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Inventaire avant liquidation

[L’avant-dernière étape]

21 Décembre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #55 : Méchant?

– Il s’agit simplement de savoir si le Christ a été avalisé, via la résurrection, par une puissance qui nous dépasse, et dans ce cas, ce qu’il a bien pu prêcher. La religion de la peur qui a baigné ta jeunesse ou les ajouts humains ultérieurs ne sont pas plus notre affaire que les innombrables compromissions de l’Église, bien qu’il soit encore possible que notre raison, mise en forme par un demi-siècle d’incroyance, erre du tout au tout.

– D’après les textes, il a prétendu accomplir les Écritures.

– Qu’il n’avait sans doute pas lues in extenso. Il n’est même pas dit qu’il sût lire. En tout cas, un Dieu qui ne serait qu’amour n’est définitivement pas celui de la Torah.

– Drôle de chrétien!

– Je ne me suis jamais donné pour tel. Simplement, je crois que l’humilité de se réclamer d’une confession, si elle n’exhorte pas à l’homicide, pourrait être salutaire à qui n’a pour guide que sa négativité systématique, et le désir de paraître singulier. Il serait certes méritoire d’avoir consenti à douter… si cela aussi ne relevait

– de la méchanceté?

– de l’immaturité, et de l’orgueil énorme par lequel tu prétends t’égaler à Dieu. N’avoir qu’une opinion, moi? Ah mais non! Il faut que ce soit la bonne!

– Incriminer cela! Mais enfin, tous les croyants en sont là, y compris les athées convaincus! La seule différence, c’est que la plupart affirment sans avoir cherché, et ne prêtent pas l’oreille aux arguments qui les gênent.

– Ils ont décidé de s’en tenir à une Weltanschauung, mais sans l’imposer aux autres. Une différence plus pertinente, et qui ne t’échappait pas il y a deux ou trois mille pages, ce serait celle qui sépare le péremptoire-c’n’est-qu’moi du Dieu en devenir, et de ses précautions… oratoires.

Oratoires est vachard.

– Le fait est qu’elles ne se traduisent pas en actes. La vie avance plus vite que notre dialogue, ton père a atteint la dernière ligne droite, dont il parle depuis plus de vingt ans, espérant susciter une compassion

– qu’il n’a jamais éprouvée lui-même pour personne

– ou n’a éprouvée, comme toi, qu’à l’occasion de choses faites, à quoi il n’était point de remède, ou en collant le gros des corvées à son épouse, laquelle a supporté sa belle-doche deux ou trois mois par hiver, pendant une douzaine d’années… Il ne s’est pas cassé le tronc, si l’on compare à bien d’autres, mais il s’est quand même imposé une grogne domestique assez déplaisante, sans compter les week-ends qu’il allait passer avec sa mère

– en ma compagnie, parfois : on arrivait le samedi soir, il se levait à onze heures du mat’ le dimanche, et on repartait à quatre heures de l’après-midi.

–Tu oses! Et toi, qu’est-ce que tu fais? C’est un authentique assassinat, surtout si ta mère a détraqué elle-même le monte-escalier, et attendu patiemment qu’il dégringole les marches, en allant s’alimenter la nuit

– N’exagérons rien : en un sens, ce serait de la légitime défense. Ce n’est pas tant la préméditation qui m’épaterait, mais qu’elle n’entame en rien la bonne conscience. En réalité, il me semble n’avoir pas vraiment affaire à un affrontement d’humains, mais plutôt au combat d’une mante et d’un scorpion, parmi les brins d’herbe : il s’agit de tuer pour n’être pas tué

– Avec cette nuance que le vieux ne pouvait plus se servir que de sa langue pour porter des coups, et encore!

– Écoute, il a vécu quatre-vingt-quinze ans! Dont trente-cinq de retraite, pendant quoi il n’a rien foutu qui présente le moindre intérêt!  Il ne peut pas se plaindre du peu! Je ne sais ce qu’il en est de l’âme, mais depuis quelque temps son corps survit à son cerveau. Si la mort n’est que sommeil sans rêves, on ne pouvait pas lui offrir mieux que de l’euthanasier, ou, faute du cran nécessaire, de le laisser se zigouiller lui-même. Et sinon, on peut espérer que ses ultimes souffrances psychiques lui vaillent absolution du mal qu’il a fait, rien qu

– La question n’est absolument pas là, mais dans ton inertie résolue! Pourquoi déménage-t-il de la coiffe, à ton avis? Crois-tu que la solitude n’y soit pour rien?

