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Inventaire avant liquidation

[Qu’a(va)i(s)-je appris : Le défaut de créativité]

16 Décembre 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #61 : Narcipat?

 

    Finissons par ce qui ne devrait pas être l’essentiel, mais a fini par le devenir pour moi : il paraît selon Kernberg relever de l’évidence que la personnalité narcissique souffre d’un défaut de créativité. Le plus souvent, dit-il a plusieurs reprises, ou sauf exceptions, et ça ne fait pas mon affaire : ce devrait être toujours, si l’aridité est liée à la narcipathie – et avant cela, si cette dernière est bien un mal à part, et non une vague tendance dans un continuum. […] Rien ne paraît plus commun que l’illusion d’omnipotence ou d’infaillibilité, et l’on en vient à se demander si la seule spécificité du self grandiose ne serait pas la présence d’un revers de néant, et d’une certaine humilité dans l’appréciation de l’accompli, qui trahit le besoin d’approbation externe : le narcipat se définissant par la dérobade de l’intériorité, et non par son degré d’outrecuidance.

    Mais revenons à l’ordre du jour. À première vue, cet interdit dont serait frappé le potentiel de sublimation des personnalités narcissiques paraît quelque peu étrange, dans la mesure où ce n’est qu’un cri chez les artistes eux-mêmes : chacun d’eux, en dernière analyse, ne parlerait que de lui-même, et s’ils sont moins unanimes à tenir la promotion de leur ego pour leur objectif premier et ultime, elle semble ressortir de l’examen de leur vie, au départ de laquelle on trouve presque à tout coup, indépendamment de la discipline à laquelle ils s’adonneront et des œuvres qu’ils produiront, le désir éperdu de “réussir”, de se faire connaître et admirer par n’importe quel moyen. Rousseau tâte de la musique, des échecs, de la chimie, du théâtre, du roman, et, selon son ex-pote Diderot, ne choisit une pensée que dans le but de se distinguer de la masse; Retz et Saint Simon n’écrivent que parce que la politique les a mis sur la touche; bien d’autres ludionnent de la peinture à l’écriture; et même s’ils se vouent très jeunes à la littérature, c’est pour pondre des juvenilia dont nul ne garderait mémoire s’ils n’avaient ensuite changé du tout au tout de sujet et de manière. La question est évidemment de savoir dans quelle mesure le désir d’autopromotion se dépasse ensuite dans l’objet, et j’en suis mauvais juge, prisant plus que tous autres ceux qui font d’eux-mêmes la matière directe de leur livre : pas la seule part immortelle, mais il s’en faut de peu.

    On voit la difficulté d’affirmer à la fois que les créateurs sont tous des narcisses, et que le narcissisme fait obstacle à la créativité. Il est classique de s’en tirer en considérant les grands comme des narcisses dépassés, qui ont su atteindre la nappe phréatique de l’universel en piochant le singulier, alors que la tourbe des minus en serait restée à l’étalage nu de soi. Mais alors, à quelles conditions peut-on trouver cette issue? Laissons de côté la réponse magique et sotte (même si c’est la bonne) du talent inné. L’intervention d’autrui en constitue une autre, et de fait on imagine mal Flaubert sans Bouilhet, Sartre sans Simone, Stendhal sans Crozet, Mareste et quelques autres, tous ces amis et ces compagnes, moins étayants par la teneur de leurs conseils que par leur croyance en vous. Tous ne sont pas morts de ne pas trouver d’éditeur, comme John-Kennedy Toole, mais nous ne devons pas être des flottes à maintenir le cap contre baffes et crachats, ou dans le pot-au-noir sans écho de la totale indifférence. Signe de qualité, alors là faut pas pousser; certes, les rares maximes que Vauvenargues maintient bien que Voltaire les ait condamnées devraient être plus costaudes que leurs copines, mais il serait tout de même périlleux de faire de l’entêtement dans l’insuccès le signe du grand art, l’insuccès précédant l’entêtement. Quand je bougonne in petto qu’il aurait suffi d’une seule qui consentît à me lire en s’oubliant un peu, pour me changer en grand écrivain, j’omets tous ceux et toutes celles [C’est emboucher un large cor pour désigner très peu de gens réels, et réellement observés.] qu’un conjoint idolâtre n’a menés qu’aux sommets du ni-fait-ni-à-faire complaisant, et en somme, que le censeur solide et salutaire, ça se mérite!

