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Inventaire avant liquidation

[Comparaisons malsaines]

21 Septembre 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #44 : Parcours de santé

    À la quarantaine, ma sœur a pris la décision de sauver sa vie, malmenée par divers chagrins et déconvenues, hantée par l’inutilité et la répétition, en faisant souche in extremis, avec le partenaire le mieux choisi, sur qui elle s’est pourtant rabattue, ayant préféré jusque là un certain nombre de tordus parfois caricaturaux, mais dotés d’une forte autosatisfaction, dont elle pouvait peut-être étayer ses propres incertitudes. Elle a enfanté deux fois coup sur coup, pour éviter à l’aînée un profil et un destin d’enfant unique : c’est le seul aspect altruiste de cette décision, puisqu’il n’est pas soutenable qu’on procrée par dévouement à une progéniture qui n’existe pas encore, et pourrait ne pas. Il s’agissait de placer sa vie (et celle de Jacques) dans une entreprise à plein temps, à laquelle ils ont à peu près tout sacrifié, militance, bibine, création et culture (quelques plages exceptées pour lui, lesquelles, raboutées, ne font pas peu), tout, sauf les goldos, fumées dehors, même au fort de l’hiver. Ils ont pu commettre des erreurs que j’ignore, celle entre autres de ne pas assumer avec assez de fermeté le poste de commandement, mais ils en connaissaient beaucoup à éviter, ils ont fait de leur mieux, avec une abnégation naturelle (ayant eu le temps de prendre la mesure du reste), et en fin de compte ils ont formé deux enfants pour qui les valeurs spirituelles l’emportent sans contredit sur le souci de se faire le plus de fric possible, ce qui suffit à les loger dans une élite très restreinte. La fille piaffe de prendre son envol, mais sans couper le cordon ombilical nourricier, le garçon (qui semble avoir gardé de sa longue phase de mégalomanie ouverte de sérieuses difficultés de contact avec sa classe d’âge) paraît désireux de prolonger autant qu’il pourra son enfance, mais une enfance studieuse, du moins dans les voies qu’il a choisies. Et quelle que soit la suite, quel plaisir c’était, il y a six ou sept ans, de leur faire découvrir quelque truc marrant, comme des escalators géants ou une fontaine dans laquelle on pouvait se tremper jusqu’aux cheveux! Ces années bénies ne peuvent pas être totalement perdues, comme le sont les miennes, et j’ai beau me répéter que le même bonheur ne pouvait être mon lot, parce que j’aurais tout gâché en pensant sans cesse à mes chefs-d’œuvre morts-nés, et en ne pouvant m’empêcher, aux heures d’exaspération, de gémir sur ce thème coram filiis, malgré moi des comparaisons s’opèrent entre la liberté, certes, mais le néant que j’ai dans les mains, et… quatre ou cinq ingrats éparpillés dans l’hexagone? Je ne vois  pas que mon père, auquel je ressemble tant, en soit beaucoup plus avancé… mais la comparaison est biaisée : pierre tombale en vue, tout s’égalise… je maintiens pourtant que l’amour doit en alléger la perspective. Laissons ce parallèle, qui n’est pas le bon : ce qui m’afflige, en réalité, m’indigne, et même m’arrête au bord du don anthume ou posthume, c’est, sous le rapport de l’intérêt manifeste, l’absence presque totale de renvoi d’ascenseur, d’autant plus scandaleuse, dirai-je, que l’affection des gosses est en soi une récompense suffisante, et que des parents de qualité n’ont qu’un besoin très subalterne qu’on leur dise que leurs loupiots sont réussis; moi, je crois que j’aurais mal aimé une fille moche, sans ambition, et fermant boutique à seize ans…

Si elle avait loupé Normale

J’y aurais dit t’appelles ça bosser?

Et devant un dix-huit j’y aurais fait la morale

Fill’ d’andouill’ les deux points où c’est qu’ils sont passés?

mais c’était justement une raison entre autres pour n’en pas avoir. En revanche, on aura beau me bassiner sur le plaisir d’écrire, je reste là-dessus de granit : il est anticipation d’un écho, si possible d’un aval, et des plus minces quand cet écho ne vient pas. Or cela, ma sœur ne l’ignore pas : et je trouve un peu vif qu’elle ait insisté pour obtenir l’adresse de mon blog pour ne jamais m’en piper mot. Tout ce que j’en ai ouï, sur ma demande, c’est, du Cacatalogue, « C’est pas ce que je préfère », et d’Hightower, que je me suis contenté de traduire, donc dont je pouvais affirmer sans vergogne qu’il est drôle et libérant, des balbutiements signifiant qu’elle ne savait même pas de qui il s’agissait – ou qu’il était si mal traduit qu’il en devenait illisible?? Je reconnais que je ne me suis pas employé à forcer ce silence, mais qu’il ne lui soit même pas venu à l’idée, à la faveur de l’anonymat, de lâcher un com’ d’encouragement ou de critique, ça me paraît monstrueux. Peur de dire des bêtises? Pitié pour la merde dans laquelle je suis enlisé depuis trop longtemps pour être récupérable? Qu’on le dise et le prouve! Geneviève n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai, puisqu’il y a trois ou quatre ans il lui avait suffi d’une douzaine de chansonnettes pour renoncer à les noter de A à E, ce qui ne constituait pas, ce me semble, lecture comprise, un labeur surhumain. Ne parlons même pas de les interpréter, à quoi elle s’était quasi-engagée, et sur quoi je n’ai jamais compté. N’empêche que ce bémol est inévitable, et qu’il me paraît pour le moins déséquilibré qu’on s’entretienne à n’en plus finir de l’avenir des enfants (en reconnaissant au passage que certaine démarche que je préconisais l’an dernier eût été judicieuse), et que de mes enfants à moi (la métaphore me répugne autant qu’à Flaubert, mais le parallèle n’en est pas invalidé) il ne soit jamais question. La différence est de taille, certes, avec ces Noëls de Dun que j’ai fini par fuir, et où la valeur d’un homme se mesurait explicitement au fric qu’il se faisait et à sa surface sociale : à D***, il n’en va pas ainsi, il y irait d’ailleurs trop du leur; et je n’ai pas l’impression d’être reçu en parent pauvre, ni du reste qu’ils feraient la moindre différence, à leur table, entre Lennie et Einstein; ma pauvreté d’esprit, c’est moi qui l’éprouve et m’en ronge; mais il n’y est peut-être pas étranger qu’on ne parle jamais de l’activité qui occupe l’essentiel de mon temps, la seule qui compte pour moi, et qui, comme un vampire, cherche en vain un miroir qui lui donne l’être.

