Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Inventaire avant liquidation

[« Et d'abord, est-ce que ça existe, l'intelligence? »]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #26 : De la Q.I.te au delirium

     Qu’il s’agisse ou non de la valeur de notre temps, de toute façon, il me paraît évident qu’elle transcende toutes les autres : la beauté et la force sont, dans une large mesure, données; l’opulence est un attribut extérieur, dont on peut être privé du jour au lendemain; et que vaut la bonté, s’il est con d’être bon? Je ne m’en fais pas accroire sur le poids de ces arguments hétéroclites, et il se peut, simplement, que cette valeur-là, et elle seule, m’ait été inculquée dès les langes. Au surplus, comme elle est des plus difficiles à cerner, à la limite de l’inexistence – qui ne trouvera à sacraliser un domaine où il tire son épingle du jeu? Même les footballeurs les plus obtus ne tarissent pas sur leur fameuse vision de jeu, qui s’apprend en trois quarts d’heure, tout le reste étant affaire d’habileté physique, et mes élèves de Fort-Glandu, quand je stigmatisais leur argumentaire, ne craignaient pas de me répondre : « On est intelligents en foot! » – elle constitue une merveilleuse position de repli pour le narcissisme blessé, dès lors qu’il se dispense de faire ses preuves. Je me souviens avec attendrissement de Jérôme, à Maurice, qui, avec un coup dans le nez, insinuait intarissablement que « le plus intelligent du monde, il n’a peut-être pas envie qu’on le sache… », ne cherchant guère à dissimuler la connaissance intime qu’il avait de ce phénix, mais cachant mal le désir derrière le refus d’aval. C’était de son âge. Mais où je ne m’attendris plus, bien que ce fût à la rigueur du mien, c’est quand je relis ou me remémore mes journaux intimes de vingt à vingt-cinq ans, où l’outrecuidance le dispute à l’imbécillité, au plus entier métalent : si je n’ai pas fait la paix avec cette adolescence qui n’était qu’une enfance prolongée, c’est sans doute parce qu’elle se prolonge encore, bien qu’un déluge de baffes, comme je l’écrivais à F***, ait “affiné mon numéro”, et qu’il ne soit plus question de me présenter à moi-même, fût-ce sans témoin, comme le type le plus futé que la terre ait porté : même l’idéal et l’objectif, héritiers de l’illusion (qui paraît commode tant qu’on n’a rien fait du tout, mais ne fut jamais, cf. supra, un si mol matelas), sont un tantinet plus modestes désormais. Je me demande du reste s’ils ne sont pas en train d’opérer sournoisement un repli sur ce que j’aurais pu produire si je n’avais pas joué au con, et surtout si j’avais eu la chance de faire des rencontres, non pas enrichissantes, ah, fi, mais susceptibles de donner un retentissement à mes ouvrages, partant à leur auteur une pêche grosse de chefs-d’œuvre. Il est indéniable, quand on est bidouillé comme moi, que des portes se ferment avec les échecs : les veines ne sont pas nécessairement épuisées, mais on n’a plus le cœur de les exploiter – même quand on a des raisons de trouver l’échec peu significatif ou mal nommé. Plus grave, l’effet Pygmalion n’est nullement une fantasmagorie : qui vous prend pour un crétin dans une certaine mesure vous rend crétin, non seulement à vos propres yeux, mais, oserais-je dire, objectivement. Quand on n’attend de vous que des âneries, non seulement vous êtes porté à faire l’âne par grande peur de l’être, pour ne laisser qu’une peau d’âne à l’adversaire, ou à vous abstenir là où vous auriez pu réussir, pour ne pas donner prise, mais la déperdition réelle peut s’avérer beaucoup plus sévère. Je crains fort d’avoir fait le coup, consciemment ou non, à bien des gens, notamment, ô honte, à mes élèves, qui, par-delà les années, gardent souvent de moi le souvenir d’un brutal acharné à les “casser”, c’est-à-dire du pire des pédagogues; mais c’est surtout à l’intérieur que j’ai observé les dégâts effectués par un jugement flétrissant, qu’il fût effectif, ou, le plus souvent, supposé. Méfiance, bien sûr : pygmalioner ses inaptitudes et bévues est une manière retorse de les mettre sur le dos d’autrui, à la façon des potaches qui attribuent un peu trop quiètement la médiocrité de leurs performances au découragement provoqué par les sales notes; et à l’inverse, qui soutiendra que l’admiration et les éloges inconditionnels puissent aider qui que ce soit à extraire le meilleur de lui-même? L’estime de soi est-elle un si bon guide, quand elle ne s’accompagne pas d’un brin d’autocritique? Diderot à Sophie Volland, le 22 septembre 1761 : « Qu’en dites-vous? Voilà ce qu’on appelle une tête tournée. Tant mieux, morbleu! tant mieux. C’est comme cela qu’il faut être, et cent fois plus ridiculement encore épris de soi pour faire une grande chose; car c’est en s’en croyant capable qu’on la fait, ou du moins qu’on la tente. » Qu’on la tente, entendu. Mais l’être ridiculement épris de soi, à quels sommets d’idiotie le portera l’aile de la complaisance? À l’opposé, la terreur d’être un baudet paralyse toute production. Une seule solution : s’oublier, se concentrer sur sa besogne : c’est d’elle, non de soi, qu’il faut s’éprendre. Mais ça ne s’obtient pas par décret, il est donc stupide de parler de “solution” – et ne prenons pas encore la tangente à quatre pas du sous-titre! Il s’agissait seulement de noter que l’“expert”, déjà fragilisé par son incompétence et les intrusions de l’amour-propre, risque d’aboutir à des conclusions d’autant plus discutables que l’objet même de l’expertise manque quelque peu de fixité, le défaut comme l’excès de confiance en soi menant le même homme à des prodiges de connerie où il a raison de ne pas se reconnaître.