    D’ailleurs, en dépit de moi-même, je persiste à penser que l’œuvre d’art gagne à ne pas s’insérer dans la relation d’objet, à ne recevoir aucune règle de l’Autre, et à persévérer dans l’isolement. Ce qui fait la faiblesse et la trivialité des miennes, c’est tout au contraire le besoin que tout en soit compris (on ne s’en douterait pas, hein?), que rien de moi ne reste dans l’ombre. Il est vrai qu’il est contrepesé par son exact contraire, et par l’épouvante toujours fidèle au poste d’être idiot à mon insu. Dans mes productions adolescentes, je m’en tirais par plus qu’un zeste d’hermétisme volontaire, confinant souvent au galimatias double. Ça m’a passé, sans doute parce qu’à force de lire des âneries, j’ai pris un peu d’assurance comparative, et que l’objectif de me comprendre a envahi presque tout le champ; or, en ce domaine, je jouis au moins de l’avantage d’un accès incomparable au matériel, et en outre des échappatoires liées au dédoublement : ce n’est pas un génie, Dieu garde! que je portraicture, mais un cas pathologique; et si je me pique de le faire de manière géniale, eh bien, c’est encore une facette de la même pathologie! D’une certaine façon, je m’absorbe bien dans l’objet; mais comme cet objet, c’est moi-même, de délectables complications s’ensuivent, puisque la phrase en cours devient matière à mesure qu’elle chemine sur l’écran.

    Il m’arrive de jouir, quand je trouve une idée de chanson originale (le symbole de l'auberge rouge, par exemple, pour le psychisme d’un tueur d’objets internes) ou quand j’invente, dans un roman, une péripétie à la fois vraisemblable et inattendue, ou de voir jaillir une tirade verveuse contre telle institution ou tel poncif, et, d’une manière générale, de combiner le neuf, le nécessaire et l’oppositionnel. Mais enfin, depuis une douzaine d’années en tout [bientôt vingt à présent], un cinquième de ma vie [deux septièmes], où je n’ai fait que ça [et me reposer… en lisant des conneries], l’habitude seule (toutes les nuits au saut du lit) s’est avérée capable d’alléger un peu la corvée créative : écrire, je ne le répéterai jamais assez, relève du devoir, et, jour après jour comme à l’échelle d’une existence entière, je ne m’y mets qu’avec réticence, et pour conquérir le droit de m’arrêter. La joie du créateur, à l’aune de laquelle Proust mesure la qualité de la création, ne m’est pas absolument étrangère, mais elle est rare, ordinairement faiblarde, et en un sens je trouverais assez naturel qu’on ne s’intéressât pas à ce que j’écris, puisque ça me rase moi-même de l’écrire. Les seules pages sur lesquelles j’aime vraiment à transpirer sont celles qui traitent de ma pomme sans transposition ni décalage d’aucune sorte (mais non sans distanciation, bien entendu), et je ne prends tout à fait mon pied que si je les attribue à d’autres, assouvissant par là symboliquement le besoin d’être vu et compris, tout en m’affranchissant de la hantise de débiter des bêtises et des platitudes. Je m’efforce donc d’octroyer le maximum de pertinence à tel ou tel plumitif fantoche, mais en suggérant, par des indices plus ou moins subtils (l’excès d’assurance, notamment) qu’il n’est pas moi, et que je vaux mieux que ce sujet-là, qui me prend pour objet – et pour victime, puisque l’exercice n’est praticable qu’à la condition de me taper dessus [le fâcheux, c’est qu’il est devenu routine, et que je tape de plus en plus mou, ou ne sais plus trouver les zones sensibles] : la jubilation que j’y trouve s’explique aisément : étant aussi celui-là qui bâtonne, j’échappe ipso facto à la bastonnade; et du reste il s’agit d’un procès ouvert : à l’autre, au public, de trancher. Notons d’ailleurs que je n’abuse pas du procédé (qui, chaussant au mieux mon défaut d’intériorité, m’est en un sens le plus personnel), car j’y sens une sorte de tricherie : celle de supposer résolu le problème de ma visibilité, qui est le seul qui m’importe, tantôt me prêtant un meurtre, ou un quelconque intérêt médical, tantôt ne prenant pas la peine d’exciper de la moindre excuse.

