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Inventaire avant liquidation

[Papotages - Un Caïn sans Abel? - Mon bureau d'appoint]

21 Mars 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #57 : Le deuil sans peine

    Retour au réel et au présent : c’est Yoann, le garçon, que mon œil accroche d’abord. Je ne l’avais vu qu’encore larve ou en photo, il est étrangement beau, et semble doté d’un de ces regards indomptables,  curieux, gouailleur et sans crainte, qu’on ne peut détourner de la vérité : simple élucubration pour l’heure et sans doute pour toujours : je n’aurai que le temps, au cours du repas, de l’entendre souffler, à ma dernière vanne creuse : « C’est ça le tonton qui… » à sa sœur, qui le fera taire, et, un premier soir, j’aurai la sagesse de me contenter d’une esclaffade intérieure. Un gosse selon mon cœur, ou encore un mirage? La question restera posée, car il passera le lendemain cloîtré à l’hôtel pour cause de grippe, que je croirai diplomatique tant que je ne l’aurai pas attrapée. Mais va savoir quand et de qui!

    La petite, en revanche, devrait avoir quinze ans, et, anorexie? consomption? c’est une allumette, trop petite, et surtout trop mince : juste le temps de mémoriser une blague pour le jour où je les rencontrerais ensemble, avec Sophie […] je ne m’aviserai que plus tard que la Miss Centre du Monde d’il y a encore trois ans, qui semblait, d’après récits et photos, imposer son crincrin à toutes les fêtes, ne l’a même pas emporté, et s’est changée en petite chose timide et effacée, qui ne parle que quand on l’interroge, ce que je n’oserai faire qu’une fois, sur Perlman et l’Andante sostenuto de la K. 296, qu’elle reconnaît d’ailleurs en quelques notes, qui mieux est fredonnées par la soussignée casserole fêlée. L’internat a-t-il étouffé cette fleur? Le père, qui va nous donner à admirer sa sensibilité objectale, serait-il un autocrate et un bourreau d’enfants? Ça n’a jamais été incompatible avec les larmes… Denis, qui a vu la petite bien plus récemment que moi, ne l’a pas reconnue. Elle a au visage un sourire stéréotypé, contraint, et ça m’a serré les tripes, le lendemain, de la voir dans son coin, muette, à cette tablée d’hôtel… J’ai essayé quelques allusions aux temps de parole déséquilibrés, sans insister, car naturellement ce qui m’angoisserait le plus, ce serait que Sophie eût transmis certains miens courriels auxquels, pour comble, je n’ai plus accès… et que cette consternante transformation leur fût partiellement imputable. T’avais qu’à pas les écrire, povcon. Certes. Et il serait encore temps de casser ma plume. Bah, composons en censurant les détails sur quelques personnages secondaires.

    La conversation ne roule, lors de cette bouffe de retrouvailles, hormis le Saint Nectaire du Buron et autres graves questions gastronomiques, dont je me trouve bien volontiers exclu, que sur notre participation à l’oraison funèbre : Geneviève a catégoriquement refusé, Denis de même, Jean-Yves hésite, préférant que personne ne parle, et je me fais tirer l’oreille, à peu près résolu à faire un numéro quelconque, et à peu près certain qu’il enfoncera sans mal la prestation de Michel, nécessairement conventionnelle et affétée, mais désireux de ne discourir qu’après lui, par souci de progression de l’intensité rhétorique, si l’on ose dire, mais surtout pour éviter que le bougre ne commente et conteste mon laïus, ce dont je le crois très capable s’il se sent distancé. On n’exige pas un droit de réponse devant un cercueil! D’autre part, il me semble prudent, le rival ayant quelque ressource, de ne pas lui fouetter l’émulation : je ne me propose donc que pour l’humble fonction de post-locuteur, au cas où l’orateur-chef n’aurait pas tout dit, et tout prêt à garder bouche close dans le cas contraire. Maman ronchonne que ça paraît bien la moindre des choses que l’aîné prononce quelques mots le premier devant le cercueil de son père. À quoi je réplique qu’il vaut mieux se taire que parler pour déplaire; que ça me gêne, non pas de mentir, mais de mentir devant des gens qui sauront que je mens; et que c’est un peu fort, juste pour m’empapaouter, de nous déterrer un droit d’aînesse qui n’a jamais été du moindre usage dans cette famille, ou qui m’a été ravi par un usurpateur 64 ans plus tôt.

    Dès ce coup de fil reçu sur l’autoroute, le souvenir du père a été balayé par le complexe de Caïn, par une concurrence qu’irrésistiblement je me peins biseautée par ce cochon d’Abel (il a joui d’heures pour préparer) et que je contre-truque à l’aise, vu la quiète supériorité du bonhomme, en me présentant comme un appendice, alors que je le destine, lui, au rôle d’avant-propos ou de faire-valoir – sans une idée certes pour le présent, mais déjà plus ou moins décidé à mettre à profit la nuit : le sujet, après tout, est vaste, même sans sortir des sentiers battus.

