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Inventaire avant liquidation

[La peur de la concurrence]

16 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #20 : Oranal

ORANAL

 

     Dans Le couperet de Westlake, une scène on ne peut plus banale : l’épouse de Burke, cadre au chômage, lui annonce à mots couverts qu’elle voit quelqu’un d’autre, et lui met le marché en main : ou il consent à ce qu’ils consultent un conseiller conjugal, ou elle fiche le camp. Rien à reprocher à ce poncif du roman américain, puisqu’après tout il reproduit la vie, ni à la réponse de Burke : il se plie, de mauvaise grâce, à l’ultimatum, tout en se promettant d’obtenir le nom du rival, pour le zigouiller : stratégie raisonnable, puisqu’il veut ravoir sa femme, et éminemment cohérente, de la part d’un gonze qui a entrepris – il y réussit, d’ailleurs, et ce n’est pas le plus mince charme du bouquin – de retrouver un emploi en assassinant celui qui l’occupe et tous les concurrents mieux placés. Ce qui fait plutôt problème, c’est, face à toute scène de ce type, à toute introduction d’un tiers dans le couple (et ici elle est double, puisqu’à l’amant s’ajoute un pro du relationnel comme si on n’était pas capables de régler nos différends tout seuls), ma réaction instinctive : un « Casse-toi, pauv’ conne! » sans appel, ou plutôt une immédiate sortie des lieux, dussé-je coucher sous les ponts par moins dix et en liquette. Pas question de regagner ma compagne : il n’y a plus personne à regagner, elle est disqualifiée dès qu’elle a pu m’en préférer un autre, même fugitivement, et même si elle m’est revenue, car son écart passager atteste que notre union est soumise aux comparaisons, aux lois du marché, qu’elle n’est pas d’une essence différente – et supérieure? C’est à voir. Rajout tardif, peut-être.

     Bien entendu, la vie ahane loin derrière cet idéal, je me suis tant bien que mal accommodé d’être un pis-aller pour Chantal ou Hélène, et de les aimer quand même – mais au prix d’oublier que l’une s’était rabattue sur moi après qu’un initiateur l’eut plaquée, et que l’autre était en quête d’un substitut-du-frère – de l’oublier ou de le transcender, en les amenant à mesurer la différence, l’incommensurabilité, l’ineffable unicité de notre commerce. Et que j’aimasse ou non, je mettais les bouts si je distinguais dans le lointain l’ombre d’une carotte, la simple possibilité d’un bonheur ou d’un plaisir indépendant de ma personne : j’ai lourdé Zoé, pour le crime – bon, c’était aussi un prétexte, mais pas seulement – d’avoir passé la moitié de la nuit à écouter de la musique avec un mec, dans sa chambre, sans soupçonner chez elle le moindre attrait actuel pour une aventure, mais, un : supposant que ça pourrait venir, et qu’à ce moment-là, elle ne me le raconterait pas; deux : tolérant presque aussi mal cette intimité psychique que la charnelle – alors que je n’ai pas aimé Zoé une seconde.

     Incapacité au pardon? Je ne me reconnais pas dans la formulation. Le “crime” n’en était un qu’entre guillemets, et même l’adultère caractérisé, je ne puis le tenir pour une faute. D’ailleurs, je ne punis pas à proprement parler. En privant de moi ma partenaire, certes je m’efforce de la culpabiliser, pour avoir contrevenu à un pacte tacite, mais pas pour avoir manqué à un devoir : il me révulserait d’être le devoir de quiconque. En fait, si psychotique que ça paraisse, l’offense tient plutôt dans le désir que dans son assouvissement : dès lors que ma nana aspire à l’étreinte d’un autre, que je ne lui suffis pas, le mal est fait – exclusivisme qui confine à l’insanité, de la part d’un type que même l’amour, ou ce qu'il nomme ainsi, n’a jamais préservé de désirer les passantes, et qui, plus entreprenant, n’aurait jamais eu l’ombre d’un scrupule à concrétiser une constante infidélité d'intention. Si la notion de pardon m’est à peu près incompréhensible, c’est sans doute qu’il est hors de question qu’on me le demande pour le seul tort qui m’importe, et qui ne consiste au fond qu’à m’avoir spontanément remis dans le rang : au mieux l’offenseuse pourrait-elle confesser une trahison, un manque d’égards ou une manifestation d’égoïsme, qui sont à côté de la plaque, parce que je ne revendique aucun égard, aucune faveur, et que ce qui écorne mon omnipotence, c’est que ton “égoïsme” ne te porte pas vers moi. Pour que ta fidélité me soit gratifiante, il faut que tu te sentes absolument libre de coucher à droite et à gauche, mais n’en aies nulle envie.

