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Inventaire avant liquidation

[Règlement de compte?]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

     Reste que Kapok est l’être le plus psychorigide que je connaisse; elle prétend obtenir 130 ou 150 de Q.I. à tous les tests, et je veux bien l’en croire; en tout cas, elle me ratatine au scrabble, avec un bagage lexical des plus exigus, et je ne serais pas si surpris qu’elle me battît de même aux échecs, si elle pratiquait ce jeu. Elle n’en est pas moins d’une bêtise crasse, qui tient à un refus d’écoute parfois radical et quasi-militant : lorsqu’après le décès de son époux, elle découvre d’épaisses liasses d’une correspondance trentenaire, va-t-elle saisir l’occasion de se renseigner sur l’au-delà du miroir? Que non point : « Je me moque totalement de la correspondance de Charles avec toi. La seule curiosité qui m'interpelle, c'est comment il a été capable d'écrire des pages et des pages, lui qui était un véritable infirme de l'écriture. La seule explication est qu'il te considérait comme un ami. C'est tout. » Totalement… La seule explication… C’est tout : bouchons bien la tombe, avant d’incinérer le courrier. Inutile de lui faire observer que l’inhabituelle prolixité de Charles pourrait s’expliquer, mieux que par l’imbécile étiquette d’ami, qui n’avait pas plus de sens pour lui que pour moi, par l’intérêt qu’il trouvait aux sujets abordés, et une certaine élation de découvrir un interlocuteur sur une longueur d’ondes que son entourage ne pouvait capter. Est-ce qu’un enfant de douze ans médiocrement doué ne saisirait pas que, s’interdisant de savoir, il s’ôte tout droit de trancher? Qu’elle se refuse à lire ces lettres, je n’en suis pas absolument sûr : il se peut qu’elle y glane de quoi parer son imposture de Grande Intuitive. Mais elle se refuse à faire état d’une lecture qui pourrait la déstabiliser, et pour elle qui est tout spectacle, c’est quasi du kif de ne pas lire ou de l’affecter. Quand elle lirait pourtant, le péril serait mince, puisqu’elle s’arrangerait pour n’accrocher qu’un mot par ci par là, ne rien piger à l’essentiel – une tentative de relativisation des concepts à quoi Charles était expert et sa moitié complètement fermée – et en sortir aussi péremptoire que devant : il n’y a apparemment aucun espoir que, même sous la pression du désespoir, elle remette en question in extremis une Weltanschauung vaseuse, mais bétonnée depuis cinquante ans.

     Or c’est cet être-là qui aurait réussi, sans effort, à se faire passer pour la compagne idéale! Ou, comme je le lui écrivais, forçant le fair-play, je l’ai immensément sous-estimée, ou je ne demande guère aux filles, même à celles qui ne se montrent pas, que d’être agréables à regarder, soumises, admiratives et aimantes! Mais encore une fois, pas tout confondre : je n’étais pas amoureux de Flore, il ne s’agissait pour moi que d’une entreprise de séduction. Je voulais me la faire, pour m’administrer la preuve que j’aurais pu m’en faire bien d’autres, et que je n’étais pas, de nature, un objet de rebut; peut-être aurais-je volontiers prolongé la correspondance, mais pas de blagues, nullement par peur de l’étreinte : je craignais seulement qu’à ma vue elle n’en perdît tout désir, et je n’aurais jamais su l’emprisonner dans ses principes et ses serments (« C’est de la triche! Vous aviez dit que les âmes seules… »). Bien sûr, je ne demandais pas mieux que de placer mes vieux jours sur ce cheval inespéré : rien d’étonnant, dans l’état de déréliction où je me trouve, où je me contenterais d’infiniment plus médiocre, du moins tant que je ne l’ai pas encore. Flore aurait-elle existé, il n’est pas dit que son charme aurait résisté à quinze jours de cohabitation. Ni, si l’échange épistolaire s’était prolongé, qu’il ne m’eût pas exaspéré très vite de voir succéder les raideurs réelles aux affinités et progrès bidons. Car il me semble qu’on recule dès qu’on n’avance plus, ce dont je m’accommoderais très bien, si je ne craignais d’être mis au rancart pour inutilité.

     Je serais tout à fait preneur d’une Kapok avenante, si ce monstre hybride était concevable, et si, séduisant et demandé, il devait encore s’intéresser à moi : la psyché de Kapok a été façonnée par la conscience de sa laideur, incommensurablement plus pénible pour une femme que pour un homme (mais ne suis-je pas femme sous ce rapport?), qui aurait pu la guider vers la lucidité ou l’abnégation, mais l’a raidie dans un narcissisme revanchard. Elle a eu la chance de gagner sa vie dans un métier d’histrion, en consacrant une part de ses loisirs à la scène, et surtout de mettre le grappin sur le seul mec au monde qui fût susceptible de vouloir d’elle (Charles semblait n’avoir aucune notion de critère esthétique) et incapable de se débarrasser de son fastidieux cinoche par un divorce ou un assassinat; d’un tel orgueil d’ailleurs qu’il aurait préféré crever à donner après coup raison à sa famille, laquelle au grand complet lui avait crié casse-cou : facteur de durée des couples qu’on sous-estime. Chance discutable, car si le bonheur existe ailleurs qu’en espérance, il n’est pas plus à la portée de Kapok qu’à la mienne, et l’exaspération qu’elle me procure provient sans doute davantage de nos ressemblances que de “l’offense” de m’estimer à sa portée, offense imaginaire, car c’est moins moi que ravale son “amour”, qu’elle-même qu’il exalte. D’autre part, quand elle oublie sa difficulté d’être, ou se retient de vous en prendre à témoin avec des mimiques de douze tonnes, elle peut s’avérer imprévue, spontanée, marrante. Fort efficace en outre face aux emmerdements du quotidien. Si son saint-sans-Dieu de bonhomme, au lieu de se fourbir l’auréole par une tolérance illimitée, lui avait interdit les criailleries et la dépression, sous peine de départ, je crois qu’elle eût été trop heureuse et délivrée d’obtempérer. Et même sa surdité était guérissable, si elle n’avait pas cru de son intérêt de nier ce que possédait l’autre, pour se revaloriser à tout prix, au lieu de prendre le parti contraire, de se mettre au service d’un potentiel qui la surplombait. Je frémis parfois, aux moments de faiblesse où je prie Dieu d’apparaître, à la pensée qu’Il pourrait m’assigner pour pénitence d’apporter le bonheur à cette rombière; mais c’est seulement parce qu’elle est affreuse, et parce qu’elle est affreuse qu’elle est bouchée : sexuellement attirante, elle pourrait se permettre de reconnaître que des choses lui échappent, et d’essayer de les assimiler. Mais même si la chirurgie ne lui offre aucun recours, il n’y a pas que de l’ironie dans mon invite à la lucidité : je ne la crois pas incapable d’y accéder seule. Reste à savoir si la “lucidité”, quand on n’a rien, et seulement des constats amers à effectuer, est une panacée si épatante … et s’il y a plus, dans ce que je baptise de ce nom, que ma forme particulière d’autodéfense.

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