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Inventaire avant liquidation

[Fonction et mécanismes de la rupture]

28 Mars 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #57 : Le deuil sans peine

    Mais nous n’avions eu que des heurts bénins tant qu’ils n’avaient pas impliqué un public; pourquoi donc ce bonhomme, qui s’était levé aimable à sept heures, et que je n’avais pressé en rien, affectait-il à huit l’irritation et la lassitude, si ce n’est pour rouler les mécaniques devant un ou des frères à qui il se sentait assuré de plaire en me rudoyant? Outre les liens qu’ils avaient entre eux, dont j’aurais eu du culot de me prétendre exclu, mais qui, de fait, m’excluaient quand j’étais là, j’éprouvais la résurgence non d’un complot, mais d’une espèce d’entente naturelle entre les “gens normaux”, alias médiocres, versus tous ceux qui font saillie, entente qu’il m’avait surpris et enchanté de ne pas voir se reformer la veille à midi, alors qu’il n’était pas bien difficile d’escompter le retour de bâton : n’est-ce pas un peu pour l’éviter que je m’étais privé de dîner? Chose certaine, Denis conversait avec Michel, le battu ou le roulé de la veille, qui en une nuit aurait trouvé une douzaine d’alchimies “subtiles” pour convertir une défaite en victoire, et avec qui tous ceux qui avaient refusé de concourir pouvaient se sentir, après coup, en accord : je ne jouais pas le jeu, c’était infâme, ou trop facile, etc. A peu que cet Haro sur le Cochon, né peut-être des doutes que je m’inspirais à moi-même, ne me fît regretter les dénigrements paternels, qui prenaient source eux aussi dans l’image du soi, mais ne se seraient pas assouvis sciemment de grégarisme!

    Eux tous contre moi : pas besoin de potasser de lourds grimoires sur la paranoïa pour accéder au revers du délire. Comment ne pas voir que les quelques mots qui l’avaient provoqué n’étaient rien? Que si mon échafaudage avait quelque rapport avec la vérité, elle n’avait aucune importance, et qu’il m’appartenait de considérer mon petit frère comme un chauffeur commode qui, si tard qu’il consentît à partir, me déposerait chez moi des heures avant tout train, et non comme je ne sais quel gardien de ma valeur, à virer d’urgence. On se ferait la gueule 400 bornes? Mon record n’en serait pas battu, ni le sien peut-être. Mais plus je “méditais”, moins je me raisonnais : l’avantage matériel, en ces rencontres, est pour moi comme zéro : j’aurais perdu, du même coup, ma part d’héritage, que je m’en serais senti, non pas retenu, mais poussé au cul. Rien là d’étonnant : l’offense était certaine, mais appelée à rester inavouée et incomprise, c’est comme si elle n’avait même pas existé pour moi-même, et vu que je n’étais pas disposé à laisser quelque arbitre en juger, il ne me restait plus qu’à la prouver par l’importance du tort subi : la virée jusqu’à la gare (bagatelle), les douze heures de dur, et, naturellement, la rupture définitive avec toute la famille, ah ah! Rrrran! Quand on pense qu’une semaine plus tôt je n’avais, en tout et pour tout, plus de relations (et espacées, encore) qu’avec ma mère, ma sœur… et Denis (déjà un progrès par rapport aux années précédentes!), on mesure l’ampleur du “Bon débarras” qui “montait” dans la pénombre, inversant rageusement le stupide bonheur que j’avais trouvé la veille, peut-être davantage à l’illusion de me sentir inséré dans la fratrie qu’à celle de la dominer de mon Verbe, avec en prime le Rotary-club du patelin.

