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Inventaire avant liquidation

[L'intuition : deux familles d'esprits]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #26 : De la Q.I.te au delirium

     Il me paraît étrange après coup d’avoir spontanément lié l’indomptable vagabondage de l’esprit à une carence dans le domaine du supranormal, ou, si on le ramène à l’échelle humaine, de l’intuition, dont il me semble tantôt être richement doté, tantôt totalement dépourvu. Je m’évertue à rejeter dans le mythe ces gens simples, ces vieilles paysannes qui ont bien du mal à déchiffrer les lettres, et lisent en vous à livre ouvert ce que vous êtes le plus désireux de dissimuler; pourtant, je me défends mal de l’impression que la plupart des hommes disposent de raccourcis vers le réel, devinent ce qui me demeure celé, empêtré que je suis de verbal et de livresque. Rien ne m’a mis mal à l’aise, quand j’ai revu Hélène, comme le soupçon qu’elle eût vraiment, comme elle en était persuadée, atteint par osmose à une sorte d’évidence objective des êtres et des choses, et quand elle a décrété dès janvier que l’hiver était fini, j’aurais donné gros pour un février glacial, qui n’est pas survenu. Coup de pot, je suppose : une chance sur deux, l’an dernier elle se serait sans doute plantée. Mais après tout, les bêtes et les plantes savent, paraît-il, leur corps du moins, puisque les oignons s’emmitouflent préventivement, et que les fourmis bâtissent des entrepôts supplémentaires, alors qu’à un mois de distance, les “experts” de la météo errent dans d’épaisses ténèbres [1]. Bon, je me fous un peu, pour ma part, de prévoir le temps qu’il fera, et je vois mal comment tirailler mon thème pour y inclure ce genre de pronostic. En matière humaine, en revanche, je ne sors pas indemne de mes prédictions erronées, car si l’“intelligence” n’y est pas en cause, alors elle perd beaucoup de son importance : que reste-t-il d’un gros malin, si un imbécile intuitif comprend et prévoit mieux que lui? Ma foi, guère plus que la tchatche, les imbéciles ont raison : un raisonnement coupé du réel est parfaitement vain.

    Mais pas si vite. Il est certain, par exemple, que pas un de mes collègues du conseil syndical n’a pris un instant au sérieux l’hypothèse ingénieuse dont je les ai gavés pendant des mois, comme quoi Rubel était un “cheval de Troie” qui n’avait acquis un appartement dans la Tour que pour négocier des contrats juteux et empocher des commissions occultes : ils avaient tous raison, moi tort, et si ça n’arrive pas à tout coup, c’est du moins si fréquent que j’en suis venu à me taxer de cette “fausseté de jugement” qu’on donne pour une des caractéristiques de la paranoïa, et à prendre mes pronostics quasi comme l’indice de ce qui ne se produira pas. D’une part, il n’y a pas de doute que mes assertions visent à l’effet, à la distinction, à l’originalité, que si je pense “comme tout le monde” et n’ai pas de grain de sel spécifique à placer, alors je ne vois pas pourquoi j’ouvrirais ma gueule; et comme je tiens à l’ouvrir, pour être entendu et reconnu, je cultive la dissidence : attitude d’artiste fuyant le déjà-fait et le déjà-dit, plus propice sans doute à l’innovation qu’à la compréhension. Mais ces interprétations qui se polymérisent périodiquement dans mon crâne, j’y adhère au moins en partie, et n’éprouve pas toujours le besoin de les communiquer : qu’elles se révèlent le plus souvent fausses me semble en dire long sur l’ignorance de ce que “tout le monde sait”, et un sens commun auquel je ne communierais pas. Va savoir. Les Céline, K***, Juju, connaissaient Rubel, auquel ils avaient appris à faire confiance. Or mes hypothèses s’accompagnent toujours de méfiance à l’égard de présumées impostures, et, quand il s’agit des infos officielles, de ce qu’on veut bien nous raconter. Mais crois-je le moins du monde à ce que je j’imagine, ne me suffit-il pas que ça paraisse cohérent, et que les “personnalités” y jouent un rôle piètre ou hideux? Quand je soupçonne Sarkozy d’avoir commandité la cavale meurtrière de Mérah pour gonfler sa cote de popularité à l’orée des élections, je ne peux pas espérer la vérité de l’avenir, puisque Giscard, pour le même procédé, en plus modeste (une bombe à Bastia “sur son passage” en 1981, un touriste tué) mais tout aussi vain, n’a jamais été inquiété; ni me tenir pour réfuté par le fait qu’aucun journal, aucune télé, aucun internaute (visible), même après la victoire de Hollande, n’ait fait état d’une telle conjecture : n’est-ce pas cela qui est bizarre, quand on considère la collusion de Mérah avec divers services de police, et la volonté manifeste qu’ils avaient de le truffer de plomb avant qu’il ne causât? Certes, à moins que ladite conjecture ne tienne tout couennement pas debout, par une sorte d’évidence sensible à “tous sauf moi”, qu’elle soit bonne pour un thriller, mais pas pour le réel. Que, sans parler morale, il soit inconcevable de prendre des risques pareils, quand on a plus à perdre qu’à gagner. Il se peut que ma conception de la vraisemblance soit complètement pervertie par l’univers de papier dans lequel j’évolue depuis l’enfance, à peu près sans garde-fou : l’hiatus entre les romans et la vie m’agace, et quand j’écris, je fais mon possible pour le combler, mais justement, peut-être, parce que je cherche, en vrai gosse, la vie dans les romans.

