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Inventaire avant liquidation

[Bilan de sénilité - Un deuil dans les sous-couches?]

31 Mars 2017 , Rédigé par Narcipat Publié dans #57 : Le deuil sans peine

    Deux mois de quasinertie plus tard (dont cette fois je ne saurais accuser mon père!), résumons-nous, puisqu’en général résumer m’apaise, même quand je ne trouve que de la merde à noter, aux plans rapprochés comme à l’horizon : la cécité semble reculer, devant le Cartéol, et surtout les somnifères, mais je la sens là, à m’attendre, au moindre excès de lecture, et même sans : cette dame est des plus capricieuses, ou disons que je n’ai pas réussi, à ce jour, à cerner son mode de fonctionnement, à ce détail près qu’elle consent généralement à me lâcher la grappe au sortir de six heures de sommeil, mieux encore de sept ou huit : veiller les yeux fermés semble à peu près inutile, et Morphée résiste à tous les appels  de la fatigue physique : je viens de passer deux jours à une ultime extension de bibli (à moins de me mettre à cloisonner ma grand-salle) sans y gagner un quart d’heure de roupillon, et en vain aurais-je cassé des cailloux à la place; quant aux somnifères, j’ai beau varier les cocktails, je n’obtiens la portion de dodo voulue qu’au prix d’une continuelle augmentation des quantités, d’où quelque angoisse à voir fondre mes maigres stocks… et à constater les lacunes de plus en plus gouffresques de la mémoire et la poussivité du raisonnement. Quant à la créativité, n’en parlons même pas, elle n’a jamais existé : j’ai abordé la correction du Cacatalogue, et je jetterais tout, si seulement j’en avais le courage. Or comme c’est le meilleur que je suis censé avoir sélectionné, la conclusion s’impose. La frime française a beau brailler, je crois qu’au moins sur ce point l’Amérique a raison, et qu’il n’y a pas d’autre chemin vers une œuvre qui vaille que de savoir de quoi l’on parle. Quand on n’a pas aimé, travaillé, vécu, ce chemin-là est bouché : choisir la littérature contre la vie, à supposer qu’on ait le choix, est une absurdité, car alors votre littérature se réduit vite à une combinatoire de lectures, qui pue la resucée. Cette leçon-là de l’expérience, à peu près la seule dont je puisse me parer, je la crierais sur les toits, si ma voix portait au-delà des murs de ma piaule.

    Ne lisez pas, n’écrivez pas, vivez! Un peu nunuche tout de même, mon slogan, qui d’ailleurs ne trouverait à prêcher que des convertis. Quant à me prêcher moi-même, il serait un peu tard, point ne se rejoue cette partie-là, d’autant que ce n’est pas une question de géographie (je n’ai pas vécu davantage en voyage) mais de disposition d’âme. Je suis sans épaisseur, sans profondeur, et un pauvre con d’avoir nié l’existence du talent : la meilleure preuve qu’il existe, c’est que j’ai, flemme à part, tout sacrifié à en acquérir, et n’en ai jamais possédé aucun. Que faire de ma carcasse, pour le court laps qui m’en reste, les siècles passés répondaient à cette question : mettre un intervalle entre la vie et la mort. Et je serais bien libre, après tout, de considérer que Dieu m’a fait signe en ce sens, et que dix mois devant Sa porte, à m’essuyer les pieds sur le paillasson, c’est déjà plus qu’assez. Le malheur, c’est que, précisément, cette liberté ne peut triompher ni de ma paresse, ni de la bêtise des Textes, ni de l’ennui du culte… Dire que cette voie est fermée, je n’en ai pas le droit, m’y étant si peu évertué. Mais qu’on puisse avoir lu le tissu d’atroces et mesquines foutaises que constituent le Lévitique ou les Nombres, et tenir ça pour inspiré, eh bien, bon paradis, les gars! Et au plaisir de n’être jamais des vôtres!

