Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Inventaire avant liquidation

[Souvenirs d'enfance ou roman de gare?

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #19 : Floréal

     Le grand-père, dont Flore partageait, par choix, l’appartement toulousain, vivait apparemment dans une semi-clandestinité : « je vous ai dit, je crois que grand-père a été blessé pendant la dernière guerre et soigné à Toulouse. Démobilisé, il est devenu fonctionnaire et sans pour cela être d'extrême droite, il était malgré tout  convaincu que le vieux maréchal sur le retour allait sauver le pays. C'est aussi pour cette raison qu'il n'a pas voulu revenir au pays et s'est installé à Toulouse (anonymat d'une grande ville) » : bonne occasion pour me débonder d’une tirade sur le prétendu “mal absolu et indépassable”. Mais ce pépé, colonel Ronchonnot mâtiné de cordon bleu tardif, était un peu trop chromo, de même que la brave gouvernante Adeline, Gardienne de l’Amour : « petite j'adorais donner, pas à ma mère qui à la vue d’un bouquet de fleurs des champs simulait la crise d'asthme (elle craignait en fait que je ne tachasse ses vêtements), mais à la cuisinière qui je crois se rendait parfaitement compte de la situation et s'extasiait de la moindre jonquille maladroitement tronquée et me permettait de préparer plus âgée du jus de mures cueillies le long des prés et que nous buvions ensemble après l'avoir dopé d'une bonne dose de sucre en poudre (c'était délicieux : en avez-vous goûté?). C'est peut-être grâce à elle, et son amour inconditionnel que je ne m'en suis pas trop mal sortie. Combien de bêtises a-t-elle réparées? Elle est bien vieille à présent, mais quand je le peux, je vais la voir dans son appartement de Saint Malo où elle passe une vieillesse heureuse et gaie. Elle est parfois bien plus jeune que moi, riant d'une mouette un peu trop hardie qui vient de chiper  son poisson mis à refroidir sur la fenêtre, pleurant ou quasi devant un coucher de la soleil où à la vue des vieux gréements qui viennent faire relâche : “Tu vois, petiote, me dit-elle, j'aurais tellement aimé naviguer sur un de ces voiliers, c'est mon seul regret”. » Laissons quelques comparses, et mentionnons pour finir le fidèle Capi : « J'avais un chien que j'adorais, énorme bâtard issu des amours cachés d'une chienne des Pyrénées avec on ne sait trop qui; malgré le froid, mon père en congé à ce moment là, avait interdit à la cuisinière de le faire entrer dans la maison et il devait cohabiter avec les chiens de chasse de mon père (qui ne chassait presque jamais, mais tenait à avoir ses chiens) dans une sorte de petite bergerie désaffectée. Je me revois devant ma fenêtre couverte de fleurs de givre essayant d'imaginer ce qu'endurait Castor. J'ai mis robe de chambre et pantoufles et je suis allée rejoindre les chiens sans faire de bruit. Je me souviens du crissement de la neige sous mes petits pieds et du froid montant du sol et s'enroulant autour de moi. Les chiens m'ont accueillie en silence et se sont regroupés autour de moi. Je me suis endormie contre Castor sous une véritable  couverture canine. C'est comme cela qu'on m'a trouvée au petit matin. Colère froide de père, mais les chiens d'après la cuisinière ont été largement récompensés. […] Après Castor, je n'ai plus voulu avoir de chien. Il avait mon âge à peu près et il est mort lorsque nous atteignons ensemble les 12 ans. Il était de toutes mes fugues, de toutes mes bêtises. La cuisinière qui était fine mouche pour attraper l'un appelait l'autre! Et cela, Mère et la pauvre Adeline ne l'ont jamais compris. Ce chien savait quand j'allais faire une ânerie! Il me regardait en face et penchait légèrement la tête de côté. C'est lui qui m'a permis de plumer les poules de la ferme pour me faire une tenue d'indien et qui m'a interdit de m'attaquer au coq. Mais je ne suivais que rarement ses conseils avisés et canins : après l'épisode de la souillon, j'avais une raison supplémentaire  de préparer une nouvelle fugue : je crois bien que c'est la seule fois que j'ai atteint la mer et que je l'ai suivie ou du moins j'ai essayé car en cette partie de la côte plages et falaises se côtoient. La mer était basse, mais, je ne connaissais pas grand chose du mouvement des marées : seulement que la mer remplissait les douves des châteaux construits par les petites filles. Castor a bien essayé de me barrer le passage, mais c'était mon rêve, pas le sien et il m'a suivi, tête basse. C'est sur un récif qui paraissait inexpugnable à mes yeux d'enfant que la mer m'a attrapée, bousculée :  j'ai très vite perdu connaissance; je n'ai même pas eu vraiment le temps d'avoir peur. Je me suis réveillée sur le sable, trempée. Castor attendait. Personne n'a jamais su. »