    Et d’abord, est-ce que ça existe, l’Intelligence? « Il y a longtemps que je suis las d’entendre que l’un est intelligent, et l’autre non », dit Alain, pour qui les différences tiennent à la volonté, et plutôt au travail – tout un chacun enchaînant les sottises quand il parle de ce qu’il n’a pas potassé. Pour Sartre, les vanités onanistes des hiérarchies « disparaissent dans le commerce des hommes : tout s’égalise; le plus bête invente des arguments qui troublent, et vous, réputé malin, vous ne savez que dire : en fait, vous ne serez malin et vrai que s’il vous rejoint au niveau “supérieur”; sinon vous tomberez au sien » : ambigu; car d’accord, la haute philo pourra passer pour bête dans un groupe qui n’en a nulle notion, et en somme l’être si ce groupe n’a de limites que celles du genre humain; mais la hiérarchie, tu as beau la mettre entre guillemets, tu n’en doutes pas vraiment, et en outre on peut sourire d’une intelligence spontanément bornée au domaine du baratin, spécialisée dans la disputation, le verdict du réel n’étant même pas évoqué. Le type qui a réponse à tout, qui cloue le bec de l’adversaire, le convainc même, mais dont les pronostics sont obstinément démentis par les faits, est-il si malin, ça se discute, c’est en tout cas une spécialisation de la matière grise qu’on est bien libre de trouver subalterne, surtout face à des problèmes concrets. Il n’est pas très surprenant d’autre part que ces esprits d’exception nient ou affectent de nier les facultés intellectuelles comme attribut donné, lequel en tant que tel ne leur ferait pas plus d’honneur que la beauté, la fortune héritée ou la force physique : où serait le mérite de ratatiner l’adversaire, si l’on ne fait qu’exploiter une dotation, qu’elle vienne des gènes, du milieu, ou de l’éducation? De toute façon, la notion même de hiérarchie intellectuelle ne sert à rien, qu’à asseoir l’argument d’autorité, ou/et à rompre le dialogue, qu’on se situe – c’est l’ordinaire – dans l’élite, ou dans le troupeau : pour bien des gens l'intelligence n'est qu'un pseudonyme de l'habileté verbale dont ils font peu de cas, et le « Tu es plus intelligent que moi » qu’il m’est advenu d’ouïr, deux ou trois fois en une vie, adressé à ma personne, se traduisait assez exactement par : « Tu me réduis à quia, mais tu as tort quand même, et je ne changerai pas d'avis. » C'est une formule de rupture, moins polémique (et combien plus rare!) que « Tu es un con », mais de fonction assez proche.