    Il me semble qu’ici la difficulté de la sublimation tient à ma qualité d’objet : je suis moins l’écrivain que son thème, et si je me résous à écrire, c’est qu’il ne se présentera personne pour s’en charger à ma place. Bien sûr, ça se complique du fait qu’à mesure que j’avance, je déborde de moins en moins mon texte : c’est à lui que je finis par me résumer, donc pour une large part, au procédé dénoncé ci-dessus : l’auteur supposé doit donc être pris en compte dans la synthèse.

    Un autre constat s’explique aussi par là : celui de la banalité stylistique. Certes, elle n’est pas si scandaleuse que ça, bien plus académique abonde; et d’autre part, il pourrait sembler passablement grotesque de chercher quels “blocages” m’interdisent l’accès au Lagarde et Michard de 2100, insinuant par là qu’il serait normal que je fusse génial. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne suis pas très fertile en métaphores originales, en hyperboles “qu’on aurait aimé trouver”, que l’éventail de mes tournures  est fort étroit, et qu’un stylisticien en ferait vite le tour. N.B. notamment l’abus des formules assurantes, genre « Il est vrai (exact, comique, plaisant amer, etc) que » ou « Le plaisant (le tragique, le grotesque, le moins qu’on puisse dire…) c’est que », etc, qui manifestement se substituent à l’approbation extérieure absente. D’une manière générale, la prolifération des incises et des parenthèses (où se lit clairement le besoin de contrôle omnipotent), des adjectifs et adverbes comblants, et souvent assez inutiles, l’usage de sembler et de paraître quasiment comme d’auxiliaires (humilité apparente, mais qui remet insidieusement en ma dépendance ce qui m’échappe), l’inflation des commentaires de commentaires de commentaires (qui fauchent l’herbe sous le pied de l’interlocuteur, ne lui laissant pas d’espace pour réagir, prenant sa place, à cet égard la chère Sylvia a raison) sont caractéristiques de ce que j’appellerais un style narcissique, autarcique, qui se referme sur lui-même, d’une parole qui s’écoute et n’atteint pas l’oreille de l’autre, qu’elle le remplace ou le rebrousse. Si je ne puis toucher un public, n’est-ce pas suite à mon effort constant de parler à sa place, de l’inclure dans le texte, pour désamorcer ses attaques dévalorisantes? Cela peut expliquer en tout cas que je me sente à l’aise dans les formules toutes faites d’une langue qui ne m’appartient pas, que j’ai toujours l’impression de squatter, en m’évertuant à la subvertir, mais peut-être seulement à mes propres yeux. Si je ne loupe pas un imparfait du subjonctif, par exemple (non seulement à l’écrit, mais à l’oral, ce qui fait drôle dans les milieux où je vis [faisait, vivais, mettons, avant l’enfermement]), c’est bien sûr qu’il me serait pénible qu’un seul lettré pût supposer que j’ignore la concordance des temps; mais ces survinsses, dissolussent et patafiolassions sont, dans mon esprit, d’un cuistre, et tous comme évidés par une ironie qui joue son rôle de sortie de secours, bien que personne ne la remarque, et que je ne sache trop moi-même à qui ou à quoi elle en a.

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