    Il y a plus de trente-cinq ans que j’ai “isolé”, dans La nuit du cas Trou, ce “mécanisme” de montée du tort, appellation qui s’appliquerait assez mal au cas, le tort m’ayant sauté immédiatement à la face, et l’expérience m’ayant au moins servi à introduire un  délai… aggravant, entre autres parce que l’adversaire, après m’avoir traité en paillasson, avait, selon toute apparence, continué tranquillement à tailler sa bavette et à fumer son pétard. La “montée” du tort a ceci de déconcertant qu’on se demande quel pouvait être le statut de l’offense pendant les heures, parfois les jours, qui séparent le fait de sa qualification. Me mettre en boule pour rien, moi, jamais! Je ne suis pas un crétin aveuglé par la susceptibilité, j’ai raison. Mais où était cette raison-là avant que je ne réalisasse? Où était-elle le mois dernier, quand le même affront, ou quasi, est passé comme un pet? Quel droit ai-je de me mettre en colère, si je ne suis pas raide et immuable comme la justice?

    Que le tort vous monte au nez, ou simplement la vengeance, il se pose, dans la panique de l’humiliation subie, un autre problème, pratique celui-là : comment riposter par pire, et si possible par dix, cent fois pire qu’elle, d’autant pire qu’elle est plus douteuse, et que la “vengeance”, même purement autodestructrice, a pour fonction essentielle de prouver l’agression… de préférence sans avoir l’air de la remarquer, vu qu’accuser le coup, c’est considérablement l’aggraver – une contradiction qui n’est pas des plus faciles à résoudre. Ce dont je soupçonnais mon frère, il n’en conviendrait jamais : le lui jeter à la face n’équivaudrait donc qu’à me démasquer moi-même, et à en nourrir de “bien bonnes” sur le cocher de Bossuet. Si j’y songeais bien, du reste, le “succès” de la veille ne contribuait-il pas à me rendre plus ombrageux que de coutume?

    La fuite, un de mes modes d’expression favoris, et celui de mon père à ses derniers mois, quand il nous croyait, par intermittence, tous ligués contre lui, relève de l’action passive et infantile : faute du moindre pouvoir sur les autres, on agit sur soi – mais pour obtenir une réaction, même si l’on ne doit pas en bénéficier. Pour qui se voit en chevalier de l’Écoute et du Dialogue, la fuite est évidemment une défaite, elle consacre un refus de l’argumentation, sauf que c’est à l’autre qu’on l’impute, à sa mauvaise foi et à son manque de pénétration introspective, qui rendrait l’argument inutile. L’ennui (supplémentaire), c’est qu’étant inutile, donc gardé par-devers soi, il devient libre de s’aventurer très loin dans l’imaginaire, et plus tard, quand on a gardé des documents, non seulement on est souvent forcé d’admettre que l’affront ne tenait pas la route, mais dans une certaine mesure on s’en félicite, le simple fait d’avoir tort sur toute la ligne nous conférant un ersatz d’être. Cela dit, s’il y avait un volet envie à clore hermétiquement, le refus de l’assujettissement prêtait beaucoup moins le flanc : je n’allais tout de même pas, parce que j’étais son passager, laisser ce nain me mener à la baguette!

    J’avais beau me répéter, sous la couette : « Non, vraiment, ce serait trop con », il y a, il faut bien le dire, une volupté à rompre les amarres, volupté morose, mais presque égale en intensité à celle de l’intégration, voire de la domination, qui sont toujours menacées, alors que le château de solitude, d’ennui, de déréliction, est, lui, inattaquable.

    J’avais eu le sentiment de me livrer à une merdiquetation sans fin, mais en fait elle n’avait pas dû durer plus d’un quart d’heure chrono, assez pour me persuader que si j’avais fait du chantage, c’était loupé : ça ne bougeait pas du tout dans le landerneau. Mon sac est déjà dans la bagnole, avec l’énorme bouquin sur le gothique, ex-cadeau que me restitue maman, ne pouvant plus le soulever : je rentre le bouquin, me colle le sac sur le dos, lance un au revoir tout l’ monde depuis la porte, sous prétexte de contamination possible, et pars pour la gare, en aboyant à Denis au passage que je lui ai laissé la clef sur le tableau de bord : des retrouvailles avec les joies de la famille (qui sont, ni plus ni moins, celles du contact humain) on passe sans transition à la privation totale, et c’est à se demander lequel m’emballe davantage, tant, tout à coup, je respire mieux.

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