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Inventaire avant liquidation

[Qu’a(va)i(s)-je appris : les Objets Internalisés]

14 Décembre 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #61 : Narcipat?

    Est-ce qu’un coup de fil de mon frère me fournit une transition acceptable vers les objets internalisés? Déversons d’abord notre « Qu’ai-je appris? » de 2010, qui ne risque guère d’avoir été dépassé, à en juger par la séance de surf que je viens de m’offrir, fort proche de celle que j’évoquais alors : « Sur le point de “creuser un peu ça”, en commençant par un minimum de recherches, ne serait-ce que sur le ouaibe, pour savoir au moins si je comprends correctement l’expression, je me heurte au mur habituel : impossible d’aller au delà de quelques paragraphes en diagonale. Il me semble être en proie à deux frayeurs apparemment contradictoires et pourtant corrélées : celle de découvrir que je n’ai absolument rien pigé, et que je cause à côté de la plaque; et celle de voir le libre ru de ma pensée personnelle comme drainé par les canaux existants, donc de devoir dire adieu à la distinction qui est chez moi l’objectif premier sinon ultime de l’effort réflexif. D’une part je sais que je ne sais rien, au terme de lectures résolument infléchies et adultérées par l’égocentrisme, et infichu que je suis de potasser le rudiment; et de l’autre je crains que ma pensée, encore informe d’ailleurs, ne soit rien, qu’elle n’aille sans dire, mise en regard de tout ce que j’ignore. Je fuis donc la concurrence, les comparaisons, en verrouillant le self grandiose, sans vraiment m’en faire accroire, comme on peut lire, mais préférant le soupçon de banalité et d’idiotie à la vérification.

    Ces bons objets totaux internalisés, ne les simplifié-je pas jusqu’à la caricature, quand j’en fais des espèces d’idoles que les gens normaux auraient placées sur leurs autels intérieurs, s’identifiant partiellement à elles, mais surtout les ayant chargées une fois pour toutes de dire leur valeur, et partant, de fonder leur droit à la subjectivité et à la vie? Parfois j’ai l’air de confondre, quand je parle de mon père, par exemple, avec l’objet externe, tout déchu et décati qu’il est. Aussi loin que remontent mes souvenirs, il me semble avoir distingué une fonction paternelle du père réel qui ne la remplissait pas, mais dont on peut supposer qu’il avait fait illusion avant – avant quoi? de se montrer insuffisant, ou de me rejeter? En toute logique, le premier aurait dû émousser l’effet du second, et sans doute ai-je intérêt à voir cet homme en minable, sans parvenir pour autant à jeter dans la boîte du néant ses continuelles dévalorisations, et surtout ses rarissimes approbations : qu’il consente à sourire d’une blague, ou à reconnaître que j’ai raison sur un point de détail, ou, manche comme il est, à transporter ses livres entassés à la diable dans une bibli édifiée par mes soins, l’intérieur pavoise. Qui sait si je n’attends pas sa mort pour le mandorler, et battre ma coulpe de cinquante ans d’ingratitude? [On distingue effectivement des traces de cette tentation, mais j’y ai résisté victorieusement!] La survie des pères rend leur divinisation difficile, et peut-être le degré d’agressivité croît-il d’autant : encore un dommage collatéral des progrès de la médecine.

    Toujours est qu’il y a intra muros une niche lasse d’attendre son occupant : j’ignore de qu’il en est de tous les autres, mais il m’est apparu que la plupart (des mémorialistes, notamment) trouvaient à se reposer sur un maître ou quelque figure tutélaire qui aurait aidé leur soi à éclore. Ce maître, je l’ai cherché, peut-être, moins chez mes profs (un magma de raseurs  et de méchants cons, d’où émerge peut-être la trogne vultueuse de “pépère gratte-couilles”, mon instit’ de huitième, qui me flanquait des fessées en classe, et, beaucoup plus tard, celle d’une prof de grec déjà blette, d’une hallucinante érudition et d’une inattaquable équanimité, qui me chantait pouilles d’être si peu philologue et de “revenir toujours aux questions de fond”) qu’en khâgne, chez quelques aînés qui se seraient bien gardés de prendre pour disciple un bouffon immature; et je n’ai pas cessé ensuite d’éprouver en présence du chef cette vibration spéciale qui me portait à solliciter son attention, généralement en le critiquant, et en parvenant d’ordinaire à m’en faire exécrer, avec soulagement affiché et désolation secrète.

    Il serait puérilement sommaire de considérer la niche de l’âme-sœur, tout aussi vide (et le vide suce), comme celle de Maman. En fait elles ne sont pas si distinctes, et les profils exigés ici ou là ni si différents ni gravés dans le marbre. Ce qui est requis de l’un comme de l’autre, c’est qu’il m’aime ou m’admire dans ma singularité, et vaille assez, soit par lui-même, soit par réverbération d’une opinion favorable, pour me servir de support. Ma conviction c’est que les gens normaux ont ce support en eux, qui les constitue sujets, alors que j’en suis encore à attendre son arrivée par le prochain train.

