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Inventaire avant liquidation

[Le rictus sous le sourire]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

     Je n’eus pas trop à me pressurer le citron, car la gaffe survint deux jours plus tard : Mademoiselle était allée faire des recherches sur celle que j’appelais Kapok, avait lu de ses poèmes, et les avait trouvés plus qu’honorables. Plaisante bévue, et tout à fait significative : Kapok, qui ne devinait jamais rien qu’en faisant passer des tuyaux plus ou moins frauduleux au compte de sa perspicacité, n’en était pas moins la première, ou plutôt la seule, à se prendre pour un Sherlock Holmes mâtiné de Madame Soleil, d’une “logique” et d’une intuition redoutables, et estimait on ne peut plus naturel, elle qui ne s’intéressait qu’à elle-même, que Flore, à l’akmè de l’amour, allât perdre du temps sur E9 au pourchas d’une vieille, la découvrît en deux coups de cuiller à pot, à l’aide d’indices qui n’en étaient qu’à condition de savoir de quoi par avance, prît la peine de lire ses poémaillons, et en jugeât comme l’auteur jugeait d’elle-même! Mais il y a plus plaisant que la bévue, c’est non seulement que je l’eusse attendue pour être dessillé, mais surtout que, même après, j’aie réussi à me retromper moi-même.

     L’identification était pourtant grossière à force de limpidité : l’enfance, avec son père méprisant, sa solitude sylvestre, était largement une transposition de celle de Kapok dans la “noblesse”; n’avais-je pas reconnu son chien, son goût de la marche, et quelque chose, dans les épisodes inventés, de l’imagination qui la portait vers le déjà-écrit? Elle avait fait attention, et les correcteurs orthographiques du traitement de texte avaient eu raison des fautes d’usage, mais ils n’étaient d’aucun recours contre l’ignorance grammaticale, les accords fantaisistes, et la manie, que je lui avais signalée en vain, d’apostropher avec des oh en guise d’ô. (J’ai corrigé la plupart des fautes dans mes citations, pour équilibrer l’échange, mais altérant par là le document.) Elle avait réussi à réfréner quelque temps l’intérêt de Flore pour sa créatrice, mais pas sa compassion pour les “maritornes” (« j’ai une pensée pour celles que vous avez repoussées »), et tant d’autres traits où la disgraciée de naissance grimaçait sous la primæ paginis puella – il est vrai que c’est ce qui me la rendait chère. Les hommages ne lui avaient pas tourné la tête! Ben voyons.

