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Inventaire avant liquidation

[Le besoin éperdu d’être dissimule-t-il un appétit masochique d’anéantissement?]

12 Octobre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #54 : Parano?

    Cela étant, il est exact que toute bienveillance m’est suspecte, et que même quand j’étais fêté par des enfants, à plus forte raison remercié d’un présent, je m’arrangeais pour leur demander en douce si leurs parents ne leur avaient pas ordonné de le faire. « Ah, que c’est bon de t’avoir! » est une formule qui m’a très rarement caressé les tympans, et que je n’ai jamais prise à la lettre… Mmm. Voire. J’ai répliqué par des plaisanteries, ou protesté que je n’en croyais rien, mais qu’en était-il vraiment, à l’intérieur? On ne fait de telles déclarations que par intérêt, politesse ou charité, après avoir potassé son Carnegie, et mieux vaut éviter, à tout hasard, le ridicule d’en être dupe. Si l’on veut circonvenir quelqu’un(e), c’est à un babillard, sous le sceau du secret, qu’il faut glisser : « Que c’est bon de l’avoir » ou « Qu’elle est belle! » (spirituelle, sympa, etc). L’éloge en présence mêle le supplice au délice, parce qu’il faut en accuser réception, et qu’un appel plus ou moins vague brouille le constat. Mais comme je n’ai aucun pouvoir, qu’on ne me demande jamais rien, et qu’à l’accoutumée je suis plutôt caustique, pourquoi prendrait-on la peine de me passer la brosse? Non, non, je marche, je marche! Mais n’en trahis rien. Le problème, c’est que je me suis volontairement réduit à l’agitation de mes deux index, que je trouve superficiel et erroné qu’on me loue pour autre chose, et que les louanges décernées à mes écrits ne sont pas crédibles, parce qu’elles ne tiennent pas la durée, qu’on n’a pas compris, et ne m’a pas rendu les services que mériterait le talent.

    Il ne me semble pas chercher systématiquement le ver des bons offices, et si la gratitude m’est à charge, je ne m’en exonère pas, à la Rousseau, en travestissant le bienfait en nuisance. Mais l’équilibre des comptes est une vue de l’esprit, et de même que le vieillard manifesterait un toupet d’enfer en réclamant fringues et bijoux à une minette qui le quitte, je ne crois pas qu’en conscience une Kapok à qui j’ai quelque temps servi de Prozac eût eu droit de brandir la note des quintaux de bouffe dont sa munificence m’avait gorgé sans contrepartie… palpable. D’autre part, on se heurte encore à l’absence de référence : déformer la réalité en interprétant comme hostiles ou méprisantes les actions neutres ou bienveillantes des autres… QUI jugera? Est-ce “déformer la réalité” qu’estimer intolérables tous ces gens qui se servent sans souci de partage, et économisent du temps en vous en faisant perdre? Est-ce surinterpréter que relever du mépris chez le gars qui, sans même s’en excuser, tire son portable en pleine conversation pour passer un petit coup de fil? Goujaterie de notre temps, tant que vous voudrez, pas précisément ciblée, je ne vais pas si loin, mais ce ne sont pas les puissants ni les respectés qu’on en régale! Ce n’est pas eux qu’on fait attendre, ni auxquels on envoie, en guise de lettres, des torche-culs bâclés et illisibles! Quand on connaît les règles, quand les dictionnaires sont disponibles, toute faute d’orthographe est une offense. Je ne prétends pas que vous me la réserviez, mais vous me fourrez dans le sac des négligeables, et la rétorsion est justifiée. M*** assiste à un pot, au Lycée, où les nanas, un peu grises, s’amusent à donner des notes aux mecs : il propose ma candidature, « ah, beurk » lui répond-on en substance, ce qu’il n’a rien de plus pressé que de me transmettre par téléphone à peine rentré : garçon serviable ou crypto-salaud? Je ne puis lui reprocher ni le regard dépréciatif, ni de m’en informer, ni même de m’avoir affiché demandeur sans être mandaté, puisque c’est le meilleur office que puisse rendre un ami à un inhibé de ma sorte. La perfidie pourtant ne luit-elle pas de tous ses feux? Qu’on me comprenne : je ne crois pas aux méchants, pas plus lui qu’un autre. Et il aurait éprouvé plus de satisfaction démiurgique à me pacser avec une pochetée quelconque qu’à m’entendre débiner; il ne jouit pas de ma déréliction en soi, mais parce qu’elle révèle sa supériorité de Rintintin dont une femme a voulu. Suis-je fêlé de lui chanter pouilles? Le dévouement n’est pas de ce monde, et l’on est bien en droit d’en douter, quand il ne vous vaut que des affronts.

