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Inventaire avant liquidation

[Qui jugera?]

5 Octobre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #54 : Parano?

    Par où commencer? Par cette “fausseté du jugement”, peut-être, qui m’agace, supposant qu’il puisse se trouver un omniscient pour démêler à coup sûr le vrai du faux. Deux interprétations de la réalité s’affrontent : qui donc tranchera? Qui peut se permettre de prétendre une suspicion “injustifiée”, sinon, à la rigueur, celui qui en est l’objet, et se sait innocent? Ce qui précisément fascinexaspère chez le parano, c’est qu’il est impossible de le mettre dans son tort, et que s’il est un peu averti, son interprétation tiendra compte de chaque nouveau détail de la vôtre : qui donc erre? À qui en appeler? Au bon sens du peuple? Convenez qu’il n’est pas toujours d’une luminosité très fiable, et qu’on ne peut ainsi mettre la vérité aux voix. J’ai en chantier depuis le Déluge un roman qui se présente comme le dialogue par courriels de deux paranos, interrompu parce que les explications d’explications d’explications devenaient fastidieuses

– Il existe, au moins, cet avorton-là?

– Il a existé, mais je ne l’ai pas imprimé, et n’y ai plus accès, comme à pas mal d’autres, d’ailleurs. « L’environnement classic n’est plus pris en charge ».

– Quel œuf!

– Oh! Ce n’est pas parce qu’il a disparu qu’il était génial! Mais il donnait un aperçu assez juste, je crois, des impasses de l’hyperentendement : un mur plus dissuasif peut-être que la surdité même. Car rien n’est plus facile, ni plus stérile, que de s’adonner à interpréter l’interprétation sur le mode de “çui qui l’dit qui l’est”. Puisque vous relevez une agressivité dont je suis exempt, elle n’est évidemment que le reflet de la vôtre. Si vous avez entendu de ma bouche ceci, que je sais n’avoir pas dit, c’est que vous désiriez l’entendre, et vos trompes d’Eustache sentent le pourri. Etc. Dès lors qu’on récuse toute référence, il n’y a plus de critère pour trier le droit du tordu; et il est bien exact que dans la plupart des cas les références sont contestables, inaccessibles, ou inexistantes : pour prouver que l’exégèse d’un quatrain de Nostradamus ne tient pas debout, il nous faudrait des études de probabilités portant sur la totalité du réel : inconcevable! Du coup, nous voici obligés d’en appeler à un bon sens qui n’a d’autre socle que l’évidence interne ou le consensus, dont les failles nous crèvent les yeux. L’évidence des autres relève du préjugé, et le consensus n’est guère que la somme de ces évidences, encore faussées du reste par les voix autorisées qui font l’esprit du temps officiel, le seul dont l’histoire gardera trace. Ni faits, ni logique pour trancher : nous ne percevons la plupart des faits qu’indirectement, le savoir suppose la confiance, et d’ailleurs ils n’existent pas indépendamment de leur interprétation; quant à la logique formelle, elle est sans prise, l’opération primordiale de l’esprit consistant à discerner les éléments sur lesquels raisonner. Que le tout soit plus grand que la partie, nul n’en disconviendra; mais que ceci soit le tout, et cela la partie, voilà qui fait problème : Huxley trouvait tout Proust chez La Rochefoucauld, sauf l’excipient de blablabla! Les règles ne règlent rien, puisqu’il faut un homme pour les appliquer – à sa façon.