    Ingrat, je sais bien. Comment, voilà une sainte qui accourt à ta rescousse!… Soit, mais ma magic box à part, le vrai sauvetage qu’elle a opéré, c’est celui d’une estime de soi qui partait en lambeaux, elle le sait fort bien, et il me semble que, de temps à autre, évoquer ç’à quoi passe le plus clair de mes jours comme quelque chose qui existe, ne serait-ce que pour le critiquer sans gants, serait non le treizième travail d’Hercule, mais l’abécé de l’équité. Confus de l’insulte, mais le rapprochement est flagrant avec mon père qui, du temps où l’on échangeait encore quelques mots au téléphone, ne manquait jamais de s’enquérir de la composition de mes menus, voire de comment j’allais, au sens originel du terme, mais se serait plutôt scié une patte que de demander : kestécris, par les temps qui courent? Il est vrai que j’aurais éludé la réponse, sachant à quel point il s’en battait la paupière, et qu’avec ma frangine j’en ferais sans doute autant; mais la voilà-t-il pas, la vraie solitude? Tout ce qui compte pour vous, n’en pouvoir causer avec personne, comme s’il s’agissait d’une activité honteuse – et au fond se convaincre peu à peu que c’est bien ça que c’est, attendu le mince talent qu’on y déploie… Je lisais ceci hier, dans le journal de Charlie Du Bos (19 mai 1924), qui m’a étrangement touché : « Le côté vicieux de Dostoïevsky devrait être étudié en prenant sa susceptibilité comme centre : ce qu’il y a de plus curieux dans les mélanges de cette nature, c’est qu’il est tout ensemble genuinely humble et cependant qu’il devient fou as soon as he scents, even from afar, la possibilité d’être humilié; alors – et ceci Gide l’a bien vu – il prend les devants et plonge tête baissée dans quelque acte injustifiable qui fera que l’humiliation sera méritée. Ceci, chez lui, fascinant à suivre; c’est comme si quelque chose en Dostoïevsky voulait se mettre d’accord avec une mauvaise opinion qu’à son sujet il pressent, et rétablir la balance de la justice à son propre dam ». J’espère avoir passé l’âge de m’égaler, de si loin et pour si peu, à Dostoïevsky, mais il me semble déceler chez moi un mécanisme semblable : la rage de me coller, à tout hasard, tous les torts qu’on pourrait me prêter, et peut-être pas seulement, pas fondamentalement, pour en arracher l’aiguillon, mais par horreur de me sentir coupé à jamais de toute autre conscience – ceci alors que la solitude physique est mon lot et mon choix! Bien entendu, il ne s’agit en aucune façon de “rétablir la balance de la justice”, mais de reprendre le contrôle de ma propre image, et, si je suis tenu pour un médiocre par les êtres apparemment les plus bienveillants, les mieux disposés à mon égard, au moins ne pas m’offrir de surcroît le ridicule de l’ignorer. Je subodore là une manière cauteleuse et inélégante de coller mes propres détériorations, ou insuffisances de toujours, sur le dos de ceux qui manquent de foi en moi, et peut-être, en profondeur, le désir d’adhérer à une condamnation que personne d’autre que l’accusé soi-même ne prononce en forme, si ce n’est un gâteux qui sera sous terre dans les deux ans qui viennent – j’ai en tout cas intérêt à me grouiller, si je tiens vraiment à l’y précéder – ce qui ne signifie malheureusement pas que sa sentence mourra avec lui.

    Est-ce qu’à la réflexion ce grief que j’adresse à ma frangine n’est pas injuste? Est-ce que je souffrirais la “banalisation” d’une œuvre qui est toute ma vie, donc, en conformité avec les canons du self grandiose, nécessairement sublime ou exécrable? Au fond, quand on essaie de m’en parler, ça me gêne, parce qu’on ne me semble jamais à sa hauteur – et j’élude, j’élude… un peu comme autrefois quand un élève avait l’audace de me comparer à un collègue, moi qui étais censé débarquer d’une autre galaxie…

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