    De ce que mes élucubrations se vérifient si rarement, s’ensuit-il, pourtant, que les simples se trompent moins que moi? Je me le demande : sur la sellette, ne me reviennent que des prédictions dérisoires à force de trivialité, et pas pour autant préservées de l’erreur : plus j’y regarde de près, plus il me semble patent que c’est leur faculté d’affirmer que je traduis en pertinence. Quand ils se devineraient les uns les autres, du reste, quoi de si surprenant, dès lors qu’ils sont faits au moule? Pour comprendre un crétin gorgé de télé, rien de tel que d’en être un soi-même. Mais les exemples manquent un peu à l’appel, et je ne crois pas les censurer. Le vrai, c’est qu’ils m’en imposent, par la répudiation de tout doute, et que leur prétendue intuition n’est rien de plus qu’une aptitude à la certitude immédiate sur les cas particuliers, dans un cadre prédéfini par le consensus, et jamais remis en question. J’envie, je l’avoue, l’assurance avec laquelle “ils” repèrent un menteur, une “fille bien”, un “type sur qui l’on ne peut pas compter”. Mais de tels caractères sont-ils nécessairement dotés de réalité objective? Il me semble que la condition sine qua non pour émettre ces jugements, et s’y tenir, c’est de considérer comme indubitables les a priori qui les sous-tendent. Je ramène toujours mon Thomas d’Aquin qui court à la fenêtre pour voir un bœuf qui vole : en voilà un niais! Assurément, à sa place, je n’aurais pas bougé. Mais en un sens, je me le reproche, car si, par extraordinaire, un bœuf pouvait voler, je ne l’aurais pas vu. Un type capable de vérifier une allégation aussi farfelue, j’aurais presque tendance à me fier à lui quand il conclut que Dieu existe : il ne se sera pas contenté d’idées reçues.