     On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, et bien entendu je ne tarissais pas d’éloges à la réception de ces portraits de famille et souvenirs d’enfance : « Votre enfance est passionnante, passionnante! Si vous ne l'écrivez pas, je me porte volontaire. […] Je ne sais si ça tient à la force intrinsèque des épisodes ou à l’art de les évoquer, mais en quelques lignes vous donnez une extraordinaire présence à cet enterrement de poupées (j’avais apprécié “La couverture de chiens”, mais il y manquait le condiment démoniaque et/ou ironique si cher aux pervers) et surtout à ce défilé de perruques derrière la paroi de verre : on croit la voir par vos yeux, cette mère si émouvante en sa futilité, s’agitant entre le rire et les larmes (ceux du spectateur), filmée par Almodovar ou Terry Gilliam. Peu m’importe, et surtout peu me regarde, ce que vous contez à M. Le Pen.., mais je vous assure que vous devriez, si ce n’est chose faite, coucher tout cela sur le vélin à vos moments perdus, sans apprêt spécial, et sans trop vous préoccuper du sens de l’ensemble, lequel risque de nuire au pittoresque du détail le jour où vous aurez adopté une explication, et où elle servira de lit de Procuste au vécu et au vivant. »… Mais à l’ordinaire, c’est une critique radicale qui se déguisait en compliment : « je vous remercie de m'offrir la vraie vie d'une petite fille, même si, chaste et pure, elle risque de s'avérer peu représentative. […] “Pèère” et “Mèère”, bigre! Vous êtes vraiment une survivance! »… « Une punk dans la maison! Fantastique! On n'oserait pas pousser le romanesque jusqu'à une telle réplique dans un roman. Et une mort mystérieuse pour brocher le tout! Il ne reste plus qu'à écrire sous votre dictée... » Sauf que, bien entendu, oncques n’aurais daigné écrire des choses pareilles, si rares dans la vie, à moins qu’elle n’imite les romans, qui, eux, en sont pleins. Les mauvais, s’entend.

     La vexation des premières règles prendrait trop de place en texte intégral : elle se résume à ceci qu’elles survinrent, fort indolores, sur un banc de l’école, et que Flore, au vu de son entrejambe, apostropha ses copines qui ricanaient : « Vous auriez pu me dire qu'il y avait de le peinture fraîche! » et y gagna le sobriquet durable de “Miss Minium”. Goûteux, soit, ou bien dessiné, dans les limites des saveurs sages et de la gamme de bon ton; mais que ce soit arrivé à une seule fille au monde, je ne crois pas l’avoir un instant avalé. Pas plus que “punk” ou cette anecdote plus chou : « J'ai connu bon nombre de vrais crapauds autour de l'étang de mon enfance et tout imbibée de livres de contes, j'ai même commis l'imprudence de faire la bise à certains des plus gros (les plus à même de se transformer en humains). J'y ai récolté quelques heures après  des sortes d’aphtes et boutons  qui ont totalement déconcerté le médecin appelé d'urgence ; je devais avoir 6 ans environ et j'ai brutalement compris la différence entre fiction et réalité! Je me souviens que ma déception a été immense… » Moui… Le Paladin du Vrai, soucieux des conséquences, faisait profil bas : « J'adore la note de célesta du crapaud, tellement plus euphonique que le brékekex coax coax de la grenouille, mais beurk, je ne serais pas allé leur faire des bisous, même assuré de les voir se transformer en gentes damoiselles! Cela dit, votre vie tout entière relève un peu du conte de fées à mes yeux... » Et un peu plus tard : « Vous n'êtes PAS “comme les autres”. Des fillettes qui font des bisous aux crapauds, ou enterrent avec des rites d'exorcisme les poupées offertes par un père mal-aimant (et mal-aimé) il n'y en a PAS. Certains épisodes de votre vie, de votre fait ou de celui d'autrui, peu importe, sont vraiment en exemplaire unique. Des parents qui sortent d'un livre, un aïeul qui se cache soixante ans après, une enfance de solitude et d'animaux... […] Tout le monde est unique, mais vous étiez prédisposée à devenir “plus unique que tout le monde”, si l'on ose dire, et les promesses sont tenues (énumération sur demande) : c'est pourquoi j'ai tendance à attendre de vous la lune en tous domaines, et à vous faire des reproches (sollicités, d'ailleurs, soyez juste) quand vous ressemblez aux autres. » La “lune” la plus, ou la seule, attendue consistant, dans les ténèbres du tu, à ce qu’elle ne vît pas d’obstacle à une étreinte avec le “crapaud” soussigné. 

     Est-ce à dire que je ne croyais pas un mot de toutes ces salades? Difficile de répondre, le mécanisme de la croyance étant chez moi détraqué. Je sentais les déficiences d’invention d’une romancière du dimanche, mais tout aussitôt la critique se retournait contre ma perception du vraisemblable : quelles compétences avais-je pour m’ériger en juge des menstruations crédibles? Mon enfance citadine et sceptique pouvait-elle se prononcer sur la foi au merveilleux des fillettes, et sur la difficulté d’attraper des batraciens pour leur rouler des pelles? À plus de soixante berges je me heurte encore, en tout domaine, à la pauvreté de mes références, et si je prends assez allègrement le parti de révoquer en doute les analyses et synthèses que le pékin moyen fait de son cas, il me gêne bien davantage de le traiter de menteur quand il narre, parce que j’ai peur de tomber dans l’ornière commune : « Je ne l’ai pas (vécu), donc ça n’existe pas. » J’étais d’autant moins jaloux de l’enfance de Flore qu’elle m’en faisait don, mais si je concluais à l’affabulation, n’était-ce pas, inconsciemment, pour la rapprocher de moi? Au surplus, qu’aurais-je gagné à contester tel ou tel épisode, puisqu’elle ne passerait jamais aux aveux? L’essentiel de la difficulté tient à l’absence d’instance intérieure capable de trancher : je suis prompt à suspecter le mensonge, et à faire état de ma suspicion, mais quand il crèverait les yeux, je n’en suis sûr que lorsqu’il est confessé, cadeau dont les femmes sont avares, qu’on puisse encore faire de l’usage ou bien que, nous jetant, elles estiment l’épilogue inutile.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article