    Je manifeste donc, sitôt les desserts avalés, une certaine hâte d’aller nourrir ma dévotion filiale de la contemplation du cadavre : Geneviève, qui en a sans doute un peu marre de cette convivialité, depuis deux jours qu’elle est là, propose de me montrer le funérarium. Elle est d’ailleurs, sinon hostile, assez froide, et je me dis que ce niais de Sylvain a “mouchardé” que je lui faisais des misères, comme s’il avait encore huit ans, sans songer que j’évoque moi-même à plusieurs reprises, au chapitre précédent, la lettre trop véhémente que je lui ai expédiée. Plus j’y repense, plus je me répète que j’aurais dû raboter certaines formules, bien que pour la ligne essentielle, je reste inébranlable : un ado comme lui, beau (moins que ses cousins, mais eux sont de vrais top-models), bourré de connaissances concrètes et de savoir-faire divers, nullement sinistré de la plume, doit se débarrasser de l’outrecuidance et de son revers d’abîme dans les meilleurs délais. Et d’abord les voir en face. Mais s’il préfère des miroirs plus flatteurs, je ne vais pas m’acharner à placer le mien, ni insister pour aborder le sujet avec sa mère, si elle a fini par se convaincre que j’étais nocif pour sa progéniture. 

    C’est la première fois de ma vie que je pénètre dans un funérarium; de l’extérieur, quoique bien placée, cette guitoune ne paie pas de mine, à côté de ce que laissent imaginer les polars de Tim Cockey ou autres; mais il était suranné de s’inquiéter de l’heure de fermeture : on accède par digicode, et l’intérieur (où Geneviève ne m’accompagne pas : elle y est allée quatre fois) est, quoique riquiqui, assez ingénieusement disposé pour se passer d’humain salarié : trois chambrettes “individuelles”, plus des chiottes impeccables, donnent sur un salon qui pousse l’élégance jusqu’à fournir café et madeleines gratuits (une adresse à retenir pour les clodos!); quand on éteint chez son macchab, ça se rallume automatiquement à côté; et l’énumération est terminée : ni musak, ni lampes strobo : l’action se déroule à Dun, pas à Philadelphie ou Los Angeles.

    C’est aussi, probablement, la première fois que je vois un mort, ne disons pas proche, vu qu’il ne se ressemble plus du tout : on lui a composé la binette d’un comptable américain de 1910 ou 20, lunettes, lèvres pincées, bout du nez comme des fesses miniatures : la momie que j’avais découverte en juillet ne lui ressemblait déjà plus guère, mais là on a abusé dans le sens contraire : ce n’est plus de la thanatopraxie, c’est du remodelage, à base de remplissage. L’index, aux joues, à la gorge, rencontre du souple, probablement des silicones, c’est tout simple. Au mieux, je reconnaîtrais les oreilles d’éléphant qu’il tient de sa mère, et ont échappé au programme de rénovation. Quoi donc a pu, là-dedans, bouleverser Michel, indigner Jean-Yves, inciter Geneviève à revenir? Répondre qu’ils aimaient leur père, “tout bonnement”, c’est éluder la question.

    Je ne ressens, comme prévu, exactement rien. En serait-il autrement si le travail avait été mieux fait, si l’on avait au moins confié le mort à quelqu’un qui connaissait le vivant, ou muni l’artiste de quelques photos? J’en doute fort, sans pouvoir déterminer, comme d’hab, si l’affectif est bloqué ou manquant. Je n’ai rien à dire à ce cadavre, que je fixe en vain quelques minutes. Aucune inspiration ne peut en émaner. En revanche, la pièce minuscule, correctement chauffée (il fait moins six ou sept dehors), aux trois quarts occupée par le cercueil et les couronnes, est un havre de paix qu’il m’est loisible de convertir en gueuloir, ou marmonnoir : je serai là seul jusqu’à l’aube, si le désir m’en monte et dure (les veillées sont encore prévues, mais pour deux chaises seulement), et je me moque à peu près de qui pourrait m’ouïr, hors le cercle familial où va se dérouler le duel oratoire, à l’insu de tous, et peut-être même de l’adversaire.

    Raisonnement implicite : c’est sans décision formelle que je me retrouve arpentant la chapelle ardente, et déclamant avec des effets de glotte les fragments d’un réquisitoire, à peu près celui dont j’ai donné un aperçu plus haut, mais tant bien que mal purgé de ma vindicte personnelle : « Les morts, chantait Brassens, sont tous de braves types : rien n’est plus mensonger que l’éloquence de cimetière. Et si, pour une fois, nous nous en tenions au constat, si nous disions la vérité? Mon père était fourbe, menteur, égocentrique, à la fois pingre et dilapidateur, d’un orgueil délirant, mais bien dissimulé, envieux au plus haut degré, méprisant à l’égard de quiconque n’était pas dans la panade… » : je répétai au moins dix fois cette phrase introductive, ajoutant de nouveaux adjectifs, en oubliant à chaque reprise, voyant ressurgir des escouades de souvenirs significatifs où le ressentiment me semblait se transcender en jugement moral : « Il voulait tellement tout contrôler qu’on ne pouvait lui faire aucune confiance : quand je suis parti à Bangui en 78, je lui ai laissé une valise en dépôt, contenant quelques photos et cahiers de journal intime : en 79, chassé par Bokassa, et prématurément de retour, je m’aperçois que la serrure a été forcée […] Cinq ans plus tard, je suis amoureux d’une de mes cousines, qui, ayant perdu mon adresse, m’écrit à Dun. Un humain normal ferait suivre, mais pas ce fumier, jaloux de la terre entière, et tout spécialement de ses fils, qui garde la lettre, et tranche sèchement : “Elle n’a pas à lui écrire ici!” » Les anecdotes poussaient si dru que je ne parvenais pas à comprendre comment j’avais pu rester en relations avec une pareille ordure. Et plus je me sentais inspiré, plus m’envahissait la tentation de tailler vraiment en chaire ce costard au gisant, caracole hors des clous qui me brouillerait sans doute avec toute la famille, et m’interdirait tout prélèvement dans les Pléiades paternels, mais quel tomber de rideau!

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