    Marrant : j’étais sur le point d’affirmer, et qui pis est sincèrement, que je n’ai jamais traité personne de con, alors que la section patho-du-lien fournit quelques échantillons de ce travers; mais comme je l’écrivais à Anne et à bien d’autres, c’est toujours à une surdité donneuse de leçons que je m’en prenais, et jamais je n’avais le sentiment d’émettre un verdict définitif, la prétention d’enfermer le vis-à-vis dans ses paralogismes et balourdises passées : quand il me paraissait irrécupérable, j’en étais désolé, et à l’ordinaire m’éloignais sur la pointe des pieds, sans lui tailler de monument funéraire. S’il m’est arrivé de me dire in petto que tel ou tel élève, même en se décarcassant, ne saisirait jamais telle ou telle notion, jamais je n’ai renoncé pour autant à la lui inculquer, si peu qu’il s’y prêtât, et l’acharnement que j’y déployais n’est sans doute pas étranger à l’image d’écrabouilleur que certains ont gardée de moi. Je ne vais au devant de personne, mais quiconque m’aborde ou m’est “confié” est un interlocuteur en puissance, auquel je ne dénierai la dignité d’être pensant et perfectible que lorsqu’il l’aura abdiquée lui-même, de par les déficiences de son écoute. J’ai discutaillé à donf avec quatre équipes successives de Témoins de Jéhovah, avant de lâcher prise et de laisser la cinquième à la porte. Et ce n’est pas là une position simplement officielle, car désespérer d’un être humain, “ne pas lui demander plus qu’il ne peut fournir”, c’est renoncer à un étai qui m’est sinon nécessaire, du moins extrêmement précieux, attendu l’absence de socle intérieur; et d’autre part, c’est admettre que je puisse désespérer de moi-même, et voir l’avenir non plus comme ascensionnel, mais répétitif ou dégringolant. N’est-il donc pas contradictoire de me mettre en quête de ce que je vaux, alors qu’il y a bien longtemps que, professant l’ignorance de nos limites comme le seul moyen de les outrepasser, je refuse de m’enquérir de dons ou de handicaps, innés ou tôt acquis, et ne mise plus que sur la persévérance? – ou sur l’entêtement, l’une se distinguant de l’autre par la prise en compte d’obstacles éventuellement insurmontables… Dilemme. Je n’ai pas une telle foi en ce travail que prône Alain : peiner en bovidé sur son sillon me paraît souvent aux antipodes d’une libération de l’esprit. Je ne crois pas qu’essayer encore constitue un remède à toutes les incapacités. On peut taper sur un piano quinze heures par jour sans donner une âme à la partition. Tout ce que je peux répondre à cela, c’est qu’il est impossible de le savoir d’avance, et surtout de soi-même, donc que la seule politique qui tienne est l’obstination, mais une obstination judicieuse, qui suppose un tri des pratiques en fonction de leur efficacité et de l’état des lieux. Rien n’empêche un bonhomme qui à soixante-deux ans ne sait pas dessiner une pomme de vouer sa fin d’existence à la barbouille, si ça lui fait plaisir; mais si c’est à la reconnaissance qu’il vise en dernière analyse, il aurait peut-être intérêt à se tourner vers ce qui est le plus susceptible de la lui procurer, donc, si possible, à dresser la carte de ses pics et de ses vallées.

    La contradiction est patente, et je l’assume. Néanmoins, de ce que chacun soit capable de se dépasser s’il fait effort pour cela et commence par ne pas se tenir pour un abrégé de toutes les perfections ne s’ensuit pas que tout le monde puisse aller à tout : il m’afflige de désespérer de quiconque, je le maintiens; et l’exigence n’est pas mince à l’égard des êtres de rencontre, puisque je leur demande, au fond, d’y voir plus clair en moi que moi-même, alors que je passe à me scruter le plus gros de mon temps. Mais une fois qu’ils m’ont fourni quelques réponses, je ne manque pas d’en rabattre, et n’attends plus d’eux que la compréhension, l’aval de mes propos, au mieux des objections pertinentes : si peu qu’ils m’aient montré d’eux, leur muraille se dessine : peut-être ne me suis-je employé d’abord à placer sur leur tête un espoir illimité que pour le voir déçu, et leur reprocher leur finitude, on y réfléchira, et il faudra se pencher aussi sur une certaine allégresse de l’élimination, qui jure avec ma prétendue ouverture, en présence notamment de l’œuvre des autres. Mais halte : le sujet du moment, c’est la mienne, de finitude, ou plutôt le sens que peut revêtir une évaluation de ce qui est, et qui, déjà, appartient au passé : s’agit-il de s’y résigner, ou de se donner les moyens de lutter contre? Tout l’Inventaire patauge dans cette ambivalence, mais jusqu’à présent il ne m’a pas trop gêné de jouer les voitures-balais, et de considérer ma vie comme révolue, comme l’aurait fait la Sophie-Charlotte du tout