[Une vieille chanson cum commento]
Quand un gogo parlait de sa pêche au goujon
T'embrayais aussi sec sur ta pêche aux baleines
S'il avait lu Guy Lux t'avais lu Wittgenstein
S'il avait vu Vesoul toi t'avais vu Vierzon
Avec ta compagnie t'avais gagné la guerre
Et parcouru Venise au volant d' ton camion
Tu t'étais arrêté juste au bord de la terre
Non d' fatigue ou d'effroi mais d' songer À quoi bon
Seul'ment c'était pas vrai et maintenant encore
Je porte sur le monde un regard incertain
Les gens sont des acteurs les lieux sont des décors
Et je mens plus que toi en tâchant qu' ça s' voie moins
Quand tu r'venais du bal avec un oeil poché
On pensait qu' le pocheur devait être au cim'tière
Vu les l'çons d' clos' combat qu' t'avais pris' à l'armée
C'est vrai que tes avoin' ell's étaient meurtrières
C'est vrai que ta justice on la sentait passer
Qu'on aille à la campagne à la neige à la mer
C'était pas bien util' d' chiader l'itinéraire
Mes souv'nirs de vacanc' c'est des souv'nirs d' raclées
Mais t'étais pas l' plus fort et j' crois bien qu' des victoires
Tu n'en as remporté que sur tes môm' papa
Je garde encor' de toi la peur d'en recevoir
Et le goût d'en donner à ceux qui s' défend' pas.
T'aimais pas les feux roug' t'aimais pas les défenses
T'aimais pas obéir surtout quand on t' voyait
Quand la maréchaussée t' flanquait un' contredanse
Tu refusais d' signer les fautes de français
Mais quand mêm' pour les aut' des flics il en fallait
Mieux valaient cent bavur' que l'ombre d'un bordel
La liberté pour toi c'était tout naturel
La liberté pour tous ça marcherait jamais.
Papa mon vieil anar t'étais rien qu'un facho
Et je garde en mon coeur dessous mes enthousiasmes
La ferme conviction que l'homme est dégueulasse
Et qu'après le Grand Soir viendra le Grand Fiasco.
Tes chefs étaient des cons et mes profs des andouilles
Proust était filandreux Sartre avait tout copié
Tout Bach et tout Mozart valaient pas Viens Poupoule
Bergman et Fellini faisaient rien qu' des navets
Si t'avais eu du fric quels films t'aurais tournés
Si on t'avait confié l' portefeuill' des finances
Une mer de bien-être aurait noyé la France
Et en votant pour toi on sortait du merdier.
C'est toi qu'étais l' plus con et moi pour tout bagage
J'avais que ta conn' rie pour entrer dans la vie
J'os'rais pas affirmer qu'à présent j'ai fini
De me débarrasser de ce triste héritage.
T'étais irréprochable infaillible exemplaire
Exilé sur la terre et né pour y souffrir
Mais les aut' te prenaient pour un dingue ordinaire
Et f'saient mêm' pas semblant d'entrer dans ton délire
Tu n' pouvais parvenir à fourguer ton martyre
Qu'à des bourreaux trop p'tits pour se foutre de toi
Et à forc' de gueuler de bouder de punir
Tu nous rendais coupabl' on n'a jamais su d' quoi.
Je n'ai jamais quitté la bure de noirceur
Dont tu as revêtu l'enfant nu autrefois
L'angoisse pour toujours est mêlée au bonheur
Et je crach' sur ta tomb' pour qu'ell' s'ouvre sous moi.
Signalons pour l’apparat critique de la postérité que cette œuvrette, l’apostrophé en a probablement pris connaissance de son vivant, puisqu’elle se trouvait en cours de rapetas lorsqu’il m'avait rendu visite à Mortain en 84 pour m’emprunter à peu près toutes mes économies (trois fois rien, mais il était, comme toujours, aux abois). J’étais sorti, et il n’aura sûrement pas hésité à lire le brouillon sur mon burlingue. Le fric, il me l’a censément remboursé, l’année suivante (partiellement passée à Neuvic), en denrées dont, selon sa manière, il ne me communiquait pas les factures, de sorte que je n’aurais su dire (ni lui non plus, peut-être) si le compte était exact. En donnant, deux ou trois ans plus tard, cette baraque à ma frangine, se vengeait-il de son enterrement anticipé? Ce n’est pas impossible, et le comble, c’est que la réponse à cette question figure peut-être dans la lettre jamais décachetée, mais non plus jetée, censée répliquer à mes griefs, et qui se trouve encore à portée de main, dans un placard. Je m’étais dit, fuite commode, que lire quoi que ce soit de cette plume ne m’apprendrait rien, et rendrait inévitable une rupture définitive. Alors, maintenant?? Claironner que le jugement de mon père est une affaire classée, et ne pas oser ouvrir cette enveloppe, n’est-ce pas un peu contradictoire, et d’une lâcheté cent fois pire que celle d’éviter la vue du cadavre? Eh bien, transigeons : je vais finir mon histoire, puis lire cette missive, la coller en post-scriptum, et demander pardon, pour de bon, ce coup-ci, si j’y découvre quoi que ce soit qui surprenne, ou simplement un peu de bonne foi. M’est avis que le risque est des plus minces.