     Orgueil démentiel, assurément, associé comme toujours à une humilité vertigineuse : dès qu’il y a concurrence, quelle qu’elle soit, je me tiens pour battu, à moins que, pour de mystérieuses raisons – et à la limite pour mes défauts mêmes – on ne m’accorde toute la place, ou au moins la première – que du reste je m’arrange toujours pour mériter “dans son genre”, en ayant soin que ce genre soit si spécial que je m’y avère sans rivaux. Je fuis les concours, et m’explique mal comment j’ai réussi à décrocher mon CAPES, à une époque où il y avait plus de candidats que de places, avec une disserte de deux pages démontrant que le sujet était bidon. Un alter ego correcteur, probable : après tout, je me serais donné une bonne note! Je m’afflige périodiquement de n’être pas foutu d’écrire un bon petit roman de réplétion comme les autres, un frileur bien horrifique, par exemple, pour montrer que j’ai du métier, mais comment s’en étonner, dès lors que ma préoccupation majeure est d’échapper aux comparaisons, et sans doute à un bis de la “préférence” donnée il y a soixante ans à mon frère? Je suis condamné à l’extraordinaire – ou au négligeable. Anecdote significative : le lascar, ingénieur de son état, s’est offert il y a peu quatre années sabbatiques d’affilée. Or non seulement je n’ai pas douté un instant que ce fût pour écrire, c’est-à-dire, friqué, doté de vraies compétences professionnelles, de connaissances multiples, de deux gosses plutôt moins loupés que les autres, et d’une vie honorable sinon folichonne, pour me ravir jusqu’au lopin où je me suis retranché, mais encore je me suis convaincu qu’il n’aurait aucun mal à se faire lire, à trouver un éditeur – avec son petit truc bien sage dont je redoute peut-être surtout – à moins que je ne le souhaite, pour justifier une seconde fois le scandale de son succès et de mon néant – qu’il soit meilleur que tous les miens réunis! Or, point de nouvelle; Michel est certes pathologiquement secret, et se serait bien gardé de claironner l’entreprise avant qu’elle n’aboutît; on a pu me cacher son centième mille, de crainte d’un suicide, et lui, plus probablement, planquer au tiroir un magnum opus inachevé ou pas assez sublime; mais l’hypothèse est drôlette qu’il n’y ait pas songé du tout, se soit contenté, pendant quatre ans, de jouir du vin, des femmes, de la bonne chère, des contrées exotiques et des livres des autres : la seule vérité solide qui émerge de cette non-histoire, c’est celle de l’inéluctable déconfiture que j’y ai dégustée d’avance.

     J’y reviendrai : le tiers sans doute par excellence, avant le père, c’est pour moi celui-là, le successeur ou l’usurpateur dont la seule survenue vous chasse du paradis – et le dévalorise? Oui, ce paradis-là, l’originel, soigneusement conchié; mais ça n’empêche pas de le chercher partout tel qu’il aurait dû être, et durer. Avant de devenir l’excuse du conservatisme – si l’on ne peut pas tout changer, et refaire l’homme de zéro, à quoi bon y toucher? – et de la médiocrité – dans une société pareille, les meilleurs sont laminés – il me semble que mon intransigeance politique, le refus de la propriété (sauf intellectuelle) et surtout du pouvoir sous toutes ses formes – aussi bien de le subir que de l’exercer – tenaient à l’espoir/nostalgie d’un éden d’où toute différence de droit entre les hommes aurait disparu – voire de fait? Il est certain qu’à mes yeux c’est un encrassement d’être juif ou auvergnat, que les opinions et les cultures sont faites pour dialoguer et se fondre en la bonne, toute distance pour être comblée, toute obscurité dissipée, toute aspérité rabotée, tout quant-à-soi aboli : à peine un inconnu m’a-t-il dit bonjour que je tends à le traiter en ami d’enfance, à faire du sous-marin dans ses motivations secrètes, à lui déballer des confidences qu’on réserve à ses intimes – si tant est qu’on les fasse jamais : parmi les raisons qui m’aliènent les gens, celle-là n’est pas à écarter trop vite. J’en ai d’ailleurs piégé plus d’un dans ce vertige, que je retrouvais le lendemain bien froid ou bien gêné : il ne comprenait plus comment il avait pu. Il est vrai que je mens aussi beaucoup, et comme spontanément; mais toujours sur de l’accessoire, et avec l’intention, au moment même où je soutiens mes impostures, d’ôter le masque si l’on m’en laisse le temps. Enfin, non, pas toujours, merde! Réservons ce point, le soupçon que la soi-disant recherche du fusionnel ne soit pour moi qu’une comédie, et la vraie transparence définitivement adultérée par la catastrophe qu’elle a connue vers un an et demi. De toute façon, dans la relation duelle, en amour ou hors-l’amour, les partenaires ne s’équivalent pas : j’attends les confidences sans les solliciter, et elles m’exaltent sans m’intéresser, de par le poste de thérapeute ou de connaisseur de l’âme qu’elles me confèrent. C’est de moi qu’il s’agit exclusivement, l’âme-sœur n’est qu’un miroir, même si, le sachant illusoire, et aussi pour en donner l’exemple, je m’exerce parfois à en tenir le rôle, avec les jeunes de préférence, et pour ma courte honte, quand ils s’avisent que l’image que je leur renvoyais d’eux, c’était mézigue.

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