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Inventaire avant liquidation

[Les énigmes de l'auto-mystification]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

     Beau joueur, je n’ai pas marchandé mes éloges à l’auteur du canular, qui, pour la première fois en vingt ans, avait réussi à me captiver (et qui, à l’évidence, s’était prise au jeu de son côté, combien plus pathétiquement) mais il faut préciser qu’aucune des inventions dont je l’avais félicitée, et dont elle se rengorgeait, n’avait pesé un fétu sur le plateau de la créance : n’avait joué que la fioriture inutile, comme toutes ces expressions d’anxiété que les courriels ne fussent pas passés, ou des mots d’inadvertance, des charabias incompréhensibles, du type “bof bob – pas des masses disciple de certains – mais pour mes études, je fais comme si”, où j’avais absurdement vu comme un sceau d’authenticité, et dont l’auteur n’était même pas consciente; ou des bourdes trop énormes pour qu’un imposteur même novice ne les eût pas corrigées : comment ne pas reconnaître dans la boule de poils de Castor le bobtail de Kapok? Mais précisément il était si facile de le métamorphoser en beauceron, colley ou dalmatien que le rapprochement m’avait presque paru concluant… en sens inverse : en somme c’est surtout à force d’erreurs qu’elle m’avait berluré; certaines bizarreries restant d’ailleurs inélucidées à ce jour : par exemple, Kapok, n’ayant qu’une notion très sommaire de l’accord du participe, écrivait : « je me suis lavée les mains », « je me suis rendue compte », « elle s’est tapée plus d’élèves que moi », et l’écrirait ainsi, incapable d’assimiler la règle, jusqu’à notre ultime échange; or Flore, repassant les fautes de son courriel précédent, y incluait celle-là! Comment la créature pouvait-elle savoir ce qu’ignorait sa créatrice… pour l’oublier derechef? Avait-elle reçu de l’aide? Elle soutiendrait mordicus que non, et jamais je n’arriverais à une certitude; du reste, amateur de true crime, comment ne pas voir qu’il se distingue essentiellement du polar par la prolifération de l’inexplicable à mesure qu’on s’enfonce dans le détail, au point qu’on en vient à se demander si la vérité du fait ne relève pas du mythe pur? Les femmes de Landru n’ont pas refait surface, certes, mais il n’a pas pu les brûler dans sa cuisinière à quatre sous, et passons pour le moment sur des incinérations plus massives, plus invraisemblables encore…

     D’autre part, mon incertitude témoignait d’une profonde ignorance des probas, et, plus généralement, des autres, qui est la voie royale de la crédulité, voire de la bêtise.  Il se trouve encore des ballots pour lire la chute de la monarchie dans le fameux quatrain de Nostradamus :

           « De nuict viendra par la forêt de Reines,

              Deux pars voltorte Herne la pierre blanche

                      Le moine noir et gris dedans Varennes

       Esleu cap cause tempête, feu, sang, tranche », qu’à bien regarder un mot rattache fallacieusement à Louis XVI, un seul : Varennes, nom de lieu médiocrement rare, puisque le code postal nous en offre 28. Et cent centuries attestent que le charlatan n’avait même pas imaginé que les rois pussent finir. D’autres benêts, ou les mêmes, crient au plagiat quand deux romanciers ont donné à leurs héroïnes des prénoms identiques, ou utilisé des néologismes parents. D’autres vous tirent des théories ronflantes pour lier tel dysfonctionnement de l’esprit ou de l’affectivité à un événement d’enfance sur la fréquence duquel ils ne s’interrogent même pas, et sans doute suis-je de ceux-là, pas plus loin qu’ici même : aucun rapprochement ne saurait être significatif sans notion au moins approximative de statistiques qui, bien sûr, ne sont pour la plupart ni publiées, ni même établies, de sorte que le terrain est laissé à cette vague organisation du bagage qu’on appelle l’intuition, toujours susceptible de perversion paranoïaque. Il est tentant de mettre en rapport deux, trois, le maximum de faits, à quoi donc d’autre servirait l’intelligence? Mais indispensable d’évaluer leur rareté pour mesurer si la coïncidence est révélatrice, et c’est à quoi je suis foncièrement inapte. Ex initio j’avais été frappé que Flore prêtât aux poèmes d’Ab’alone, à mon avis plutôt légers, de la force, qualité princeps que reconnaissait Kapok à mes écrits; mais pouvais-je de là conclure à l’identité, Kapok m’apparaissant infiniment banale, donc représentative de la banalité générale, et peut-être ne valant que par là? Chaque page de Flore grouillait d’invites à reconnaître le style, les idées, les habitudes de sa créatrice, mais ils manquaient trop de caractère pour que je pusse distinguer une personnalité du fonds commun. À moins que je n’en fusse tout bonnement incapable de nature, sa personnalité ne m’intéressant que par ce qu’elle reflétait de la mienne, les améliorations que je pouvais y apporter, et le gré qu’elle m’en saurait. Aussi bien par le regard qu’ils peuvent porter sur moi que par les solutions que je me fais fort de leur proposer, les êtres ne me “branchent” que dans leur mêmitude, et leurs aspérités, leurs différences, m’apparaissent avant tout comme des faux-semblants qu’ils empruntent au Zeitgeist, avec plus ou moins de bonheur, pour se distinguer, et tout à la fois se conformer, puisqu’il les rassure d’user de distinctions toutes faites. Je reçois ce matin même un mot de Kapok, étrange coïncidence après des mois de mutisme durant lesquels elle ne m’a guère effleuré l’esprit : s’il s’agissait d’Hélène, et qu’elle fût le sujet de mon chapitre, peut-être me sentirais-je enclin à réhabiliter la télépathie, mais là l’ennui suffit à m’en détourner. Kapok a perdu son époux, après lui avoir cassé les roubignolles et systématiquement scié le potentiel pendant quarante ans; elle avoue que ses précédentes “tentatives de suicide” relevaient de l’appel, voire du chantage, mais prétend se situer à présent au-delà, et me demander des recettes pour en finir avec l’enfer de la solitude : requête qui d’évidence patauge dans l’appel qu’elle déclare dépassé : simplement, elle commence à réaliser l’horreur, elle qui est tout-spectacle, d’être sevrée de public captif, et qu’il n’importe à nul au monde, moi le premier, qu’elle rie ou pleure, vive ou meure : comme on ne sait jamais sur quoi peut déboucher l’escalade de l’appel, et que je ne suis pas curieux de poursuites au titre de l’article 223-14, je me borne à lui conseiller de se lancer dans la Merveilleuse Aventure de la Lucidité, qui serait pour elle comme une nouvelle vie, vu qu’elle n’en a jamais tâté. Pleinement pertinent, dans la mesure où je la connais par cœur, et la perçois comme une caricature de moi. Mais si elle était autre? Et si j’étais moi-même autre que ce que j’imagine?

