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Inventaire avant liquidation

[Vers récents : le prosaïsme]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #27 : Créer

     Difficile de préciser le statut de ces textes dans mon microcosme : marginaux à coup sûr, négligeables apparemment, puisqu’à la réflexion ils ne sont pas égrenés, mais groupés sur des laps brefs, que séparent des décennies sans, même en période de scribouillage romanesque intensif. Je n’étais pas aveugle à leurs faiblesses, j’avais, tous! à un stade ou un autre, renoncé à les parfaire; et en outre ils étaient ce que j’avais écrit de moins personnel. La recherche de ma vérité ne passait pas par là. C’est assez dire que lorsque j’eus soumis à ma sœur Pour en finir avec l’amour, ce pavé d’autobio que je tenais pour un chef-d’œuvre, et en tout cas pour le mien, je pris assez mal (in petto) ce propos de table, postérieur de quelques mois, mais porteur d’un verdict d’autant plus accablant pour toute ma prod’ que Geneviève en avait été quasi la seule thuriféraire, et qu’elle semblait dessillée : « Tes chansons, ça oui, c’est du sûr! » Va te faire foutre, pauvre conne, je ne te montrerai plus rien. S’offusquer d’une louange! Plus gendelettre tu meurs! D’accord; mais, mutatis mutandis, je me sentais comme le gars qui a voué sa vie à une entreprise scientifique, artistique, politique ou caritative, et qu’on félicite… de ses mômes ou de son potager. L’insulte n’est-elle pas pire qu’une critique même, surtout quand la réplique, plus méditée qu’il n’y paraît, se veut encourageante?

    Sans doute; n’empêche que quelques mois plus tard, dans un de ces bouts de rouleaux périodiques, n’arrivant même pas à achever une pièce immontrable intitulée (provisoirement) Gutstorming, et qui, passait en revue mes projets, je sais que la réplique de ma frangine a pesé son poids dans ma décision de me remettre aux vers, dont je n’avais quasi pas tâté en neuf ans de retraite : une lectrice, après tout, c’est mieux que rien, et sous ce rapport, en dépit de tous mes fantasmes de lendemains ascensionnels, il faut bien reconnaître que, parti de très peu, j’ai réussi à perdre encore. Et même depuis lors, puisque Geneviève, sans même parler de critiques, de suggestions précises, n’a même pas été foutue de poursuivre le titanesque effort de noter mes goualantes de A à E au-delà d’une douzaine, et que j’ai cessé de les lui communiquer sans que ça lui fasse un bouton. Ma nuit ne leur en fut pas moins consacrée pendant cinq mois, du 18 mars au 21 août 2011, date à laquelle, après dix tentatives infructueuses, je dus me convaincre que le filon était épuisé, et que l’inspiration allait degringolando vers la vidange absolue. L’étrange tout de même est qu’en repiquant au truc un an plus tard (mais seulement, il est vrai, pour compléter ma journée de travail), j’ai commencé par reprendre ces textes abandonnés pour nullité rédhibitoire, ce qui augure mal de la série en cours.

    Au total, j’en avais écrit 23, moins de cinq par mois, ce qui est moins peu qu’il n’y paraît, car elles sont pour la plupart fort longues, trop pour de vraies chansons, la moyenne tourne entre 120 et 150 vers, et Par ordre alphabétique en affiche 260. Avec les sept de la reprise à ce jour, ça donne trente titres tout rond, c’est-à-dire autant d’items, mais trois ou quatre fois plus de texte que pendant tout le reste de ma vie, ce qui pourrait expliquer une déperdition qualitative – si elle était avérée. Il est de fait que celles que j’ai mises en ligne n’ont eu aucun succès, moins encore que mes romans, et que ça ne me laisse pas de glace; mais si je m’arrêtais à ça, je ne ferais plus rien. Ce qui me dissuade, du reste, de me la jouer déchéance en auréolant inconditionnellement mes anciennes, c’est que j’en avais publié quelques-unes il y a sept ans sur Diarrhy, autrement fréquenté que Narcipat, et qu’elles avaient connu un flop similaire : le verdict de l’audience, une fois de plus, ne me sera d’aucune utilité : son rejet amalgame le meilleur et le pire. Remparons-nous donc dans un semblant d’autonomie pour comparer le comparable, sur la base, par exemple, de l’attaque de la toute première, Plan de Carrière, censée exhorter les minables à choisir la seule spécialité à leur portée :

 

Vous qui collectionnez les pell’s et les râteaux

Pour trimer nuit et jour à de tristes cultures

Vous dont l’estim’ de soi fuit par mille écorchures

Laissant à sec le bac et gâtant la photo

 

Vous qu’on gruge et qu’on bat qu’on bouscule et méprise

Vous qui passez inaperçus inentendus

Vous à qui l’on oublie d’écrire et d’ fair’ la bise

Vous qu’on n’aura pas vus, qui n’aurez pas vaincu

 

Qui n’aurez pas vécu, qui vous sentez bannis

Du respect des messieurs et d’ l’affection des dames

Vous qui glissez aigris haineux jaloux jaunis

Du délir’ de sal’ gueule au péché de moche âme

 

Vous qui rêvez de fair’ des fans et des dévots
Mais que les feux d’ la ramp’ attir’ moins qu’ils n’apeurent

Tant vous craignez les huées en guis’ de bouquets d’ fleurs

Et un raz de risée à la plac’ des bravos

 