     Cette énumération, qu’on pourrait poursuivre, est moins accablante pour l’imposteur maladroit que pour sa dupe-quand-même. Et le comble, c’est que j’avais flairé Kapok dès le message initial de Flore – sans ombre de mérite, puisqu’elle m’avait indiqué E9, où ses textes avaient été fêtés, et cette inégalité de traitement, avouons-le le rouge au front, n’était pas étrangère à notre plus récente rupture, qui datait de mars. Ma première réponse à Flore évoquait l’éventualité d’une mascarade : « vous me procurez un bonheur rare, et qui serait sans paille, si j'étais absolument sûr que vous arrivez d'ailleurs, et que derrière votre sourire ne se dissimule pas le rictus de certaine “amie de vingt ans” qui m'a donné récemment un récital de hargne prétentieuse... » et, quelques mails plus loin : « ayant cherché vainement votre nom dans l'annuaire de Toulouse et de Bretagne, je constatais un retour du démon Parano : tout ce qui me séduit dans vos lettres, je vois quelques pervers(e)s qui, me connaissant, pourraient s'évertuer à l'imiter. Ce serait très bien joué, et tout compte fait un juste retour des choses, puisque je me suis amusé moi-même à ce petit jeu plus souvent qu'à mon tour, moins pour manipuler les gens que pour apprendre ce qu'ils avaient dans le ventre. » [Faux : je ne m’y suis essayé que plus tard, et n’y ai trouvé qu’un plaisir des plus fades, notamment à me déguiser en femme battue, et à collectionner les élans caritatifs.] Le 2 mai encore, le scepticisme restait entier : journal : « Est-ce que Flore existe? Pas trace de son nom sur Internet, sauf sur E9; or en sixième année de médecine elle devrait bien figurer au moins sur quelque liste en ligne : elle m’a donc au moins menti sur ce point-là, et la confiance totale serait mal placée. En principe, elle rentre de Paris demain ou après-demain… on verra. Derrière… mon Dieu, l’éventail des possibles n’est pas très ouvert. Kapok & Co, ou Anne… ou l’autre Anne! Nul autre n’aurait pu reconnaître mes poèmes; et je n’ajoute les deux Annes que pour faire nombre, car si imposture y a, elle vient de Kapok à 95 chances sur cent, avec correction orthographique de la chère Marie-France. » D’après les textes qui subsistent, en dépit de la multiplication des indices, on dirait bien que je me suis piqué au jeu, et que j’ai fait taire le doute, sans qu’il se soit jamais éteint à l’arrière-crâne, comme l’atteste ce portrait véridique-et-polémique, répondant le 13 mai à une allusion peu nécessaire de Flore à “l’amie de vingt ans” : « Elle a quelques années de plus que moi, et, disons-le galamment, fait partie des 99% de jolies femmes (mais pour les 98, je demande à réfléchir). Elle est bourrée de connaissances concrètes (notamment médicales, ce qui a contribué à alimenter le soupçon, actuellement totalement dissipé : si c'est vous, alors là, chapeau! C'est que je l'aurais gravement sous-estimée) qui m'inspirent une admiration proportionnelle à mon ignorance. Desdites connaissances elle ne fait aucun cas, et écrit – d'affligeantes pauvretés, rimes tiraillées, personnages et situations conventionnels, “intuitions” d'une banalité atroce, et jamais relativisées : enfin des devoirs d'écolier auxquels j'aurais mis d'excellentes notes en quatrième, et même en terminale, mais qui sont séparés de la “vraie” littérature par un abîme infranchissable, dans la mesure où cette brave femme est dépourvue d'esprit critique, et barbouille sous la dictée d'une imagination qui n'est guère que “l'esprit du temps” médiatisé : il faut atteindre le cœur de la “banalité” des êtres, mais de façon inattendue : la vraie trouvaille ne paraît évidente qu'après. Les siennes traînent partout avant, et elle l'ignore, parce qu'elle ne lit rien. Or voilà que vient se poser sur ses ripopées, entre autres dans Expression 9, un succès dithyrambique qui m'est refusé. Jalousie? Envie? Il faut le dire très rapidement, car pour rien au monde je ne voudrais commettre de pareilles cochonneries. MAIS trouble; MAIS quasiment désespoir, parce que je mesure que je n'aurai jamais accès à un autre public que celui-là, qui se délecte de la m... parce qu'il la comprend et en produit lui-même; et comment ne pas voir, dans un domaine où l'opinion règne sans partage, qu'elle A RAISON : dans une société de crétins, le génie, c'est Sarkozy, pas Heidegger; et ils ont eux-mêmes RAISON de ne pas s'incliner devant ce qu'ils ne comprennent pas. Sur ce, je constate que les courriels de la dame sont de plus en plus courts, désinvoltes, bourrés de fautes d'orthographe, et surtout prétentieux! Elle se permet de me donner des conseils! Je ne ferais qu'en sourire, si elle n'avait pas le nombre de son côté, mieux dire une apparente unanimité. Enfin le ton se durcit, surtout le mien, je l'avoue... et voilà que tombe du ciel LA lectrice! Non, pas vous, pas encore, et sur cet épisode il faut tirer le voile du secret promis, et d'autant plus indispensable à tenir que l'intéressée a probablement encore pignon sur E9. [Zyzza, le “double” féminin avec lequel j’avais échangé quelques roucoulades en ligne.] Mais vous saisissez aisément que pendant un ou deux mois j'ai eu autre chose à faire que de répliquer aux torche-culs de plus en plus alarmés de la douairière. Oh, je ne nie pas ce que mon silence avait de punitif : je n'ai hélas pas vraiment réussi à dépasser ce que j'ai écrit là-dessus il y a 20 ans. Je m'étais bloqué à : je répondrai à un mail décent, pas à trois lignes percluses de fautes ou à un message sur répondeur. Il faut comprendre aussi qu'au bout de moult centaines de lettres sévignesques en échange de magmas bâclés, je la trouvais plutôt mauvaise de recevoir des leçons d'écriture. Et puis aussi qu'“amie de vingt ans” ne signifiait rien pour moi, elle m'avait supporté, je l'avais supportée, c'est tout, pas une autre émotion que l'exaspération procurée par un cinéma incessant, une mise en scène de la douleur (un suicide par an, en moyenne, et un psy à temps complet) qui a fini par lasser tout le monde, même son mari, qui est à la fois un saint et l'individu le plus intelligent que j'aie jamais rencontré. Mais lui aussi est dépourvu d'empathie, à en croire sa mégère, qui sous ce nom ne revendique rien d'autre que la niaise compassion d'un Robert L*** (ce nom devrait vous dire quelque chose, vous avez dû recevoir votre petite appréciation) [en fait Bernard, un rimailleur affligeant et fonctionnaire du compassionnel, qui faisait la revue quotidienne des nouvelles parutions, pondant à chacun un encouragement insipide] et, tout en m'assommant de son Hamour (dans les premiers temps) n'a jamais fait l'ombre d'un effort pour me comprendre, alors même qu'elle avait tous les éléments en mains. » Pluie de fleurs, si on la compare à l’Épître à Carabosse que je lui ai peaufinée un ou deux ans plus tard, pour répondre à une nouvelle mystification hypothétique, diatribe féroce dont je ne saurai jamais si elle l’a reçue, puisqu’elle ne m’a jamais avoué qu’elle se dissimulait derrière Zigatine, comme auparavant derrière Flore (mais il faudrait cette fois qu’elle eût engagé de la main d’œuvre, puisqu’elle m’a expédié une photo porteuse de message, comme exigé). Bien que mon journal n’en fasse pas état, pourquoi me serais-je pourléché à dire son fait à Kapok et à sa “littérature”, sinon dans la perspective qu’elle dût avaler ce plat, assaisonné d’objectivité (puisqu’il n’était pas censé s’adresser à elle) et auquel elle ne pouvait répliquer sans se démasquer? De là à en conclure que j’ai toujours su… mais je ne puis sauter ce pas-là, attendu que même après la “gaffe”, j’ai réussi à me persuader à neuf, par l’examen minutieux du texte, que j’avais étranglé mon bonheur de mes mains, et que si Kapok, alarmée par mon silence qu’elle habitait complaisamment d’un suicide, n’était passée aux aveux, si elle avait appliqué son programme initial, de conduire son héroïne de clinique en clinique, avec étiolement progressif, et de la faire entrer dans le silence après un ultime bêlement d’amour, je ne saurais toujours pas, sept ans plus tard, à quoi m’en tenir.

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