    Faire au moins une part à l’altruisme dans le post scriptum qui m’est laissé? Et quelle? Et comment? La seule qui s’offre, c’est de signer des chèques, ou de cliquer Paypal, occupation limitée dans le temps, et peu susceptible de me bonifier l’âme. Il est vrai que je m’étais trouvé du caritatif à ma mesure, me balader sur le Ouaibe pour rafistoler les estimes-de-soi avariées, boulot qui manque de bras, ou n’est fait que fort mal, à charge de revanche (genre : « Génial! Bravo! » accompagné de l’adresse d’un site quelconque), et avec une condescendance pire encore que l’abstention. Les ratés de ma vue (rien ne vous la nique comme de lire, ou relire, sur écran : écrire l’éprouve beaucoup moins) ne m’ont pas permis de mettre en œuvre ce programme, qui exige du doigté, un certain suivi, un minimum de sincérité… et pourrait ne déboucher que sur le travail de cochon d’usiner des m’as-tu-vu en regonflant leur ego à la pompe. Au moins faudrait-il essayer, avant d’entrer dans les ténèbres, de grignoter un petit millionième de cette littérature qui étouffe de n’être lue ni saluée de personne, alors qu'elle n'est pas nécessairement exécrable. Il me semble que si une B.A. est à ma pointure, c’est bien celle-là.

    Mais, médiocre ou nul, il s’impose auparavant de terminer mon Inventaire, ou, disons, de l’inachever explicitement. Les chapitres à venir ne vont pas créer la surprise, j’ai assez répété que la synthèse et l’explication sont là, tapies dans l’ombre, depuis la première page; pour mieux dire, elles n’ont pas cessé de pointer l’oreille, et n’ont guère changé que sur des points de détail : à la limite on pourrait s’en passer, comme on se passera, probablement, d’une mise en forme de l’hypothèse parano, et de l’étude psychostylistique qui me coûterait un temps fou, sans assurance de déboucher sur un brin de neuf, et que ma prose, guindée, répétitive, brillant surtout par ses carences, ne me paraît pas mériter.

    Que la mort du père correspondît à un arrêt définitif d’écriture, on pourrait y trouver une certaine cohérence, mais à condition de changer radicalement de contexte. L’événement, on l’a vu, ne m’a pas tiré une larme ni perturbé un repas : bien entendu, on pourrait supposer, sous cette surface lisse, des tempêtes abyssales, une culpabilité qui se ferait glaucome (papa en avait un); on pourrait trouver bizarre que ma prothèse oculaire ait commencé à me paraître rugueuse, et que j’aie décidé de la changer pour la première fois depuis au moins un demi-siècle (la sécu en rembourse une tous les six ans, et le labo du coin n’a consenti à me croire qu’au vu du silex mal poli que je me trimbalais dans l’orbite), comme si la matérialisation du tort subi était tout à coup devenue inutile… On pourrait dire à peu près n’importe quoi, en spéculant sur l’inconscient et le psychosomatique. Plus troublant, quand je parle tout seul, ce qui n’est pas rare, surtout quand j’essaie de retrouver pour quoi donc je viens de me lever le cul de mon fauteuil, ou quand je récapitule les trucs que j’ai à faire (en oubliant, si courte soit la liste, le quart ou la moitié), et surprends ma propre voix à l’improviste, il me semble, avec trente ans d’avance, et encore le plus gros de mes dents, adopter l’ultime tempo de papa, sa diction inarticulée et plaintive, et le ouofff  + geste avec lequel il renonçait à faire des fouilles dans sa mémoire sinistrée. J’ai comme un frisson rétrospectif devant le narrateur de la Recherche qui voit sa mère se métamorphoser en sa grand-mère après la mort de celle-ci… En ce qui me concerne, ce ne sera pas par dévotion filiale, du moins consciente… Mais après tout, ce serait bien fait pour ma gueule que l’infâme et authentique reproche mal déguisé que j’ai évoqué en chaire se traduise, arf, en chair… et que ne pas jouer les prolongations débouche sur les jouer plus tôt. Est-ce qu’un Alzheimer hypervigilant serait en gestation, voire déjà bien avancé? J’entrevois là, j’y aurais mis le temps, comme une chance d’écrire enfin, in extremis, quelque chose d’intéressant : Retour aux sources, ou Journal de ma retombée en enfance, ou Mon combat sans espoir contre la sénilité… Chic alors! J’ai encore réussi à pétrir la merde en pain sur la planche! Mais finissons-en d’abord avec le narcissisme.

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