    N’empêche que ce n’est pas l’affront en soi qui m’ulcère, mais de le pressentir justifié. La haine est un hommage, c’est le mépris qui mortifie, surtout celui qu’on laisse filtrer à son insu, car derrière celui qu’on exhibe se devine la haine, et derrière la haine, les mortifications subies par celui qui se présente comme méprisant, pour mieux blesser. Quand A***, saisissant l’occasion d’un envoi de Buû pour se venger d’une très vieille lettre, m’écrit qu’il a “publié” dans ses Primeurs “des maîtres admirés ou des amis chéris”, groupes dont je ne ferai jamais partie, et qu’il me bannit noblement d’un carnet d’adresses où je n’ai jamais postulé d’entrée, je m’agace surtout d’avoir sollicité l’avis d’un con, et d’être obligé de me déjuger pour lui servir sa rouste. Notons tout de même cette propension à rester sans réplique, ou quasi, devant les rebuffades caractérisées, comme si je n’avais cherché qu’elles : en dépit des excuses que je me donne (vilenie de l’autodéfense face à un juge-et-partie, etc) c’est un coin de mon âme où je n’envoie pas volontiers les projecteurs, et sans doute faudrait-il que je m’y force un peu! Rien ne m’humilie comme d’être vu en roquet qui soûle d’abois les innocents et lèche la main qui l’a rossé, ou le pourrait. On se venge beaucoup dans mes romans, on apure ses comptes; dans la vie j’ai trop peur des représailles, et laisse les rancunes inassouvies – à moins que je n’attende de mes provocs que la fessée. Je n’en sors pas : à chaque pas dans la peur, je retrouve ce soupçon d’une adhésion secrète, et ce n’est pas pour rien, sans doute, que Grégoire Samsa m’a tellement fasciné, quand la pomme lancée par le père pourrit dans sa carcasse, ou qu’on le balaie aux ordures un matin de printemps. Il se peut que mon besoin d’être et mon épouvante de n’être rien ne soient que façade, et dissimulent l’appétit masochique de l’anéantissement – mais aussi que ce prétendu dévoilement me flatte l’ego, en remettant dans la mouvance de mon désir même inconscient une condamnation prononcée par les autres, et qui fait éminemment partie de ce qui ne dépend pas de nous. Rien ne m’a enivré comme un témoignage d’estime, ni abattu comme l’évidence du mépris : gratter cette prétendue surface, n’est-ce pas chercher des complications pour ne pas regarder l’insoutenable en face?

    Toute ma vie active se ramène désormais à l’écriture, et – « j’écris dans la peur »? C’était simplifier : disons seulement que la peur est récurrente, et qu’elle affecte la totalité de la production. La phrase qui vient se rassure de ne pas bidonner, de se refuser à chercher l’effet aux dépens de la vérité. Mais du fait de l’ignorance, du métalent, de la bêtise, cette vérité peut être dérisoire, insignifiante, engoncée dans un cas trop particulier pour présenter le moindre intérêt général. J’ai peur de l’erreur, de la naïveté, d’enfoncer des portes ouvertes, d’être d’un autre âge, bref, que pour des raisons qui m’échappent, et précisément parce qu’elles m’échappent, cette objectivation ne soit rien, alors que je n’ai rien d’autre. La conception agressive et obstinée de mes droits personnels ne se conçoit que sur fond de doute et de peur. Je ne suis chatouilleux de la dignité, comme un noir des colonies, que parce que je redoute au trognon de n’en avoir aucune, réservé et distant que pour ne pas m’humilier en avances importunes, ou en réponses éperdues à de simples politesses. Tout à fait débonnaire quand j’ai le haut du pavé! Je n’ai pas passé aux chefs le dixième de ce que j’endurais des élèves… à moins que je ne les sentisse du côté du manche, et confortés par un obscur consensus dans le dédain d’un clown. Il me semble que l’exigence d’égards du paranoïaque n’est explicable que par la terreur de n’en mériter aucun, et que s’il manifeste une telle susceptibilité aux affronts, c’est qu’il les attend en permanence et les estime justifiés…

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