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Inventaire avant liquidation

[Le pacte de thérapie mutuelle]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

     Et puis, que m’importait la vie de Flore? Tout ce qui m’en plaisait, c’était la solitude, l’aridité, l’insatisfaction, le rôle que j’y pouvais jouer. Ce qui m’en inquiétait, c’était ce grouillement de dragueurs autour d’elle, l’interne qui l’aidait à réviser, ou celui qui, la voyant pleurer, lui tendait un kleenex. Des plus crédibles, ceux-là! Qu’elle embellît son enfance était ambivalent, car si elle trahissait notre pacte “véritaire”, c’était pour se parer et me séduire. Pour ma part, quoiqu’empêché de mentir tout à fait, je rectifiais passablement mon propre parcours, par le choix et le toilettage des tableaux, tous destinés à illustrer quelque point de théorie. Au reste si, j’avais tout de même menti, en me retranchant dix ans, sinon dans mes lettres mêmes, où j’entretenais le flou à grand renfort d’hyperboles (“un siècle de plus que vous”), du moins dans les annexes biographiques, où toutes les dates étaient corrigées – « en espérant, dixitte Journal, 5 mai, qu’elle n’exigera pas ma carte d’identité avant la première baise »; mais espérais-je vraiment une rencontre? Cynisme n’est pas sincérité.

     Si, piochant dans le tout fait, je lui renvoyais son content de narrations, j’affectionnais surtout l’analyse des siennes, pour en extraire ce qui rapprochait, contre toute attente, le crapaud de la princesse. Et le merveilleux, c’était de voir se formaliser le pacte de thérapie mutuelle qui me paraissait le seul moyen de me rendre irremplaçable. Certes, elle m’avait écrit, dès le 24 avril, au sujet de son analyse en cours : « Guérison? je n'y crois pas beaucoup, mais je ne crois pas avoir besoin ou désirer guérir de quelque chose. L'essentiel pour moi serait de “comprendre”, d'être plus forte… En fait j'aimerais AIMER la vie et ne pas me contenter de la laisser me traverser. » Mais j’avais eu beau jeu de lui répondre : « Il va de soi que je n'ai jamais prétendu que vous eussiez à guérir de quelque affection précise! En un sens, nous avons tous à guérir de nos limites, et surtout de l'hiatus entre ce que nous désirons et ce que nous obtenons. Mais que serait une guérison parfaite, sinon une dissolution de cet ego qui selon les bouddhistes n'est qu'illusion? » Et c’est presque sincèrement que j’ajoutais, dans la même bafouille : « Tout ce magma confus pour expliquer le délire “âme-sœur” qui m’a saisi en découvrant votre lettre, et auquel je m’efforce de ne pas céder, mais en espérant n’être pas désabusé trop vite. Ce qui me séduit en vous, aussi, c’est ce côté “ville ouverte”, “défenses ne daigne” : on dirait que vous avez des yeux pour voir, non pour tenir à distance, et que vous n’hésitez pas à livrer ce que d’autres encloraient de murailles. Vous avez raison, des coulisses se reforment, et plus on en dit, plus on s’enrichit, car il en reste toujours à dire... c’est en disant qu’on le découvre. »

     Je n’étais pas aveugle à une rhétorique qui suivait des sentiers trop battus : « Je n'aime pas la vie ; je n'aurai pas d'enfant jamais : on n'a pas le droit d'imposer à quelqu'un de venir au monde. Planète vide! Je n'aime pas la vie. J'aime des instants, des odeurs, de pinèdes mouillées par exemple. J'aime certains pointillés hélas trop furtifs de la vie. Bonheur et angoisse sont indissociables, même si le bonheur n'est pas toujours coupable, il a nécessairement une fin d'où l'angoisse. Et l'expérience ne sert à rien : je ne sais plus qui a dit que l'expérience est une lanterne que l'on porte dans son dos : elle n'éclaire que le passé. Et quand je dis que j'aime des instants, je les aime en général au passé. Je ne me suis pas vraiment interrogée sur mon véritable sentiment de culpabilité; il a existé, mais j'étais trop jeune pour l'habiller de mots; mon père l'a fait exister. Ce sentiment est-il mort avec lui? Va-t-il ressurgir? Probablement. L'analyse me le dira peut-être. » Mais non, ma belle, c’est moi qui vais te dire cela, tu t’en doutes déjà… « Fontaine... Je n'ai pas eu d'enfant, jamais, et il m'arrive de le regretter. Ne barricadez pas l'avenir avec des serments, la vie n'est pas nécessairement un fardeau, et l'expérience pas nécessairement inutile : vous savez au moins ce qu'il ne faut pas faire si votre petiote perd une bille bruyante à l'église! Mais je me tais, car je sens la pente qui m'entraîne bêtement vers : “Moi, d'accord; mais VOUS, vous n'avez aucune raison de n'aimer pas la vie!” […] On a vraiment l'impression d'être transporté deux siècles en arrière, à l'époque de Cosette ou du papa-glaçon de Chateaubriand (Combourg n'est pas loin de votre parc d'enfance, je présume), et l'on se sent immensément secourable, alors que probablement on n'aurait rien vu. Je ne vais pas vous plaindre de ne pas faire partie de la génération-Spock, cette dureté, ce mépris ont assurément favorisé la timidité et l'orgueil de rebond, mais ils vous ont aussi aiguisé l'intelligence : quelle eau lustrale, après tant d'enfants-rois dont on divinise la moindre éructation et qui exigent le Rrrrespect! Mais il aurait fallu un miracle pour qu'après une enfance pareille vous échappassiez à l'hyperculpabilité, et vous seriez bien excusable de chercher lanterne en main un père d'appel ou de cassation. Du coup on comprendrait mieux la déception que provoque chez vous la faiblesse de celui qui devrait être un mentor sévère mais rédempteur, et qui n'est qu'un pauvre mâle ordinaire mené par le désir […] Est-ce fichu? Ceteris paribus, j'étais comme vous, et ne m'en suis pas relevé; mais mon passé ne constitue pas votre destin [Combien de fois a-t-il resservi, celui-là? et combien d’autres…], et puis de toute façon il vous reste les joies – fugitives – liées à la réussite ou – plus fugitives encore – à l'oubli de soi. L'ivresse d'une aube, d'une musique, d'une odeur... et pour mon compte j'ajoute celle que j'éprouve depuis une heure à répondre à quelqu'un qui écoute et comprend. » Exit le rival dangereux. Sous peu ça relèvera de l’évidence que « les souvenirs affluent alors qu'ils se refusent trop souvent sur le divan de Monsieur STYLO. »

