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Inventaire avant liquidation

[Qu’a(va)i(s)-je appris : Le défaut de créativité, 2]

17 Décembre 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #61 : Narcipat?

 

    Squatter ma langue : tout de bon, peut-on articuler sans rire que ça me distingue, de ces myriades qui font semblant d’écrire, et même de parler, pour se donner l’air d’en être? J’ai un style propre, reconnaissable entre mille, et même quand il se relâche, on n’y trouvera pas une bouchée sonore de pure routine, alors que la prose d’une écrasante majorité de gens semble presque exclusivement tissée d’imitation psittacienne. L’outil n’est pas toujours au point, mais je m’échigne à le rendre opérationnel, toujours attentif à la dictée intérieure, même s’il la simplifie et caricature. N’empêche que, quelle qu’en soit la raison, je le sens rivé à la glèbe du littéral, et que la banalité des métaphores (maritimes, jardinières, aériennes, architecturales, rarement tirées de l’observation) me paraît un symptôme de carence sublimatoire, au même titre que le besoin de vraisemblance : les contes de fées, les récits de rêves, les histoires d’animaux et la science-fiction me tombent des mains, et je me sens encore moins capable de lire que d’inventer une fiction qui ne se donnerait pas pour vraie : l’ère du soupçon? Hum : quand je considère le succès populaire d’un Paulo Coelho ou d’un Marc Lévy, par exemple, je dois bien admettre que l’insurmontable ennui qu’ils me procurent en deux pages m’isole. Mais n’est-il pas dû, pour part, au refus de la dépendance? Qu’un quidam m’invite ouvertement à m’embarquer sur la nacelle enchantée de son imagination, sans même se donner l’excuse de puiser dans le réel, m’offusque presque autant que de me pressurer la cervelle sur une définition de mots croisés [ou de m’“ouvrir” à la voix hypnotique du gourou, sur YouTube, que me conseille Falaq pour remplacer le Xanax!].

    Quant à la qualité du produit, impossible, bien entendu, de la jauger indépendamment de l’accueil reçu ou escompté; il me semble cependant qu’elle tient à une exigence vis-à-vis de soi qui n’est pas la facette par où brillent les prétendus amoureux des objets et des mots. Un haut potentiel de sublimation, s’il n’est pas relayé par le savoir et l’esprit critique… mais qui donc, de grâce, a assimilé sublimation et objectalité? Peut-être un effort minimal s’imposerait-il pour cerner de quoi je prétends parler. La sublimation, selon Freud, consisterait en un détour ou une ascension de la libido vers des objets non sexuels et socialement valorisés : activité artistique, investigation intellectuelle, et pourquoi pas toute forme de travail du corps et de l’esprit, y compris des âneries comme le sport ou l’assassinat sériel, plus universellement valorisés que la spéculation philosophique? Peu importe : le problème, pour moi, c’est que, quoique prêt à considérer toute activité humaine ostensible comme une forme de parade nuptiale, je ne crois pas à la libido (et encore moins à l’agressivité) comme pulsion primaire, le désir sexuel n’étant naturel qu’en apparence, et en masquant un autre, plus basique, celui d’être reconnu, ou tout bonnement d’être, auquel, tant qu’il n’est pas assouvi, tout besoin, tout désir (excepté ceux qui naissent de détresses physiques, comme la faim, la soif ou la douleur… et encore!) est subordonné. Si le vit vous titille, il suffit de vous pignoler; dès qu’il y a objet, fût-il symbolique, poupée gonflable ou fantasme, cet objet est suspect d’être sujet, et le narcissisme de se trouver à l’œuvre. La pulsion à sublimer (si je puis l’appeler ainsi, car je la crois non pas originelle, mais née du rejet) selon moi, et en tout cas pour moi, c’est le besoin d’être aimé, admiré, constitué étant; et j’éprouve l’impression de n’en décoller que d’une aile débile, d’y retomber continuellement, et que même en faire mon thème constitue plus un expédient qu’une thérapie. 

