez sur la porte close de l’altérité? Même fausse, Flore m’offrait un autre réel, libre de me déborder. Plus un discours auquel répondre, quand il n’était pas purement narratif, et répondre dissipe les affres de la contingence. Plus l’assurance d’être un peu lu, qui manque cruellement à mes oursons, et explique que je les délaisse incontinent pour la moindre bafouille au moindre faquin. Et cette priorité accordée à la correspondance ne date même pas, comme on pourrait croire, de l’ère de l’ordi, qui permet de corriger indéfiniment, et de garder au coffre ce qu’on envoie : gamin, je torchais et torchonnais comme un autre, j’ai découvert très tard le souci du style et la vertu des brouillons, mais depuis les environs de ma XXème année, sauf celles à la famille, j’ai toujours peaufiné mes missives, tout en feignant de les écrire au courant de la plume (une affectation fidèle au poste), et je crains que le texte ne s’en soit bien souvent mal trouvé, toujours plus guindé, étouffant et prétentieux au fil des rapetas. On respirerait mieux si je soignais moins le suivi et les finitions, et quoi qu’il en soit, même si parfois j’arrive à imiter la spontanéité, j’aurais sans doute perdu moins de petites amies si je ne m’étais tant évertué à déséquilibrer l’import-export.

     Plaisir objectal du texte, qui transcenderait le narcissisme? On le croirait parfois, et tout spécialement dans le genre épistolaire, quand on préfère la formulation exacte à celle qui sera comprise. Mais c’est qu’on s’adresse, par l’entremise du correspondant actuel, à celui qu’il sera plus tard, quand il nous relira, ou, à travers lui, à la postérité, qui trouvera bien tristounet que nous n’ayons pas eu d’interlocuteur à notre mesure… à moins que nous ne nous arrêtions à quelque équivalent de l’art pour l’art, c’est-à-dire à un narcissisme sans effectif support vivant. Il n’est du reste pas incontournable qu’il y ait du déjà-écrit à se mettre sous la dent, et je me suis parfois surpris, au fort de querelles abominables avec Hélène par exemple, tout en tenant ma partie dans un duo d’insanités, à me délecter en secret de l’étrangeté des griefs et des invectives, appréciant d’avance la belle histoire que composerait l’ensemble, une fois la liaison achevée. Je souhaitais la durée, mais j’avais peur qu’elle ne se réduisît à une routine sans contour ni couleur, et l’effroi d’ennuyer ma partenaire cédait parfois le pas, me semble-t-il, aux considérations esthétiques d’une récapitulation anticipée. Si je prenais tant de photos d’elle, c’était dans la perspective d’être plaqué, mais pour illustrer d’avance un récit – que j’écrirais ou non, mais qui se devait d’être original et pittoresque, donc excluait le bonheur sans nuage. Il m’arrivait de goûter la douceur d’un moment de partage, surtout après la tempête, de m’enivrer d’un mot tendre et banal (« Je dors mal sans toi »), mais n’était-ce pas aussi parce que vu le contexte d’énormités cyniques il ferait bien dans la narration? Et si la désolation que Flore ne fût que Kapok, et d’avoir désormais à suspecter en toute égérie la sorcière déguisée, se mêlait de, oui, jubilation, n’est-ce pas que, tout de même, en dépit (ou à cause??) de la pauvre mine que j’y faisais, cette mystification donnait une autre gueule à une bluette insipide? Pour le même prix, on avait le summum de l’idylle, et l’amertume de la désidyllusion – avec en prime, pour mon seul usage, mais en espérant que d’autres exclus se reconnaîtraient, une confirmation de l’inutilité de draguer, quand on est physiquement et psychiquement bâti comme moi.

