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Inventaire avant liquidation

[Mon pire crime]

26 Décembre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #55 : Méchant?

– Il ne paraît pourtant pas sorcier de te pénétrer du sort des lésés comme si tu les rencontrais dans un livre…

– Mais si, justement, voilà bien où ça coince! Je crois avoir bien “senti” mes classes en tant que public, mais comme dénicheur de détresses individuelles, je n’ai jamais fait d’étincelles. Et mon boulot, quand même, quand un élève ne voulait rien foutre, ne consistait pas à lui faciliter l’entrée en fac. Cela dit, en français-latin… Je ne crois pas avoir jamais eu un pouvoir décisif, et n’en aurais pas fait usage, de toute façon, pour me venger des enquiquineurs.

– Au petit jeu que Nastasie Philippovna, dans L’idiot, impose à ses invités, celui de raconter la pire action qu’ils aient commise de leur vie, laquelle choisirais-tu?

– Dans le cadre de la morale altruiste, je n’hésiterais pas une seconde : c’est d’avoir fait, indirectement, renvoyer un gamin du lycée technique où j’étais pion, l’hiver 70-71…

– Quoi? À vingt ans? T’as pas fait pire depuis?

– Pas dont je me souvienne. Et je ne crois pas que ce soit un subterfuge, pas plus que le fameux ruban volé de Rousseau

– qu’on a taxé de s’accuser d’un méfait connu de lui seul pour se disculper d’avoir mis ses rejetons aux Enfants-Trouvés

– Pas exactement pour s’en disculper, mais, disons, pour minimiser cette faute-là, qui me semble en effet très excusable, à condition d’omettre la mortalité effrayante qui régnait dans l’institution en question…

– Revenons à ton crime.

– La loi n’y mord pas, mais moi je pense sans rire que c’en est un. Le fait se résume à peu de chose : je surveillais un dortoir, et, en faisant une petite ronde, j’ai trouvé deux internes couchés dans le même pieu. En toute innocence, probablement. Et, quoi qu’il en soit, à mes yeux, puisqu’homo ou hétéro, les relations sexuelles librement consenties ne constituent une nuisance pour personne, et que je le pense depuis que j’ai vaguement commencé de penser. Je n’en ai pas moins inscrit sur le cahier de dortoir : « Les élèves A*** et B*** ont été surpris (ou trouvés, je ne sais plus) dans le même lit. » Or l’un d’eux, B***, était cancre, récidiviste, un peu lunatique… On l’a donc lourdé, en gardant l’autre, du reste sans me demander mon avis.

– Pourquoi as-tu

Pour me rendre intéressant, rien de plus et rien de moins. C’est inexplicable quand on voit le texte, mais c’est ainsi. Un collègue m’a bien glissé, pourtant, que le sort du gosse était scellé, mais je n’ai pas voulu m’en dédire, et effacer cette connerie tant que je le pouvais encore. Je pourrais me trouver quelques circonstances atténuantes : j’étais maître au pair, c’est-à-dire, me surprendrait qu’un truc pareil existe encore, logé-nourri en échange de mon service, et les autres pions se déchargeaient d’une bonne partie du leur sur ma pomme, pour des clopinettes que j’étais bien forcé d’accepter. C’était mon tout premier boulot avec des djeunes, j’avais voulu obtenir des résultats par la douceur, la rigolade… et l’histrionisme. Naturellement j’étais quelque peu chahuté, d’où ah-c’est-comme-ça, poing sur la table, et décision de montrer que je pouvais me faire respecter comme un autre…

– Ferme donc ce robinet-là.

– T’as raison. Mais les geignardises ne m’empêchent pas de reconnaître une sorte de péché mortel. Comme j’ai quitté le bahut peu après, j’ignore ce qu’est devenu ce gamin, qui avait quoi? Quatre, cinq ans de moins que moi? Je ne me rappelle même pas son prénom… seulement, une autre nuit, de l’avoir “surpris” bouffant un pot de moutarde à la petite cuiller, ce qui aurait dû me le rendre fraternel…

– Une enquête ne coûterait pas les yeux de la tête…

– L’enquête, non, mais la réparation… Comme répondrait un héros de roman, je n’ai pas envie de savoir. De toute façon, quoi qu’il soit advenu de lui, je me sens aussi coupable que s’il s’était suicidé, bien qu’on ne puisse pas dire que j’en aie pris consciemment le risque. En toute sincérité, je préférerais avoir tué de ma main une centaine de bourgeois, et même leur avoir chauffé les pieds dans l’âtre pour qu’ils braillent où étaient les louis. C’est qu’à l’époque, dans le milieu ouvrier ou rural d’où venait sans doute ce morpion, on ne rigolait pas avec ce genre de chose. Et, bordel, il ne m’avait rien fait!

