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Inventaire avant liquidation

[La hantise du rejet comme rebut, fuie dans la faute]

10 Décembre 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #61 : Narcipat?

 

    Mon effort constant vers l’objectivité d’évaluation est donc non seulement pourri par le soupçon d’anormalité qui pèse sur moi à mes propres yeux, mais par les simagrées de la fausse humilité, étant comme défini que la valeur-pour-autrui d’un homme est le résultat d’une fraction “valeur réelle sur prétention” : les écrivains les moins retors en sont bien conscients, quand ils logent leurs convictions les plus chères dans la bouche d’enfants ou de bergers analphabètes. Comme j’ai ici, si mince qu’il soit, un public, il m’est difficile de lui dire en face que je me trouve intelligent et talentueux, toute vitale que me soit cette illusion, cultivée en dépit de l’immensité de ce qui m’échappe, et que je n’arrive même pas à aborder. Mais bon sang, je ne peux pas non plus me considérer comme un complet crétin, au regard de ceux dont je suis entouré, et à qui je suis assuré de river leur clou quoi qu’ils dégoisent! – et d’ailleurs, c’est là que le bât blesse, quoi que je me mette en tête de soutenir; car la victoire dialectique et l’appréciation correcte des faits ne sont que des cousins éloignés. [Sept ans plus tard, l’assurance d’“avoir réponse à tout” s’est à peu près changée en son contraire. Mon délabrement cérébral n'en est pas la seule cause : le vice d'avoir toujours raison semble avoir infecté le peuple à tel point qu'il serait temps de songer à une décoration pour les rarissimes qui consentent à méditer leurs erreurs, quand on les en sollicite. Non que je prétende en être : mis en situation de dépendance et d’infériorité, ma réponse est comme toujours de débarrasser le plancher. Potius mori quam vinci.]

    La juste lecture, me direz-vous, se situerait, pour moi comme pour tous, quelque part entre ce “totalement bon” ( = le plus malin, dans mon système) et ce “totalement mauvais” (l’abruti complet, celui qui ne comprend rien) entre lesquels ma tête balance; et bien sûr je m’efforce à la pondération. Mais elle m’est rendue difficile, et ce ex initio, par le refus total de reconnaissance qui m’est opposé en tant qu’individu original. Chaque fois qu’on m’a concédé un strapontin, les sirènes de l’outrecuidance se sont tues… quelque temps. Il est vrai que je refuse obstinément de me contenter d’une deuxième place au sein d’un groupe, qui raviverait la plaie de la préférence accordée jadis à mon frangin; mais je n’aspire pas non plus nécessairement à la première : il me suffit, comme à Otanès (voir Hérodote, III, 83) de n’avoir ni à commander, ni à obéir : « il n’entra donc pas en concurrence avec eux, et se tint à l’écart. Aujourd’hui encore, seule en Perse, sa famille demeure pleinement indépendante »… Mouais. En fait, ce choix d’Otanès illustre plutôt le retrait narcissique. Et au sein du groupe, pour peu que fugitivement je m’y sente intégré, c’est bien à l’omnipotence que j’aspire, mais à une omnipotence juste, représentative de tous, que tous approuveraient, qui implique donc que je me retire devant plus compétent, et surtout que je serve, et ne me serve pas. La parole de l’autre m’agace, certes, et je l’en dispense; mais elle est si sotte, à l’ordinaire, que le refus d’altérité est bien rarement caractérisé. Il me semble que si l’humanité comptait moins de crétins prétentieux et narciquiets, j’aurais plus d’occasions d’écouter et de restaurer une relation d’objet. L’empathie-sentiment ne m’est certes pas naturelle; mais les rares fois où j’ai cru en éprouver, c’est qu’un minimum de déférence spécifiquement motivée avait ouvert chez moi les vannes de l’objectal.