début, confrontée à mon cadavre : certes, dans la mesure où je me découvrais largement responsable du dysfonctionnement relationnel, par exemple, la dénonciation de mes fautes pouvait s’accompagner de bonnes résolutions; mais elles viendraient un peu tard, et ne sauraient sans doute qu’aggraver le mal, la solitude étant supportable tant qu’elle ne paraît pas demanderesse. Touchant les performances possibles de ma cervelle, en revanche, qui sont à peu près tout ce qui me reste, un constat de carence sans appel me laisserait les mains absolument vides, acculé à jouir sans faire,  option qui m’est plus fermée que jamais. À quoi m’avancerait, la vie ne m’offrant aucune solution de rechange, d’établir que, niais de naissance et pour toujours, je ne saurais écrire que des niaiseries? Que, même si des progrès sont envisageables, ils resteront d’un écolier, comme ceux de ce valet devenu peintre dont Rousseau écrit, férocement : « Jusqu’à certain terme, la persévérance supplée au talent : il a atteint ce terme et ne le passera jamais. La constance et l’émulation de cet honnête garçon sont louables […] mais il ne peindra jamais que des dessus de portes. » Cette férocité est la mienne, en extériorité : je lis tout d’un écrivain que j’ai commencé par un chef-d’œuvre; en revanche un navet inaugural me scie toute curiosité de ce que l’auteur a pu gribouiller d’autre : il est bien naturel de faire un peu de ménage, on serait écrasé de rossignols, mais le procédé atteste au moins qu’à mes yeux l’accompli définit un potentiel. Il n’empêche que les meilleurs ont commis du pire, donc que les pires ont pu, et peuvent encore, usiner du meilleur : la mort seule clôt le bilan. Singulièrement quand il s’agit de soi, c’est pure flemme de s’inventorier comme un mort, surtout pour s’en tenir à une condamnation définitive, le coquin de l’opération étant d’ailleurs qu’on escompte toujours que l’inventaire, lui, y échappe.

     Il y a des chances que mon “expertise” ne serve pas à grand-chose, d’autant qu’elle est pour une large part déjà écrite, au moins dans ma tête. Peut-être ne l’entreprends-je que pour dresser, avec une volupté masochicostensive, une liste de démérites, ou plutôt d’autodénigrements, en prenant soin de laisser les faits en marge, au cas où un improbable lecteur voudrait se charger de la plaidoirie. La bonne foi n’est nullement garantie, en effet, si ingénument qu’on s’y efforce, et ce que je me sens le plus porté à censurer, c’est l’autosatisfaction : me chier dessus me ravit, dans la mesure où c’est déborder par avance la critique d’autrui, et me jucher sur mes propres épaules; mais l’idée de me louer à tort et risiblement me flanque la chair de poule. D’autre part, il est plus facile de traquer sa bassesse, son agressivité, ses fantasmes, que sa bêtise, car elle est l’outil même de la traque : la relever avec précision, ce serait déjà s’en évader. Bah! Essayons au moins de ne pas mentir délibérément, ça ne court déjà pas les rues. Qui sait si dans quelque recoin oublié je ne vais pas trouver une parcelle de compétence qui serait digne, ou à tout le moins plus digne que le reste, d’être bêchée? Et sinon, si un bilan de ténèbres intégrales, en me libérant d’un devoir et d’une habitude qui me pèsent plus qu’ils ne m’exaltent, ne m’ouvrirait pas droit, sinon à la jouissance, qui n’a jamais fleuri drue et dont les parterres se sont rétrécis, du moins à l’altruisme sans prétention, et au bonheur d’être humblement utile? Les petites filles ne sont pas pour mon nez, je doute qu’on manque de monde dans les jardins d’enfants, et torcher les vieillards, j’attends que Dieu m’en adresse personnellement la requête, qui m’emmerderait fort, c’est le cas de le dire; mais l’accompagnement aux mourants, par exemple, n’est probablement pas un créneau surpeuplé, et il me semble que sans sombrer dans le cucul-la-praline, je saurais les aider à détourner les yeux de ce qui ne se peut regarder fixement, et les persuader qu’ils n’ont pas vécu pour rien, même s’ils ont les mains aussi vides que les miennes… Allez, arrête ton char! Il faudrait au préalable se proposer à une asso pignonnée-sur-rue, ce qui n’est pas du millefeuille, et le burlesque, c’est que déjà je songe au Livre des agonies qui résulterait de ces conversations-au-chevet… Mais nous voici un peu loin d’un départ que je n’ai fait jusqu’à l’heure que repousser. Étrange manie, d’étirer ainsi les exordes! Cf. tant de cours que la sonnerie tranchait en pleines considérations introductives : pléthore d’à-dire? Que non : panique de rester sec, et souvent justifiée par les faits. Car à la séance suivante, l’essentiel était épuisé en dix minutes.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article