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Inventaire avant liquidation

[Incrimination de la dissidence]

6 Octobre 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #54 : Parano?

– Y a du vrai. On biffe! On biffe, et on reprend : N’est-on pas enclin d’autre part à tenir pour nuisance la simple indépendance du jugement, quand on en est l’objet? Le plus anodin des potins, un de ceux qu’on colporte ou invente sans y voir malice, nous paraîtra plus noir que l’enfer, pour peu que nous en soyons l’objet, et l’on n’aura de cesse de s’en être vengé au décuple. Les haines qui se nourrissent de désinvolture, quelques paroxysmes qu’elles atteignent, sont toujours prêtes à s’effondrer en bloc au moindre rayon d’égards. Les durables sont dialectiques, et bien malin qui pourrait désigner leur initiateur. Certains, c’est vrai, j’en suis, se brouillent avec tout le monde, mais que résolvent les statistiques? C’est encore retomber dans la facilité du consensus : il n’est nullement établi que ce tout le monde-là, un tout petit monde, quelques dizaines d’individus, soit dans le vrai. Me feriez-vous grief d’avoir été unanimement désigné comme enquiquineur, voire d’avoir de facto craché dans la soupe… au mess d’Auschwitz? J’ai passé vingt-cinq ans dans l’enseignement, un enseignement qui n’apprend qu’à courber l’échine, assuré par des fainéants et des imposteurs prétentieux : pathologie relative, que de n’avoir gardé liaison avec aucun collègue!

    « On m’en veut » : au fou!! Mais il y a ceux à qui l’on en veut vraiment, ceux qui dérangent, et ne sont pas nécessairement fautifs. Il y a le voisin qui n’est pas d’ici, qui ne s’habille pas comme vous, qui est pédéraste ou communiste, possède une trop belle bagnole pour être honnête… Mille folies. La différence, mais surtout l’indifférence, et le soupçon d’une supériorité. Les prolos ont reçu des mains de la bourgeoisie le flambeau de l’intolérance, et délèguent tacitement leur animosité à leur marmaille sans loi, qui raie votre carrosserie ou déchire votre courrier. Jean-Jacques Rousseau était soupçonneux de nature, soit; mais tout de bon, aurait-il dépassé 70 ans, si un des “philosophes” avait disposé du bouton du mandarin? Voltaire a mouillé sa chemise pour le faire proscrire, enfermer, si possible tuer. Le “brave Diderot” ne joue pas son meilleur rôle quand, le corps de son ex-ami à peine tiède, morto il serpente, ma non morto il veleno, il exhorte le dépositaire des Confessions à les lacérer, et le lecteur à ne pas lire « cet indigne libelle ». « On m’en veut » presque toujours, après, et bien souvent avant.

    Mais qu’« on m’en veuille » n’implique pas que je forme une exception absolue : si la haine supposée m’englobe, normalement elle me déborde, et aucune frontière visible ne sépare la thèse parano du champ de l’interprétation licite. Raison pour quoi sans doute elle incite plus à s’en garer qu’à la soigner. Il est bien rare qu’on se plaigne d’être détesté en tant qu’être unique et irremplaçable. D’ordinaire on s’agrège à un groupe, Juifs, Arabes, mal bâtis, ou gênants ingénus, dont il est convenu qu’il a des difficultés d’insertion. Après quoi l’on peut se permettre d’être insuffisant ou désagréable, non pas impunément sans doute, mais sans avoir à se remettre en cause. Suis-je vraiment moche, ingénu, environné d’antisémites, évidemment ces questions restent pendantes. Mais s’il est assurément mis en branle ou en application pour les besoins de l’autodéfense, l’argumentaire n’est pas fol, non, pas même de cette folie ordinaire, grise et morne, des chuis le meilleur en tout.