– Il ne veut voir personne.

– Parce qu’il se sent de trop! Le cerveau est lésé, entendu, mais que le délire soit la solution du désespoir, n’est-ce pas le diagnostic que tu avais posé toi-même pour ta grand-mère? Qu’est-ce que tu fais donc, toi, qui puisse balancer ce devoir de rescousse, qu’il a rempli, lui, quoiqu’à contrecœur, à l’égard de sa mère, laquelle ne s’était certes pas montrée plus aimante pour son aîné qu’il ne le fut pour le sien?

– Pas grand-chose d’utile, j’en conviens, mais que pourrais-je donc faire en un lieu où je ne suis pas désiré? Est-ce que tu me vois l’accueillir dans mon gourbi, par hasard?

– Et pourquoi non? Crois-tu qu’il soit un seul Arabe, dans cette tour, qui se dispense de prendre en charge un parent en bout de course?

– Mon père a son chez-lui, ses petites affaires, même s’il ne parvient plus qu’à tripoter des timbres pisseux toute la journée. Rien que le transport d’un cadavre en sursis ne tient pas la route. Tout ce qui est à ma portée, c’est aller là-bas jouer les bonniches bénévoles, pour quelques mois ou quelques années, et, en échange de ce suicide psychique, m’attirer la haine non seulement de ma mère, qui jubile d’être enfin débarrassée, que de l’objet de mes soins, qui ne va pas se métamorphoser par miracle de connard hargneux en chérubin. Je ressens la fureur et le désespoir qui doivent posséder ce pauvre bonhomme, à ses moments de lucidité, mais je ne me reconnais aucun droit d’intervention : il ne faut tout de même pas oublier que maman, avant de le trucider, et encore le mot est-il fort, l’a probablement sauvé, et considérablement prolongé, vu que Monsieur, en vrai gosse, ne daignait pas s’occuper de ses propres maux, qu’elle a passé elle-même les 93, et a bien gagné un laps de repos avant de descendre sous terre. Je veux me garder de toute extrapolation, mais l’espérance de vie française est largement enfoncée, et l’on peut se demander si dans la plupart des foyers, ça ne se passe pas exactement de la même façon, et plus tôt. Les Philémon et Baucis, tu sais…

– Je sais surtout que là n’est pas la question du tout : il ne s’agit pas de traîner ta mère devant les tribunaux, mais de savoir quelles sont tes intentions.

– D’aggraver mon cas, probablement. Soit l’interné conserve un reste de lucidité, et toute visite va s’exposer à des supplications de le sortir de là, soit il ne vous reconnaît plus, et à quoi bon?

– Emballez, c’est pesé! Quand on pense au peu d’excuses qu’il peut te rester… écrire la musique de mes chansons! étudier mon style! rédiger mes souvenirs! Et puis quoi, encore? Au surplus, ces belles choses, si éminemment utiles à la collectivité, tu ne les accomplis même pas!

– J’en fais ce que je peux, avec un mal de bide parfois sévère, et ce bonhomme ne récolte que ce qu’il a semé. Il n’a aimé personne, et personne ne l’aime. Ils sont sans doute des centaines de milliers qui mériteraient plus d’attentions, au moins par le gré qu’ils m’en sauraient. Sauf cancer ou suicide, mon tour viendra.

– Tu oses! De qui donc pourrais-tu exiger ce que tu dois à ton père, en considération des soins donnés à ton enfance?

– Encore une fois, je n’ai pas demandé à naître. On ne fait pas d’enfants pour s’assurer de garde-malades le moment venu, surtout quand on possède largement de quoi s’en payer.

– À l’époque, on faisait des enfants simplement parce qu’on baisait. Il ne s’agit pas de ses intentions d’autrefois, mais de tes devoirs actuels.