     Mais il ne saurait suffire, scrogneugneu, que les souvenirs affluent : « Je vous l'ai dit, je ne vois rien de bête dans votre missive, loin de là, et même ça m'angoisse un peu; mais il est difficile d'échapper à la complaisance quand on parle de soi, et j'aimerais bien que vous m'accordiez d'avance le droit à l'irrespect dont je vous supplie d'user, de votre côté, sans réserve, en cas de désaccord : je vais sur des œufs, car mes insolences n'ont que trop provoqué de ruptures à ce jour : pour le faire court, avec tous! mais personne ne m'a jamais vexé, et je considérerais cela comme le plus beau des cadeaux. […] Nous avons en commun un goût pour la psychologie, j’entends l’intuitive, non la “scientifique”; nos enfances (astres, gènes, karma, etc) nous ont distribué affinités et divergences; nous nous sommes observés : il ne me paraît pas oppressif de proposer à l’autre, en guise d’outil hypothétique, le produit de nos fouilles introspectives. Où commencerait l’oppression, c’est à “Mais si, jeune oie, votre timidité dissimule un orgueil délirant, je le vois mieux que vous” ou à “Dommage, vieux bouc, que le masochisme de votre régime alimentaire vous échappe; il n’en est pas moins avéré”... »

– « Je vous accorde totalement de droit à l'irrespect… J'aurai peut-être un peu de mal à en user moi-même par manque d'expérience de la vie ou peur de faire souffrir d'autant que la vie ne semble pas vous avoir épargné. […] Il n'y a pas de ré…demption possible : le seul remède est d'essayer de s'aimer un peu soi et vous m'en semblez à des années lumière. C'est parfois très difficile de s'aimer. Vous pousser dans vos retranchements? Vos remparts me semblent solides et multiples et avant d'atteindre le dernier donjon, il faudra batailler ferme. D'ailleurs est-ce un hasard si vous avez choisi de vous installer au 18ème  (mais je me leurre peut-être, et était-ce le seul appartement restant à louer). J'ai l'intuition cependant  de ne pas me tromper; c'est une façon aussi de se retrancher du monde, peut-être de grimper un fois de plus dans les arbres de votre enfance avec toujours la même dualité : fuir, avec le même désir des autres, tout en sachant quelque part que l'Autre ne sera plus jamais à la hauteur de ce que vous auriez pu rêver. […] Quant à vous vexer, je refuse absolument!  […] Mais je vous permets de m'appeler “jeune oie”, blanche éventuellement, ce sera un petit mot d'amitié. Et j'ai connu un vieux bouc charmant qui avait le doux nom d'Anatole ; c'est sur sa barbichette que je me suis pour la première fois entraînée à faire des nattes pendant qu'avec délectation il me râpait l'oreille avec sa langue ; il adorait les pissenlits et le chocolat noir.  […] Je n'ai encore que peu vécu, peu réfléchi à la vie surtout. En quelques courriels, vous m'amenez à me poser plus de questions en quinze jours que pendant mes 6 dernières années. Ma cervelle est en ébullition et mes révisions en prennent un coup. »

– « Vous êtes adorable. Au fond je me demande si j'ai tant envie que ça d'être "vexé", ou seulement de le demander, en somme pour recevoir la preuve indirecte qu'il n'y a pas matière à? En tout cas, le bonheur que vous me souhaitez, vous me le procurez, et c'est curieux, je n'entends même pas monter des caves la voix des diablotins habituels : “Trop beau pour être vrai”, “C'est de la pitié”, etc. Je me sens un peu comme Dmitri Karamazov qui, de joie, se passerait son sabre au travers du corps. Mais je doute que mes stocks de Noctamide soient en mesure de provoquer un sommeil définitif, et puis tout se passe comme si vous me rendiez... humain. »

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