    Les éditeurs refusent mes livres. « C’est sans doute qu’ils sont mauvais » : conformisme bêlant, que la civilité conseille, mais qui exige de s’aveugler à de nombreux faits polémiques : refus de Proust, de Toole, etc. « Le génie les effraie » : parano primaire, même si je ne vais pas jusqu’à me décréter seul génie de tous les temps. « On m’a mis en liste noire » : hypothèse risquée, mais à ne pas écarter sans examen, dans une société fliquée, quand cinq secondes suffisent pour taper un nom : je ne bouffe pas à la grande gamelle de la pensée unique, j’ai perpétré des textes subversifs, commandé des livres qui l’étaient davantage, eu quelques contacts avec des hors-la-loi de la plume, et il faudrait être idiot pour occulter ces données. « C’est qu’ils ne lisent rien que sur recommandation » : parano élaborée? Détour retors? Je n’établis pas de la sorte que j’aie écrit des chefs-d’œuvre, mais seulement qu’on n’en peut juger; et, comme l’adversaire a intérêt à mentir, je me donne des excuses pour ne pas l’écouter – et l’autorise à me taxer de psychorigidité d’origine mégalomaniaque, en toute sécurité, puisque la plupart des refusés sont effectivement merdoïdes. TOUTE dénonciation de privilèges et de passe-droits, partant d’exclusions injustes, peut être présentée comme parano – à la simple condition que le dénonciateur fasse partie des exclus. Mais à qui donc ferait-on croire, sauf à ceux qui s’en fichent, ou n’y ont jamais réfléchi, que la concurrence puisse être loyale, quand l’opinion règne sans règle, et qu’on est évalué par des rivaux?

    Bien avant de m’auto-exclure, et en des temps où, libre encore d’en prendre et d’en laisser, doué d’un abattage indéniable, j’étais, somme toute, un prof heureux, je n’ai cessé de stigmatiser un enseignement des lettres que j’estimais totalement dévoyé : seul contre l’institution! Mais seul avec quelques réfractaires, disséminés et impuissants, seul surtout avec la quasi-totalité de ceux qui n’en sont pas, et pour qui les cours de français, depuis l’arrière-grand-papa d’arrière-grand-papa, ne font qu’enculer les mouches, et ne servent absolument à rien. Parano? J’avais un intérêt dans l’affaire, puisque je ne comprenais pas ce qu’on prétendait me contraindre, de plus en plus autoritairement, à enseigner. D’autre part je m’interrogeais, comme toujours face aux aberrations collectives, sur les parts respectives de la bêtise et du projet pervers, n’hésitant guère à tenir le grégarisme hébété des profs de lettres pour un outil au service de l’intérêt des puissants : celui de former des moutons aliénés, qui ne pigent rien à ce qu’ils font, et donc s’en remettent aveuglément à l’autorité. Je simplifie jusqu’à la caricature, et ne devrais pas, si toute la question tient dans la cohérence de la thèse et son adéquation aux faits. Mais les voix qui nous dirigent, ou croient nous diriger, disons les seules qui accèdent aux mégaphones, en jugent autrement : peu leur importe l’argumentation d’un atypique qui se permettrait de soutenir que tous déconnent sauf lui, et à l’ordinaire, vous pensez bien, sans diplômes l’y habilitant : son isolement suffit à le condamner, ce serait lui faire trop d’honneur que débattre avec lui. Il est zinzin ou vicieux parce qu’il diverge. Or il faut bien reconnaître que dire comme les autres ne m’intéresse pas, que je n’ai rien d’autre à exprimer qu’une dissidence, et qu’il m’exalte en soi d’asperger le “groupement” d’urine; mais le jugement en est-il affecté?

    Je n’ai pas l’ambition de faire ici un inventaire du politicorrect et des idées reçues de notre temps. Mais il me semble qu’elles reposent toutes en quelque manière sur une confusion du droit et du fait : ce qui doit arriver arrive, ce qui doit se penser se pense, tout grief de manipulation des masses par un groupe restreint renvoie aux “théories du complot”, qu’il est convenu d’écarter sans examen, dès que ce nom leur est donné, comme sentant le fagot, ou le fascio. Observe-t-on une levée de boucliers contre la psychanalyse, au chef qu’elle détraque plus qu’elle ne ne guérit? Immense imposture, taxée d’emprise, d’occultation des chiffres… Sur le fond, pas la moindre réplique. Mais pensez donc! Est-il concevable qu’une aussi vaste église ne compte que des tartuffes? La psychanalyse est au programme du Bac (Roudinesco, sic) et presque tous les médias se sont portés à sa rescousse. Bref, elle doit être, puisqu’elle est. De même chaque bûcher de sorcière apporte sa preuve supplémentaire de l’existence du diable et du sabbat. Seulement voilà : le “complot” dont les psychanalystes sont innocents se trouve ipso facto transporté chez leurs détracteurs! Combat de paranoïaques, et sans issue, puisqu’on répute les “résultats” inquantifiables pour se dispenser de les publier.

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