[Benzoverdose]
Je me suis étendu avec trop de complaisance sur les méthodes disponibles, et surtout sur celle que j’avais choisie, pour y revenir encore. Plus approchait l’échéance du froid, plus je rétiçais à une balade en montagne. Certes il arrive que M*** plonge sous zéro; mais à peine, et rarement pour quarante-huit heures assurées. Or si le désir de disparaître s’avérait assez fluctuant, celui de m’esquinter davantage était, lui, inconnu au bataillon – du conscient, du moins; mais n’écrivons pas que c’est le seul que j’aie réussi à assouvir : la suite est porteuse de nuances. Sur la Camarde en face, j’aimerais bien vous décocher quelques ultima verba de haut goût, mais j’avais opté, tout en parlant d’elle, pour regarder ailleurs : le 14 novembre, voici sur quoi débouche une tartine commencée à 3h39, mais achevée peu avant l’aube : « Vivre dix ou vingt ans de plus? Pires que les douze qui précèdent? Allez, on s’en va. » Paroles de vérité? Accablantes, en ce cas; car les douze qui précèdent, je les ai, dans la mesure de mes limites, façonnés à ma convenance, et me félicite au moins de les avoir déliés de presque toute obligation extérieure, ne sacrifiant plus aux chair-et-os, depuis que j’ai viré Zoé, et à la seule exception de mon stage au conseil syndical, que quelques jours l’an. En réalité, la ligne de bilan ne faisait, décision prise, qu’inachever d’une pirouette les longs paragraphes où se lit en clair que l’intolérable, c’est l’incertitude. La veille, le 13, je m’étais cru guéri; il ne m’avait pas semblé commettre la moindre imprudence; et le 14, dès le lever, une cuisson de haut-fourneau! Je refusai brusquement de vivre ainsi sous la menace d’un sniper fou, ou de cingler sans gouvernail vers un inconnu patibulaire. Merde! Un début de cataracte, une telle géhenne! Mais tous les pets-en-travers du Web y auraient consacré de pleins écrans! J’avais autre chose, c’était sûr; et pas un médecin digne de ce nom sous la main. Les urgences? Je n’osais, craignant de n’y être pas pris au sérieux – et, en profondeur, sans doute, de ne pas le mériter.
J’étais préparé; mais préparé aussi à me dégonfler, depuis une quinzaine que je remettais au lendemain. La faim de la fin me prit comme une chiasse, après fermeture des persiennes, pour éviter tout rai de lumière, vers l'extérieur cette fois : j’empoignai mes stocks, épargnés de prescriptions étalées sur deux ans : dix boîtes de Noctamide 2 mg, dont quatre du générique qui leur est désormais substitué, quand on ne paie pas de sa poche. Dès que j’eus commencé à crever les plaquettes au dessus d’une assiette creuse, je sus que ma mesquinerie m’interdirait de gâcher cette bonne marchandise en la laissant s’éventer. La corvée fut courte : j’avalai le tout à la cuiller, avec un demi-verre de vin blanc, dans une hâte hébétée : si seulement je me rappelais une pensée, fût-ce pour les voisins ou pour Dieu et ma probable damnation, je la reproduirais, mais je ne suis même plus sûr d’avoir eu le temps de gagner mon lit. Cela dit, vu l’état d’icelui cinq jours plus tard, je suppose que c’est bien là que Morphée m’accueillit en son giron.
L’overdose de benzos! Ça sniffe son ado, et peu averti, encore. Pas possible, on nous le répète de partout. Et j’accorde que s’il m’avait paru urgent de mourir, même sans souffrance, j’avais la corde à quelques pas, avec son pittoresque nœud à étages des potences d’antan. C’est d’un congé que j’avais besoin, mais en me donnant des chances qu’il fût définitif, et quand on met ce filtre en place, on peut toujours trouver de l’info à y piéger : ainsi celle, sur un site de vulgarisation médicale, qu’absorber plus de six boîtes de Noctamide d’un coup est pratiquement sans exemple. Moi qui en avais thésaurisé dix, ne pouvais-je espérer… au moins de battre un record? Franchement, je n’y songeai pas; mais, chaque comprimé me procurant six heures de plongée, sans aller jusqu’à escompter, avec 140, les 35 jours de la stricte multiplication, la moitié ou le tiers de ce produit représentait déjà une jolie absence, où le dodo pouvait se rebaptiser coma; et quoi donc empêchait ce dernier, à son tour, en prenant le temps qu’il fallait, de glisser insensiblement vers le décès? – compte tenu de ce supplément de différence avec l’ordinaire des pleurnichards du Web : nul ne me dérangerait. Si l’on nous fait une telle histoire de ces types qu’on retrouve momifiés un an après, c’est qu’assez rares, somme toute, sont les vies totalement préservées des casse-pieds et des sauveteurs.