    Je n’ai pas l’impression que les Bons Objets Internes soient détruits, détériorés, ou encore clivés, mais qu’ils n’existent tout simplement pas. Je m’étais jadis fabriqué tout un calendrier, avec, en guise de fêtes, les jours de naissance de Grands Écrivains, accessoirement de philosophes, musiciens et artistes divers. Stendhal le 23 janvier, Sartre le 21 juin, solstice d’été, San-Antonio le 29, Proust le 10 juillet, Dostoïevsky le 30 octobre, etc, j’ai oublié les autres, et même ces anniversaires-là, je les vérifie dans Bompiani. L’année en était maillée, et toutes mes lettres datées. Pas de Noël ou de Pâques pour mézigue, ô multitude vile (Baudelaire, un peu subalterne, le 9 avril, si je ne m’abuse), mais une saint Proust et une saint Sartre : du pipeau, du pour la montre, et tardif, encore : jamais leurs personnes n’ont été l’objet d’un culte domestique. Jamais je n’ai mis au tabernacle ces génies, qui ont tous écrit mille conneries, d’ailleurs, et de la part desquels aucune bassesse ne me surprendrait. Sartre est de beaucoup le plus proche de ce qu’on peut appeler un maître à penser, mais il ne me dérange pas qu’il ait bâclé ses Réflexions sur la question juive pour racheter une conduite peu glorieuse sous l’Occupation, ni que Fiodor Mikhaïlovitch ait pu perpétrer ce qu’il confesse à Tikhône sous le nom de Stavroguine, et qui frise pourtant l’ignominie absolue. Mais est-ce bien vrai, ce que je débite là? C’est avec des hommes que je prétends entrer en contact par la lecture, et ça me gênerait qu’ils mentissent. Mais je suis à des verstes de cette admiration inconditionnelle, de cette déférence, de cette dévotion dont on peut entourer un gourou, un Staline, un Mandela, ou, il n’y a pas si longtemps, un Mitterrand, à la grande époque de la tontonnolâtrie.

    Quand j’auto-diagnostique une incapacité radicale à l’admiration, qu’entends-je par là? Je ne suis tout de même pas infichu d’admirer quelque chose que j’aurais aimé faire, ou aimerais avoir faite? Telle mélodie de Mozart ou de Schubert, telle baraque de Gaudi, toile de Dali, tirade de Courier ou de Revel, la liste est longuissime, surtout s’il faut y ajouter les actes de courage physique ou moral : Romme et ses copains, par exemple, se poignardant à la sortie du tribunal révolutionnaire avec le même coutelas, qui passe de main en main, ou la simple Arria et son « Pæte, non dolet! » Ouyayaïe, mais ça pique! Rien qu’à l'idée que ça pénètre… Inutile de pénifier le poignard! Et tous ceux qui, à force d’oubli de soi, ont accompli des performances supra-humaines, genre décoller du sol ou lire dans les cœurs? Bien sûr, j’en révoque en doute les 99 centièmes, et n’ai pas assez de sarcasmes pour Nostradamus, mais tout de même il en reste assez devant qui baver des ronds de chapeaux. L’ennui, c’est que ce sentiment n’a pas d’étoffe, et que je sens bien, lorsque j’exprime une admiration, qu’elle vise à se reporter sur le moi, et à enluminer l’image d’un gars, primo, capable de se décoller la rétine de son nombril pour rendre justice (sans aucune gratitude) à des gens qui le surplombent, et secundo, d’un mérite assez éminent pour être bon juge du mérite : qui classe les grands hommes, à sa manière, les domine. La posture admirative est d’abord une manière de me valoriser moi-même. Qui fait des dieux se bombarde faiseur de dieux. N’a-t-elle pas cette fonction chez vous aussi? Posez-vous donc la question.

    D’autre part, tous ces gens sont morts, ou éloignés : je ne les connais que par leurs œuvres, ou ce qu’on a dit d’eux. Quand j’auréole un proche, le décrétant “altruiste authentique” ou “âme de lumière”, c’est avec le sentiment de l’inventer, de lui forcer la main, de le contraindre à exhiber les qualités que je lui prête (très mauvaise spéculation : ça ne marche jamais) ou peut-être de me débarrasser de sa concurrence par un excès d’éloge délibéré.

    Et quoi qu’il en soit, ça ne tient pas debout d’assimiler une ribambelle de grands hommes à des B.O.T.I. : car ils ne me connaissent pas, et sont donc hors d’état de m’adouber, comme, d’ailleurs, de me rejeter, sinon en fantasme : peut-être n’ai-je jamais été plus proche de me trouver un père de substitution que lorsque, m’assimilant à Flaubert, un écrivain que je n’aime pas (L’éducation sentimentale, notamment, me paraît d’une aridité mortelle) et qui, selon Sartre, ne s’aimait pas, je me suis spécifié sous le regard contenant de son biographe, en lisant (même pas jusqu’au bout, et bien loin de tout saisir) L’idiot de la famille : j’ai consacré à ce délire une partie de mon Journal pédagoïaque, mais en exagérant très fortement sa prégnance : l’identification n’était qu’adhésive, et encore l’expression convient-elle mal, puisque je n’y adhérais pas. À chaque page je retrouvais quelque chose de mézigue (du spécifique? ou simplement la condition humaine?), m’enchantant que ce minable fût aussi, pour des raisons mystérieuses, un génie – sans que les faits le ratifiassent, et sans que j’oubliasse un instant que l’auteur, sous le couvert de Flaubert, ne parlait guère que de lui-même.

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