    Kernberg n’accorde pour ainsi dire aucun rôle au rejet, et du reste son bouquin ne se préoccupe guère des origines, de la constitution d’une personnalité narcissique. Il en donne une sorte de schéma abstrait, mais quant à savoir pourquoi s’édifie le soi grandiose, à quoi il répond, de quoi il défend, c’est la bouteille à encre. [N’exagérons pas : j’ai mis en gras ce passage : « il existe une augmentation pathologique de l’agressivité orale et il est difficile d’évaluer jusqu’à quel point ce développement représente une forte pulsion agressive d’origine constitutionnelle, un manque de tolérance à l’angoisse face aux pulsions agressives d’origine constitutionnelle, ou s’il est le fait de frustrations graves dans les premières années de leur vie », qui semble donner à constitution un sens plus kasher  (inscription dans le physique et le génétique) que le mien (celui de Sartre dans L’idiot de la famille, mais aussi de beaucoup de cons), qui renvoie au modelage d’un homme par le milieu. Cela dit, Kernberg est effectivement très prudent sur ce point.] Ai-je laissé leur chance à toutes ces attaques sadiques qui seraient essentiellement projection d’une agressivité archaïque? Il me semble qu’il y a une immense différence entre la méchante mère de K. et une mère rejetante, la première nous reconnaissant au moins en tant qu’objet digne de sa haine. Mais ne s’opère-t-il pas ici une confusion entre haine et rejet motivé? Ce qui terrasse surtout, dans ma mise à l’écart ou au rebut, c’est qu’elle va de soi pour les gens normaux, mais demeure sans phrase : une énigme préverbale. Et qu’il est donc impossible d’y rien répliquer. Mais il se peut, en revanche, que j’aie intégré à mon système une supériorité dialectique ultérieurement acquise, laquelle d’ailleurs n’est patente qu’à l’écrit, et face à des adversaires mal armés : après tout, quand j’ai agressé quelqu’un par lettre, ce n’est pas avec équanimité que j’attends la réponse, et il y en a même une de mon père, qui date de vingt ans, dont je n’ai jamais ouvert l’enveloppe, sous prétexte qu’il ne pouvait y avoir dedans que des conneries. [Ce que je n’avais pas prévu, c’est d’en trouver d’anodines : cf. Deuil sans peine.] La peur des attaques ne m’est donc pas étrangère, il s’en faut bien, même si j’estime de mon devoir d’y faire face. Mais les plus efficaces sont celles qui me rejettent dans l’indignité sans se réclamer de raisons : tu es nul, tu n’y connais rien, tu n’es pas vraiment vivant, au lycée personne ne t’aimait… Ne confondons pas! La haine non plus ne s’explique pas, quand elle est viscérale. Ma thèse, c’est qu’elle naît de la peur, et notamment de celle d’une menace pesant sur l’estime de soi; mais cette thèse ne vaut que pour mes pareils, et je ne les ai pas recensés, c’est le moins qu’on puisse dire… Ma peur à moi, c’est d’être de nature, et néanmoins par ma faute (encore un bon gros clivage, qui me fait régresser jusqu’à une notion archaïque de la culpabilité, telle qu’on peut la trouver dans l’histoire d’Œdipe, parricide et incestueux suite aux efforts mêmes qu’il a faits pour l’éviter) un déchet : avoir commis une bourde, un délit, un crime (par pensée, par parole ou par écriture) me réconforte, parce qu’alors le mépris ne relève plus d’une fatalité tenant à ma nature pourrie de naissance.

    Mais tout cela mériterait pour titre : Retour à mon vomi, au lieu de Qu’ai-je appris? à moins que la réponse ne soit : rien. N’est-il pas exact, pourtant, que j’ai peur des attaques que devrait me valoir au moins la “traîtrise” d’écrire à x tout le mal que je pense de y, et à y de x? Cette dévalorisation-là, que je joue par la bande (espérant obscurément qu’elle parvienne à l’intéressé, tout en m’indignant qu’on soit assez perfide pour la lui transmettre) m’a déjà valu bien des haines, et on les comprend : qu’on m’en fasse le quart, la tête me pète. N’empêche que si je saute sur le vitriol, c’est bien d’abord pour éviter le dédain… et peut-être aussi le vide, que des critiques circonstanciées remplissent admirablement…

    Que je sois en proie à une envie intense, à l’égard de tout ce dont les autres pourraient se prévaloir, et qu’elle se traduise d’ordinaire en dévalorisation, je ne le nie pas. Il me semble même que l’envie, suppléant à l’absence de pulsion primaire, devient la base du désir : que le désir superficiel de jouir dissimule toujours chez le narcipat une plus profonde revendication d’être : entre posséder et être perçu comme possédant ce qui mérite d’être possédé, il n’y a pas de différence pour moi, un faux passé me ferait presque le même usage qu’un vrai, et la fonction de la dévalorisation est narcissique : je n’ai pas cela, eh, qu’importe? Cela ne vaut rien. Et puisque vous m’avez confiné dans la valeur zéro, c’est que, tous, vous ne valez rien – sauf que vous faites l’opinion, que rien ne transcende, et qu’à moins que je ne parvienne à vous convaincre, c’est moi qui ne vaux rien. Sinon le rejet, du moins le sentiment d’icelui, est central et originel, mais « seul contre tous » est un combat perdu d’avance, car c’est “tous” qui doivent en proclamer les résultats. Raison pour quoi le giron de l’âme-sœur, qui représenterait la multitude, mais consentirait à vous prêter l’oreille, exerce une telle attirance…

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