    Mais n’est-ce pas sombrer dans le paralogisme? Je me demande en quoi la narcipathie entrave l’élan sublimatoire; en substituant le désir d’être au désir sexuel, je m’enferme dans le narcissisme, et au lieu de comparer mon potentiel de sublimation à celui d’une personnalité, disons, extravertie, je me contente de répéter bêtement que lui peut se passionner pour l’objet en soi, et moi non! Les dés sont pipés… Du même coup, suivant en cela Kernberg, d’ailleurs, j’assimile indûment sublimation et créativité, alors qu’il y a bien des chances que le narcissisme inhibe la première, mais dope la seconde, le seul champ laissé à l’esprit étant celui de l’invention, dont on peut au moins se parer, même si elle est pénible, parce qu’essentiellement fausse.

    En fin de compte, il est patent que ce concept ou cette notion de sublimation ne me permet pas de penser mon problème. Ce qui reste clair, c’est que le narcipat, centré sur sa reconnaissance, crée d’abord pour l’obtenir. Comme il fait tout, d’ailleurs. Mais il est bien difficile de voir là un élément de distinction : est-ce projectif? Si l’abnégation réelle existe en ce monde, je ne lui ai jamais été présenté, ce qui m’autorise à supposer que tous ces gens qui sous le feu des projecteurs passent pour dévoués à un être, à une cause, à un groupe ou à l’humanité s’en fichent comme de colin-tampon dans l’intimité. Bien sûr, ils le cachent plus ou moins bien, et à cet égard je ferais plutôt partie des plus malins, car des plus conscients. Pour le peu des autres qu’il m’a été donné d’entrevoir, la seule alternative au m’as-tu-vuisme, c’est la jouissance égoïste pure et simple, que j’ai bien du mal à associer à la production artistique : si vous produisez, ou vous y efforcez, c’est qu’il vous manque quelque chose : une œuvre de réplétion, ça n’existe tout simplement pas.

    Ai-je progressé depuis cette conclusion, qui ne devait guère à l’auteur censément commenté? Très peu, il faut bien l’avouer. Rien ne m’exaspère comme la condamnation avant toute épreuve d’un groupe, ethnique, culturel, caractériel, surtout quand j’en fais partie, et je ne vois guère de différence entre me refuser a priori la créativité, la sublimation, le talent, en tant que narcipat, ou simplement “parce que c’est comme ça”. Kernberg d’ailleurs se garde bien d’affirmer que le narcissisme pathologique scie le potentiel de sublimation : « Ils ne disposent habituellement pas de réactions affectives profondes dans les domaines artistiques ou d’investissement dans des systèmes de valeurs éthiques ou dans une créativité qui aille au delà de la simple satisfaction de leur but narcissique; ils y restent étrangers. » Cet “habituellement” gâte tout, comme les “souvent” de La Rochefoucauld. Il est vrai que le motif d’exclusion est précisé plus loin : nous serions superficiels, et ne posséderions qu’un « potentiel de “pseudo-sublimation”, c’est-à-dire une capacité à un travail actif et efficace dans certains domaines, qui <nous> permet<trait> de satisfaire en partie <nos> ambitions de grandeur et d’obtenir qu’on <nous> admire. » Nous pourrions « faire preuve d’inventivité », voire devenir des « artistes éminents dans certains domaines. Toutefois une observation attentive et prolongée de <notre> production mettra en évidence l’aspect brillant mais superficiel de <notre> travail, le manque de profondeur qui, sous le brio, traduit en réalité le vide. » Je me permets de renvoyer au Rossignol de Janine Chasseguet-Smirgel pour des précisions troublantes, mais dogmatiquement surchargées de pénis dont je m’opiniâtre à ne pas voir l’utilité, ce qui en dit sans doute long sur mon déficit de symbolisation.