    Je distinguerais volontiers deux démarches, et peut-être, selon qu’on préfère l’une ou l’autre, deux familles d’esprits : les uns tournés vers le général, les autres vers le particulier; les premiers s’intéressant d’abord aux concepts, et n’en finissant pas de les questionner, les seconds focalisés sur les choses, les faits ponctuels, les individus. Ceux-ci usant des outils, pour l’essentiel verbaux, qui leur sont fournis par la collectivité ou ses bergers, ceux-là ayant à cœur de les rectifier en y traquant l’idéologie. Il est certain que lorsqu’on dispose, dans le domaine humain, de critères en iridium, si bien ancrés qu’ils en paraissent instinctifs, il n’est pas très difficile de reconnaître, à cinq répliques ou un seul acte, un crétin, un méchant, un lâche, de trancher si la colère d’un cocu relève de l’amour ou de l’orgueil, etc – et peut-être de prédire juste dans bien des cas, car les gens changent peu, se conforment aux attentes, et de toute façon sont observés au travers du dépoli d’un jugement antérieur; en revanche, si les frontières de l’amour, de l’orgueil, de la méchanceté, de la crétinerie, ne vont pas de soi, si vous doutez que ces mots recouvrent des réalités, si vous vous interrogez sur la validité des catégories, vous risquez d’être sans prise sur les personnes. Je crains trop moi-même de laisser la parole à des idées reçues glanées surtout dans la littérature, et de jouer les John Gray au petit pied, pour donner résolument une teinte sexuelle à mes deux “familles”, mais il est de fait que la plupart des filles mordent mal à la philo, qui leur paraît baratin creux, et que j’ai observé plus d’une fois cette opposition tranchée entre une femme uniquement attachée aux cas particuliers et un mâle soucieux d’idées et de systèmes, paraissant de ce fait déconnecté des réalités, alors qu’il s’agit, du moins en principe, de deux manières de les aborder. Je n’ai que trop évoqué l’étrange couple que formaient Charles, le plus souverain relativiseur que j’aie connu, et Kapok, pour qui toute discussion sur un concept était sans objet : elle ne comprenait même pas de quoi l’on parlait, l’amour, c’était l’amour, point barre, l’orgueil l’orgueil, la connerie la connerie, et nos chinoiseries du verbiage. Cette ineptie théorique était-elle compensée par une pertinence factuelle? La bougresse se targuait d’une intuition confinant à la voyance, dont je n’ai pas constaté perso le moindre trait; mais son assurance inébranlable (et, qui sait, peut-être feinte?) n’aurait-elle pu m’en imposer, sans l’érosion du temps? Il était en revanche presque convenu que Charles ne connaissait pas les hommes, et que sans son épouse, il aurait souvent été dupe du crédit qu’il leur faisait, sur la mine et les mots : autrement dit, qu’il se refusait à les enfermer dans une “nature”, tenant qu’on se construit, et prêchant d’exemple : ses compétences, et jusqu’à ses goûts, semblaient un artefact intégral de la volonté, et ce qui malgré tout transparaissait spontanément d’un naturel, l’esprit par exemple, il paraissait n’en faire aucun cas.

    J’ai dit que tout en ne parlant que de moi, ou quasi, je répugnais à un égotisme de notations, et je n’en démords pas : est-ce que je ne m’intéresse qu’aux outils, c’est moins sûr, peut-être ne chéris-je leur refonte qu’en tant qu’étape incontournable de ma réhabilitation; ce serait en tout cas un intérêt bien malheureux, vu comme je les manie, et la preste lassitude que m’inspire l’abstraction; d’autre part, si en effet je refuse d’ouvrir ma porte aux adjectifs de la psy du sens commun, n’est-ce pas avec une rigidité toute semblable à celle d’une Kapok qu’une fois mon “système” établi, ou, disons, sur les points où il l’est provisoirement, je juge des actes et des individus? Je m’obstine peut-être à espérer qu’un sot se mette demain à réfléchir et à écouter, et d’une manière générale je n’accepte pas d’enfermer quiconque dans son passé, mais, mis en présence, par exemple, d’un dévouement exemplaire, ne vais-je pas illico affubler le saint qui m’est présenté d’un souci de valeur personnelle et d’un asservissement à l’opinion, ayant conclu d’avance que altruisme “authentique” n’est pas de ce monde? Ou, en présence d’un timide manifeste, pavlover que s’il n’ose pas se lancer, c’est par peur d’écorner son omnipotence? La différence de taille, ce n’est pas que ma grille se donne pour provisoire, mais qu’elle soit à sortie unique, et ne permette pas de distinguer un homme d’un autre – ni le possible de l’impossible. Car il me semble que le groupe dont la pensée remonte le fleuve coïncide avec ce que l’autre, qui le descend, appellerait utopistes : pour les uns, non seulement les hommes, mais l’Homme est ce qu’il a montré être, à l’épreuve; pour les autres, l’épreuve n’est jamais concluante : on n’est pas remonté assez haut. Les régimes collectivistes ont tous échoué, soit, mais l’individualisme est-il une donnée de nature? Les limites apparentes ne peuvent-elles être dépassées? À première vue, cette position théorique n’irrigue pas vraiment ma vie, où la paresse et la résignation ont souvent le dernier mot. Mais la résignation peut souvent se lire comme transcendance, et je ne désespère toujours pas d’être débarrassé un jour des déterminismes  qui me ligotent.

 

 

[1] Et ne savent même pas qu’ils ne savent rien! Annoncé à son de trompe avec force gloses comme “le plus froid du siècle” en Europe, l’hiver de 2013-2014 s’est avéré… le “deuxième plus doux” depuis 1900!

 
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