     Il était tout simple, me direz-vous, de révoquer Flore en doute pour invraisemblance, et d’arguer de là, en lui passant la brosse (“trop belle pour être vraie : la suspicion vous honore”) pour lui demander des preuves d’existence ou d’autonomie. On ne tombe pas amoureuse des phrases d’un barbon qu’on n’a jamais vu, et qui se proclame lui-même hideux; pour commencer, on ne s’amuse pas à publier des vers, et l’on n’écrit pas des lettres interminables, aux approches d’un concours ardu : point-barre. Dès lors, une seule question : est-il un mot là-dedans qui excède ce que Kapok pourrait produire? Pas un. Emballez, c’est pesé! Oui, mais qu’est-ce là d’autre que refuser l’écoute, qu’éliminer la survenue du neuf au nom d’une idée préconçue du possible? J’aime à citer cette anecdote du moine qui s’écrie : « Oh! Un bœuf qui vole! » Un seul court à la fenêtre : Thomas d’Aquin, la plus puissante cervelle du temps. Un bœuf ne vole pas; mais au cas où tout mon savoir serait à reconsidérer, qu’est-ce que ça coûte de vérifier? Quelques rires erronés. Selon les critères définis ci-dessus, j’aurais dû, cinq ans plus tard, éliminer Zigatine sans autre forme de procès, et j’y crois encore à cinquante-cinquante – surtout, à vrai-dire, depuis qu’elle a disparu – non seulement parce qu’elle intervenait sur un blog inconnu de Kapok – qui, dépourvue de curiosité comme de perspicacité, n’a jamais rien trouvé par ses propres moyens –, non seulement parce qu’il ne me paraît pas si anormal qu’une femme, surtout jolie, se fiche de l’âge et de la tronche de son correspondant, et soit avide d’analyses gratuites de son cher ego, mais surtout parce que ce prétendu impossible de l’échange de thérapies bénévoles, c’est justement mon fantasme, et que je n’ai rien à perdre – évitant même de passer pour un con, grâce à des rappels périodiques de l’invraisemblance d’une âme-sœur trop espérée – à tout miser sur ce numéro, même s’il n’a qu’une chance sur trente-sept de sortir. Phrase boiteuse, je le vois bien, mais dont le paralogisme révèle à quel point les pourcentages sont illusoires : tout s’est passé en fait comme si j’y avais cru totalement, et au revers pas du tout. Comme si l’on n’avait affaire qu’à une adhésion délibérée à un su-mensonge vital, mais qui nécessite un étai extérieur. J’ai parlé plus haut de fantasme par excellence, un peu étourdiment, car le basique, le vrai de vrai, ce serait plutôt celui d’être aimé inconditionnellement, comme bébé par maman, sans raison, ou pour des raisons mystérieuses, tenant à l’être qui m’échappe; mais à cela je n’ose même pas aspirer, à moins que le fantasme de repli, d’être chéri pour ma pertinéloquence plumitive, ne soit conçu en sourdine comme une transition vers l’amour total.

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