    Si j’essaie de mettre à plat ce que je comprends d’un handicap qu’il me semble par ailleurs éprouver, il est assez clair qu’une divergence d’objectifs au moins initiaux creuse une première différence entre le narcipat et ses confrères doués d’objectalité : non que je m’imagine que pour quiconque l’art relève du don gratuit; mais au moins peut-on supposer que les non-nar s’absorbent dans ce qu’ils créent, donc, pour le plaisir, alors que les gens de mon espèce sont focalisés sur le retour qu’ils escomptent; or l’impératif de se faire admirer en écrivant ou peignant mieux que personne n’a jamais tenu lieu d’inspiration. Je ne crois pas que, pour la plupart, les narcipats soient des imitateurs, ce sont plutôt des contrapédistes, par crainte de la concurrence; mais le contre-pied est une imitation à l’envers, et si l’on a que lui pour guide, on ne peut que patauger dans le factice. Reste quand même la question de savoir si l’“objectif sans objet” de produire du meilleur, du parfait ou de l’inouï est définitivement confiné au paraître, ou s’il n’est pas relayé en route par un intérêt intrinsèque pour la chose à dire, ne fût-elle que la vérité sur soi. Car la seconde différence, qui ne me paraît pas affecter d’autres arts que  l’écriture, tient à cette forclusion de l’altérité qui peut-être nous ferme certaines formes de création, notamment romanesque, celles qui exaltent la diversité ou fuient l’introspection… Je ne suis pas romancier, au sens où certains le sont, dont la concurrence à l’état-civil ou les minutieuses descriptions me rasent; mais je dois admettre que ne peindre que soi, sous cent masques ou un seul, si ça réussit à Stendhal, Dostoïevsky et bien d’autres, rate à beaucoup plus; et je ne crois pas impossible, tant je m’emmerde en moi, qu’en effet, en cas de succès d’une analyse, « ils arrivent à réaliser une vie plus profonde et significative, et commencent à tirer des sources de force et de créativité de leur monde nouvellement développé de relations d’objet internalisées. » Il se peut qu’une carence d’empathie avec les expériences humaines, couplé ou non avec un défaut d’intériorisation de la Loi, soit responsable d’autres manques-à-créer, mais je ne suis pas bien sûr que les moins mauvais de mes livres ne soulèvent aucune émotion. Il faut en tout cas ajouter ici que, le narcipat faisant le vide autour de lui (à moins qu’il ne trouve un succès de bateleur; mais alors c’est le ressort propre de sa créativité qui s’en trouve brisé), il n’a guère d’occasions d’étoffer sa collection d’objets internes, ni d’entendre beaucoup de messages nouveaux, d’où découle un bonhomme terriblement stagnant et répétitif, qui a vidé son sac longtemps avant la mort, et même avant le gâtisme. Enfin (une fin toute provisoire), tant la méfiance que le besoin d’aval qui caractérisent ses rapports avec autrui constituent des entraves supplémentaires : la première en fermant les sources d’inspiration : tout ce qui vient des autres lui paraît suspect; le second en interdisant les voies véritablement nouvelles, tant est prégnante la hantise d’être compris : je ne sais ce que vaut Finnegan’s wake, et, quand je disposerais d’un siècle, n’en saurai jamais rien; mais il est encore plus certain que je n’écrirais pas une page entière d’un bouquin pareil, quand même la publication en serait assurée : ça sonne un peu comme accuser les autres de ma banalité, il n’en reste pas moins exact qu’entre la peur du banal et celle de l’opaque je chemine sur une ligne de crête étroite quoique peu élevée. Mon symbole d’ailleurs fait le plongeon dans une vallée ou une autre si l’on n’oublie pas la peur du ridicule (souvent attaché à l’effort malheureux de dépasser la banalité), combien plus forte que les deux premières!

    Cela dit, cette rage d’établir que la création m’était interdite fait elle-même question : est-ce que je n’essaie pas de coller mes échecs, avérés ou supposés, sur le dos d’une nature vainement combattue, et à laquelle je ne pouvais rien?

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