    Kexéxa, une “tendance interprétative exagérée”? N’est-il pas obscurantiste d’assigner à l’herméneutique d’autres limites que la vérification? Ne serait-on pas fondé à tenir la Traumdeutung freudienne, son interprétation des oublis et des lapsus, et en prime toute sa métapsychologie, pour une construction paranoïaque? J’entends bien que ce qui fait la spécificité du système parano, et tout à la fois son étroitesse, c’est que le malade loge son Moi au centre. Si un claquement de langue de l’orateur me révèle son homosexualité, j’émets une interprétation hasardeuse; s’il l’a fait POUR MOI, pour me flétrir ou m’aguicher, alors que nous sommes mille dans la salle, c’est que j’ai un pet’ au casque – à moins qu’il ne me sache là, ou que je ne sois l’Apollon du Belvédère installé au premier rang : rien n’est simple. Mais soit! Admettons que l’intérêt (mal compris) de l’ego creuse la différence. Le premier écueil, c’est qu’une relation duelle nous met en présence de deux intérêts antinomiques. Du temps que j’étais prof, il s’est trouvé une pincée d’élèves pour me révéler, à l’oral ou à l’écrit, qu’ils me tenaient pour leur ennemi et leur persécuteur, preuves à l’appui : sales notes, commentaires au vitriol, “vannes pas sympa”… Surprise pour moi, qui ne m’étais qu’à peine avisé de leur existence, et certes ne les avais ni sacqués ni spécialement persiflés, à moins qu’ils ne la ramenassent plus qu’un autre. Pourtant leurs accusations ne me laissaient pas tranquille, j’éprouvais le besoin de prendre des tiers à témoins, et pour peu que les tiers balançassent, sentais naître en moi une jumelle de la haine qui m’avait été imputée. Les baptiser paranoïaques, n’était-ce pas d’abord une manière de fuir le débat, et de me réfugier dans des certitudes unilatérales? « Vous faites tout pour me nuire! » Cette accusation a la vertu perverse de provoquer ce qu’elle dénonce, et de devenir fondée, une fois qu’elle est émise. Encore que… ne faudrait-il pas, justement, réserver cette conséquence aux paranos, à des gens qui seraient à l’affût de malveillances à leur endroit, et en continuelle crainte de les voir adoptées? Je présume qu’il existe des sages assez assurés de la pureté de leur cœur, et assez indifférents à l’opinion, pour essuyer les pires bordées sans broncher? Voire. Tout dépend, ce me semble, de la pertinence apparente du réquisitoire : « Vous avez ri quand je suis passée dans le couloir » n’incite qu’à… rire, ou à hausser les épaules. C’est le cours préparatoire. Mais quand on a bien potassé son délire, il devient d’une efficacité diabolique, et seul un saint resterait impavide… disons un type dont l’ego serait doté à vie d’un socle en granit. J’ai réussi pour ma part à susciter, chez les chefs notamment, des haines éperdues et fort actives… SI, et c’est le point, j’errais en les clouant d'abord au pilori. Et impossible hélas de se reposer dans l’alternative simplette du tout-blanc-tout-noir. Des gens m’ont nui de toutes leurs forces, auxquels je n’avais pas songé. Mais les ignorer ne constituait-il pas pour eux la pire des injures? Qui vous écrase délibérément au moins vous distingue. Vous marcher dessus sans vous voir, c’est vous annihiler. Juridiquement absurde, je l’ai surrabâché : sans intention, sans conscience, pas de délit. Mais je ne crois pas pécher par excessive originalité quand je classe la négligence de ma personne ou de mes sentiments au rang de crime majeur. Pourquoi ne pas accorder aux autres cet illogisme raisonné? Bien des hostilités n’ont pas d’autre origine – et sans doute en déclenche-t-on de virulentes, rien qu’en étant aimé, respecté, admiré, chez tous ceux qui s’y évertuent sans y parvenir. En tout cas, il faut choisir : renoncer à mon échelle des offenses, ou à rétorquer à Astrid ou Julien, qui me traitent de bourreau, que je ne les avais même pas remarqués.

– Mille pardons de l’interruption, mais depuis le temps, tu pourrais tout de même t’être rendu compte que l’aveu d’un surrabâchage

– n’en dédouane pas?

– L’aggraverait, plutôt, l’aveu étant lui-même surrabâché.

– Et cette dénonciation même… 

– Or, pas une fois, au lieu de t’embarquer dans ce stérile jeu de miroirs, tu ne mets en doute ton droit de haïr à la mort quelqu’un qui ne sait même pas que tu sois au monde.

– Je préconise une offensive contre le cérumen : sauf omission, j’ai lu là : “juridiquement inacceptable”…

– Simple concession, suivie de mais je suis comme ça, donc les autres ont le droit de l’être aussi. Or précisément non : avec un argument pareil, tu justifies n’importe quel délire de revendication ou de persécution. « Tu m’avais pas remarqué? C’est l’ tort que t’as! »

– On se demande ce qu’il garde de parano si l’on en ôte l’intention du persécuteur…

– Oh, allons! Allons! On l’ôte… tout en la gardant. C’est l’enfance du mal! On criminalise la négligence et l’inattention, les autres n’étant, en l’espèce, que des otages! Eux, normal qu’ils m’échappent. Mais qu’ils ne me voient pas, moi!

– J’ai pu être comme ça… bien autrefois. Cela dit, ça mérite réflexion : ce passage, outre que ressassé, pourrait ne pas être de très bonne foi. Note que pour ce qui me concerne, ce sont des mauvais procédés que j’incrimine, des que je n’inflige, sauf représailles, à personne : ne pas répondre aux lettres, par exemple…

Répondre aux lettres n’est pas un article du Décalogue. Pourquoi respecterait-on précisément les règles qui te conviennent alors que tu fais toi-même bon marché d’une bonne portion de la civilité, que dis-je? de la morale puérile et honnête?

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