Revenons rapidement sur mes alexandrins qui, outre des maladresses d’écolier à faire grincer des dents (cette bure de noirceur, à 35 berges! Si le génie est une longue patience, combien de siècles m’aurait-il fallu pour devenir Musset?), comportent bien des inexactitudes : mon père était hâbleur, certes, et son souvenir d’avoir roulé en bagnole dans les rues de Venise était devenu, derrière son dos, un mythe familial. Mais qui sait si les Américains ne furent pas assez feignasses ou fadas pour débarquer des jeeps Riva degli Schiavoni? Accaparé par la famille et le boulot salarié pendant trente-cinq ans, il a passablement bidonné une culture qu’il n’a pu acquérir qu’à la retraite; mais à 70 berges, il ne jetait plus de poudre aux yeux. Il était structurellement menteur, par besoin d’être admiré et sentiment profond, je suppose, d'insuffisances authentiques ou redoutées, mais je ne l’ai jamais ouï se vanter d’exploits guerriers, sinon par allusions très légères, alors qu’il aurait pu le faire impunément, à condition d’éviter les noms connus. D’autre part, s’il bouillait de violence intérieure quand il se sentait méjugé, je ne me souviens pas qu’il m’ait frappé une fois en colère : au martinet ou à la main, il exécutait des sentences, soit à la demande de ma mère, soit sur mouchardage fraternel – le “nous” étant bien évidemment à traduire en “je” si l’on veut considérer le texte comme documentaire.
Aux couplets les illusions de l’enfance; aux refrains la vérité du héros, avec quelques exagérations : il m’apparaissait comme un crétin fini chaque fois qu’il prêtait à mes actes et propos des motivations infantiles, ou fulminait quelque verdict psy de sa façon (« Tout ça, c’est se regarder le nombril! »), mais non, il n’était pas “l’ plus con”, il était même plutôt intelligent, pour autant que j’en puisse juger, mais d’une intelligence qui excluait l’autocritique, avait acquis quasi tout son bagage vers 1950, 55 au plus tard [1], et, bloquée par l’illusion de sa prééminence, exclu, depuis, d’apprendre quoi que ce soit d’autres de chair. J’ai l’air de me planter devant un miroir pour faire le portrait de mon père, mais je ne me cache pas de lui ressembler dans son pire. L’étrange est que sa femme, intellectuellement défavorisée par son milieu originel, par le peu d’estudes qu’elle avait faites, et peut-être par la nature, constamment humiliée par un mari et une belle-famille imbus de leur brahmanisme imaginaire, ait réussi, elle, à force de stages, de séminaires, et surtout de reconnaître son ignorance, à lutter contre, à se tenir au courant, et non seulement à être plus fêtée que lui dans sa communauté d’accueil (où le natif était devenu “le mari de Mme B***”), mais à se rendre indispensable à un époux qui, tout en saisissant en un clin d’œil vannes et métaphores qui resteraient pour elle du chinois, a refusé quarante ans de toucher à un ordinateur, et affecté de tenir pour crétin quiconque s’y débrouillait.
[1] Il faut au moins lui accorder qu’entre 25 et 35 ans, sortant d’un trou, et fauché à ras, il était d’avant-garde – ce que je ne fus jamais –, sinon comme écrivain, du moins comme lecteur – ou collectionneur : il possédait la série des Poètes d’aujourd’hui depuis le premier numéro, mais les dos n’étaient guère esquintés, ni les tranches salies, et sa femme, qu’il forçait à lire Teilhard de Chardin dès sa parution (pas un fort signe de flair, à dire vrai) apprendrait outrée bien des années plus tard qu’il l’avait lui-même à peine entr’ouvert.