– Les bourgeois non plus, remarque! Et en fin de compte, tu t’es rendu intéressant?

– Co- Ah! Odieux, que je me suis rendu, oui! J’étais irrespecté, soit, mais pas détesté. Je crois que du jour au lendemain on m’a considéré comme une vermine, et à juste titre

– Les auteurs mêmes de l’exclusion, peut-être…

– Je pensais surtout aux internes… Mais le surgé n’a pas tardé, en effet, à se rendre compte que j’assurais un peu trop d’heures. Il est vrai que mon franc-parler m’avait valu quelques frictions avec mes pairs, et que ce boulot m’allait comme un falzar à un ballon. Il m’aura laissé quelques beaux souvenirs, en tout cas, mon pire crime et ma pire humiliation, la seconde m’ayant un peu plus travaillé que le premier, je te prie de le croire.

– Tu le ressens bien, pourtant, quand tu le revis?

– Je ne l’ai pas vécu sur le moment. Et je n’y pense guère que lorsque l’au-delà rapplique, ce qui n’est pas fréquent. J’admets qu’à l’instant, de manière très fugitive, j’ai éprouvé quelque chose qui ressemble aux descriptions de la contrition. Mais ça se dissipe déjà. Et de là à… Ce type serait clodo, et j’apprendrais où, irais-je lui offrir ma chambre d’amis?

– Rien de neuf : même quand tu reconnais avoir mal agi, tu refuses de payer.

– J’estime, en gros, avoir déjà payé

Via trente secondes de remords?

– Non, mais via ce que d’autres m’ont fait souffrir, et que je n’avais pas mérité. J’en ai fait baver à Martine, c’est ma deuxième infamie par ordre de gravité, et je n’avais plus l’excuse de la jeunesse; quand je me remémore ce qu’elle a dû endurer en me voyant draguer une élève sous son nez, en conduisant la bagnole à l’arrière de laquelle nous nous pelotions, j’en ai la chair de poule; mais Hélène me l’a rendu avec usure. Et quand Hélène est devenue moins appétissante, il s’est trouvé de grands dédaigneux pour lui mener la vie dure…

– Très drôle. Et le bouclage de la boucle? Il faudrait que Martine eût dédaigné les grands dédaigneux…

– Oh, je n’en fais pas un système! Je dis seulement que si mes comptes, les seuls que je puisse vraiment connaître, sont déséquilibrés, c’est plutôt en ma défaveur. C’est comme dans ma bibli, où les bouquins volés sont loin de compenser ceux qu’on m’a embarqués. D’ailleurs, tu vas encore crier au raaah de gouttière, mais quand j’ai largué Martine, elle me devait, bien tapés, deux mois de salaire. Du mien, je veux dire.

– Je me demande comment elle avait pu faire de pareilles dettes. Ce ne serait pas en voyageant avec toi, par hasard, en Turquie ou ailleurs?

– Pas impossible. Ou en payant la moitié du loyer. Ou en m’offrant des cadeaux. Et après?

– Colossal! Tu l’emmènes dans des coins qu’elle n’a pas de quoi s’offrir, et tu notes à ta décharge que tu ne l’as pas contrainte à un emprunt! Quelle délicatesse!

– Je ne suis pas un aristo, et n’en fais pas mine. Mais ça ne figurerait pas dans ma confession.

– Eh bien, continue! La liste de ceux qui en ont pris plein la tronche en échange de leurs services n’est pas achevée, je présume?

– Non, mais la plupart des autres l’avaient plus ou moins cherché. Que ce soit Ganesh, ou Kapok…

– Une balance économique bien déficitaire, celle-là.

– Il faut convenir que les Poc m’ont reçu, nourri, gavé de bons procédés

– Et qu’en échange

– Il n’en était pas moins glaçant, et elle assommante, avec ses mimiques de théâtre. 

– Bah. Leur erreur à tous deux, c’est de n’avoir pas capté ton odeur de charogne.

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