     N’est-ce pas la raison pour laquelle j’ai tenu à insérer cet intermède dans la section pathologie du lien, où il n’a que faire, puisque je m’y suis montré d’une efficience parfaite, quoique illusoire et truquée? Rien de plus qu’une historiette récréative, marrante et pathétique à la fois? Il me semble tout de même qu’il y a un enseignement à en tirer en ce qui touche l’âme-sœur, et les qualités que j’attends d’elle. Car je me focalisais peut-être sur la valeur intrinsèque du texte, mais quelle ardeur aurais-je trouvé à le fignoler si je n’avais cru à une autre valeur, celle du juge appelé à me rédimer? L’aveuglement volontaire avait tout de même besoin de grain à moudre, et je ne cherchai pas un instant à nier que je m’étais fait pigeonner dans les grandes largeurs : « Qui que vous soyez, je tiens à vous féliciter non pour la vraisemblance, car c'était quand même trop beau, trop vite beau pour être vrai, et votre délicieuse héroïne semblait sortir d'un livre : dans l'effusion la plus larmoyante, j'ai toujours gardé un petit dixième de doute. Mais pour la connaissance des fantasmes du soussigné, et disons l'empathie, ah ah ah, je vous donne la plus haute note de mon répertoire : 23 sur 20, comme en latin! Vous ne pouviez imaginer une apparition qui répondît davantage à mes attentes de toujours. » Mais Flore, loin de jeter le masque, répliqua par la révélation de sa mort prochaine : « Je vous ai menti oui, mais pour autre chose quelque chose d'autrement grave. Le labo de Villejuif m'a envoyé le résultat de mon contrôle; la rémission est finie (ma virée à Paris, vous n'avez pas oublié ?)

     J'ai reçu les résultats il y a quelques jours. C'est ce qui m'a poussé à envoyer ma photo; je voulais que vous m'aimiez avant; je voulais vous aimer avant. Je vous aimais déjà.

     Je rentre à la maison. A quoi bon se battre désormais contre la mort s'il n'y a plus personne au monde pour vous en donner le goût? »

     Plutôt coincé, comme l’atteste ma réponse de ce même 24 mai : « Si vous êtes Flore, je vous aime éperdument. Si vous êtes Flore, je voudrais mourir à votre place, et ce ne sont pas des mots en l'air : de toute façon, je ne pourrais pas vous survivre : si vous êtes Flore, vous êtes toute ma vie : c'est cela que vous appelez “être seule”?

     Mais je refuse de dialoguer avec un personnage de roman inventé par deux vieilles frustrées ricanantes qui, il faut bien le dire, feraient très fort cette fois. Je ne suis pas un paladin de la morale, mais il y a quand même des limites aux licences littéraires. Cela dit, on peut comprendre qu'elles ne trouvent pas votre détresse bien grave, si elles ne font que l'inventer. »

     De fait, bien que je trouvasse, moi, le coup fort bien joué (la douleur des descendants contre les sordides arguments des révisionnistes!) un certain degré de doute me rendait la tartine rose impraticable. Il fallait que je crusse à l’âme-sœur, donc qu’on m’eût pigeonné. Certes, ça ne demande pas des neurones de compète de se présenter comme jeune et belle, et d’attacher ainsi une carotte à la créance. Par ailleurs, Kapok, au bout de vingt ans de relations en pointillés, disposait d’une riche palette d’affinités à envoyer à ma rencontre; elle pouvait, pour une fois à coup sûr, se délecter à deviner, en faisant preuve d’un minimum de modération, à quoi suppléait son indifférence à tout ce qui n’est pas elle : car je lui avais tendu des pièges (la défiant, par exemple, de trouver de quel papier mural était tapissée ma chambre d’amis) et si elle n’y était pas tombée, c’est qu’elle avait oublié les infos. Moi-même, quand je congratulais Flore d’être la première à décrypter Le palais de Dame Tartine, je tirais le voile sur les quelques lignes d’exégèse que j’avais jointes à l’“édition” Ard, dont Kapok avait reçu son exemplaire… Bref, sans avoir jamais saisi grand-chose en profondeur, n’accrochant que des formules et loupant toutes les liaisons, lisant entre les mots pour ne jamais mettre en péril sa grille interprétative à la fois raide et molle, inchangée depuis l’adolescence, elle détenait un corpus de faits dans lequel piocher, pour me donner l’illusion d’une fraternité d’esprits, ou d’une pénétration particulièrement prompte, qui semblait bien augurer de la suite : il suffit de loger vingt ans de commerce dans trois semaines pour qu’une désespérante stagnation se mue en progression foudroyante!

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