Et sous ce rapport, y eut pas à s’ plaind’ : comme je ne me crois pas, physiquement, si différent de vous, je pense pouvoir vous avertir que pour une masse de 55 kilogs, dans le cas de figure où vous ne seriez pas enquiquinés et interrompus, vos 140 unités vous vaudront quatre jours et demi de sommeil, plus une frange de vasouillage assez difficile à estimer par le vasouilleur soi-même. Cinq peut-être pour plus maigre ou moins mithridatisé? Une semaine grand max, d’un “sommeil” plutôt agité, et partiellement conscient : pas plus trace de voyage astral, de tunnel ou de bonté rayonnante que d’aperçu de la fournaise; mais j’ai vague souvenance d’au moins trois stages, le plus long probablement dans mon pieu, ignoblement croûté le 18 de je ne sais quelle substance épaisse et incolore (qui ne sentait ni la pisse, ni la merde, ni le vomi, mais pouvait tenir d’un peu des trois), un à plat-ventre sur le carrelage, et un dans un “cagibi” dont je ne pouvais m’évader, délimité par le mur, la porte (fermée), le pied du lit et une bibli. J’avais perdu 4 kilogs (de 55 à 51) dont deux revinrent au galop, et bien sûr toute ma réserve de nuits tranquilles, si longue à reconstituer (c’est bien le plus surprenant, peut-être, qu’un produit aussi anodin soit prescrit par 28 max) : or cette foireuse opération a été suivie de six fois 24 h d’insomnie à peu près totale… laquelle, sans prescription d’un nouveau somnif, semblait destinée à se poursuivre indéfiniment : d’après cette expérience, (je ne me souviens pas de l’avoir noté par le passé), ce serait là l’effet, immédiat, disons, le plus fâcheux d’une benzoverdose. Si je n’avais eu que ce prix à payer, je m’estimerais largement gagnant, non seulement pour raisons affectives que je détaillerai plus loin, mais parce que ce repos radical m’a quasiment guéri l’œil pour sept mois (à ce jour, 28 mai, où les loupiotes de l’ophtalmo se sont dissipées) : sept mois de ciel couvercleux ou de rideaux doublés, certes, sans folie, et presque sans déplacement; sept mois à prendre l’habitude d’y voir moins, et d’exiger fort peu de ma personne. Mais quand même. Cela posé, s’il se trouve 1) un lecteur, 2) pour user de ces lignes en guise de vademecum, je lui conseille très fort d’attendre la suite.
Naturellement, s’il avait fait moins quinze… Mais ce n’était pas le cas. Si j’avais associé à des alcools… lesquels ne sont pas, eux, d’accès si malaisé! On ne m’avait pas encore dit l’efficacité du mélange, mais je devais la pressentir, puisque je m’étais vaguement proposé d’empletter une bouteille de raide… et y avais renoncé. Rien peut-être n’atteste davantage que je voulais simplement m’offrir des vacances, en évitant les séquelles, et, dans la mesure du possible, de pisser au lit. Selon le scénario le plus vraisemblable, d’ailleurs, si je me suis retrouvé sur le carreau, c’est en somnambulant vers les chiottes, ou en en revenant. La providence m’avait apparemment gâté, et je suppose que je ne l’ai pas assez remerciée, surpris pourtant de sortir du mælström sans faim ni soif ni bugne… mais pas au plus haut de mes facultés, puisque le 21 encore, j’évaluais à sept jours mon laps de “relaxation”, et qu’une demi-douzaine de nuits d’insomnie furent consacrées à des quêtes à la Sisyphe, des noms de Ruth Rendell et de Lawrence Durrell, notamment, que je n’arrivais pas à retrouver ensemble, comme deux visages différents composés des mêmes traits; ou, plus obsédante encore, d’une citation de Léautaud, extraite d’une cérémonie de consécration anthume, organisée par je ne sais quel groupe ni quel mécène : « tels qu’en la mort le souvenir les fait ou fait être », étrange émanation des ténèbres, le plus grave étant sans doute que je l’ai cherchée sur le web, et, avec une certaine fébrilité, dans les 2106 pages du tome III, n’arrivant pas à me convaincre que le demi-sommeil de ma raison l’eût enfantée.