– Si cette vieille fripouille n’avait pas donné Neuvic à ma frangine rien que pour me faire chier, je n’aurais pas 360 kilomètres à faire pour aller le voir, mais vingt. Au reste, rayon devoirs, il m’a sans doute déshérité depuis bon bail.

– Comme le plombier t’avait dénoncé à GDF! Même au cas où, du reste, ce serait l’occasion d’un décarcassage gratuit, qui, sans racheter une vie d’égoïsme

– ou une vie de dévouement à un talent… inexistant, mais après tout, il ne m’est toujours pas prouvé qu’il y ait d’autre talent que la persévérance

– Ton père aussi s’en croyait, du talent, et il l’a sacrifié à sa marmaille.

– Contraint et forcé, et en le lui faisant bien sentir! Il a eu trente ans pour le ranimer, son talent, disons vingt avant déliquescence, et on n’en a pas vu grand-chose, hormis son dénigrement de celui des autres. Bordel, mais ce salaud m’a rabaissé autant qu’il l’a pu!

– Comme tu rabaisses ton neveu.

– Pas du tout. Je suis sûr que Sylvain peut mieux faire, si le self grandiose lâche un peu de vapeur. Sûr, ou presque, qu’il a quelque chose à répondre au fait que le drapeau, sur la lune, ne pendouille pas, voire à l’oxydation de la cellulose de ce foutu linceul. Et d’autre part, je ne prévois en aucune façon d’en faire un bâton de vieillesse!

– Ça ne manquerait pas d’air!

– Tout à fait d’accord. Et toute la différence est là. Je trouverais un peu tristounet qu’il laisse tomber, mais que veux-tu

– Ce que je voudrais, c’est un peu de suite dans les idées, ou plutôt non : des idées aux actes.

– La suite est restaurée, en somme, puisque l’obstacle majeur vient de s’effacer.

– Disons : puisque tu viens d’effacer ta dernière chance d’entendre une parole venue d’ailleurs.

– Au risque d’en crever.

– Fichaise : tu n’as annulé cette retraite que par avarice.

– Le prix n’avait pas changé, puisqu’il restait à ma discrétion. D’autre part, j’avais pris mon billet la surveille. Mais qu’est-ce que je pouvais encore espérer? Cette religion est impossible. Comme les autres, d’ailleurs. Si je dois quitter le monastère sur un brancard…

– Tu en remets une louche.

– Je ne crois pas. Regarde le thermomètre : il fait dix-neuf dehors! Vingt et demi dans ma piaule. Or je n’arrive à tenir le coup qu’avec deux robes de chambre et, au creux des tripes, une bouillotte bouillante que je renouvelle toutes les deux ou trois heures. Attirail qu’il m’est impossible d’emporter. Or la météo prévoit zéro en Haute-Provence, et en plaine encore! dans la semaine à venir…

– La météo, tu sais…

– Quand ce ne serait que dix, zob! Je sais comment on chauffe, dans les monastères. Un voyage inutile, coûteux, qui tourne à la corvée dangereuse du fait du temps, il faudrait être fou.

– Mieux vaut être un misérable, pas vrai?

– Écoute, cette fois au moins, je les ai prévenus

– Et tu leur as conté des bobards.

– De toute façon, j’étais obligé d’exagérer : ils m’auraient pris pour un hypocondriaque!

– Quelle erreur de leur part! Tu vois, ce qui illustre le mieux la vilenie de l’infantilisme, c’est cette excuse que tu as eu le culot de donner : « Mon père vient d’entrer à l’hôpital, et son état serait préoccupant […] je pars à l’instant, au moins assister ma mère. » Est-ce que tu es incapable de honte, à la fin?

– Non : je rosis légèrement, surtout au reçu de la réponse

– « votre place est auprès de vos vieux parents, qu’ils n’aient pas l’impression d’être abandonnés »…

– Oui. Mais ça me paraît tout de même une peccadille.

– Une peccadille en fait de nuisance, mais qui en peint long sur la noirceur de l’âme. Passons sur le mensonge, mais se parer précisément de ce qu’on devrait faire, et ne fait pas!

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