Vous qui vous voulez astr’ et vous savez des merdres

Qui vous cherchez des dons sans mêm’ vous trouver d’ goûts

Qui n’avez plus d’espoir mais pas grand-chose à perdre

Laissez-moi vous souffler un’ carrièr’ fait’ pour vous

 

                 Hi hi hi

        J’ t’attrape et j’ t’agrippe

           J’ t’égorge et j’ t’étripe

           Et j’ te cass’ les dents

                 Hou hou hou

           J’ te cogne et j’ te cloue

           J’ te perce et j’ te troue

           J’ te fais pisser l’ sang

                 Han han han

           Cett’ fois c’est moi l’ maître

           Vous allez m’ connaître

    Mêm’ si c’est pas longtemps

                 Eh eh eh

           Eh les anonymes

           La carrièr’ du crime

     Vous appell’ vous attend!

 

    Laissons de côté le “refrain”, taillé sur le “monstre” d’une superbe chanson philippine (la musique, s’entend : je ne comprends pas un mot des paroles), et dont la violence de boucher est censée former contraste : comme bien d’autres, je ne suis à l’aise que dans l’alexandrin, l’hexasyllabe à la rigueur, et je ne crois pas fort heureux mes efforts récurrents pour varier le mètre. L’ennui, c’est que l’alex suggère des mélodies plutôt monotones. Mais passons là-dessus. Quoi donc me perturbe, dans ce premier cinquième de Plan de carrière? L’exigence technique est plus grande que par le passé, et elle croîtra ensuite, puisque je finirai par m’imposer des contraintes “prosodiques” fatales au contenu, et par faire machine arrière : rimes riches et monstres complexes ne fouettent l’imagination que jusqu’à un certain degré : au-delà, je sombre (et je ne suis pas le seul) dans des jeux verbaux qui rompent avec toute émotion. Mais revenons à ces quelques quatrains : quoique marinés dans la sueur, ils n’ont pas l’air forcés, ce me semble, et parfois ils décrochent la trouvaille, je pense au troisième (celui qui dérive « du délire de sale gueule au péché de moche âme », n’est-ce pas exactement moi? Saurait-on mieux dire en aussi peu de mots?) et, à un moindre degré, au premier. Mais ne tombé-je pas là dans le travers que je reproche plus haut au Brassens tardif, celui de l’ingéniosité sans mystère? Même si les tristes cultures du masochisme revanchard gardent un peu d’opacité, dès qu’on a saisi le double sens de pelles et de râteaux, affaire classée! Les métaphores-calembours, dépassées vers le sens, perdent leur dimension d’énigme; et, au lieu de poésie, on n’a là qu’une futile tentative de poétisation d’une idée médiocrement originale, et désespérément prosaïque : c’est le grief majeur qu’adresse à ma nouvelle veine une chanson un peu plus tardive, Si ta musique est moins bell’ que l’ silence, qui ne manque pas de se faire l’illustration du défaut qu’elle dénonce :

Je rêv’ de fair’ rêver d’ capter l’émotion nue

De m’ dérégler les sens dans d’ nouvell’s Amériques

Mais j’ai beau vous la mettre en vers et en musique

C’est toujours de la pros’ qui sort de mes cornues

Et d’ la bien écras’ merde et d’ la bien didactique

Mon sabot colle au sol j’ai la rag’ du cont’nu

J’ peux pas laisser chanter faut toujours que j’ m’explique

L’ prof ringard transparaît sous l’ poèt’ saugrenu

    Plus facile à dénoncer qu’à corriger! D’autant que garder l’erreur et la clouer au pilori, tout comme mentir et avouer le mensonge, c’est double sujet, pour vous distraire de l’effroi du néant; alors qu’effacer l’erreur ou le mensonge, c’est se retrouver les mains vides. Reste que ces séances de “versification”, pour la plupart, se proposent bien d’imposer des contraintes de mètre et de rime à une idée existante, déjà prosifiée le plus souvent, et qui, dans les cas graves (N’attends pas, J’ai peur de tout, Tu ne m’aimes pas assez, Éloge des péchés capitaux, etc, etc) relève du poncif le plus éculé, ce qui, dans cette spécialité précise me gênerait peu (quoi de plus poncif que Rose elle a vécu…?) à condition que l’expression voulût bien consentir à le rénover. Il est même des plus clairs que la banalité extrême et censément indépassable, genre “Nous mourrons tous” ou “C’est l’amour qui nous sauve” est plus susceptible de solliciter l’émotion qu’une idée plus ou moins neuve, qui demande à être démontrée. Peut-être ne suis-je nulle part allé plus loin dans le prosaïsme qu’avec une Somme théologique, qui ne mérite guère l’ironie de son titre :

Bon d’accord j’ reconnais qu’elle est niais’ ma supplique

Et qu’il y a des fêlur’ sous l’ crépi d’ mon blabla

Qu’ les enfants souffr’ et meur’t à jamais c’est tragique

S’ils nous attend’ ailleurs pas d’ quoi en faire un plat

Quand j’ dis qu’ le mond’ va mal j’ tiens pas compt’ de l’au-

d’là

Arguer d’ là qu’y en a pas rien d’ plus commun mais j’ tique

Que Ton inexistenc’ prémiss’ ou postulat

Serve aussi d’ conclusion ça fleur’ tautologique 

    Rien n’interdit de versifier un manuel de mathématiques! Queneau a fait des tentatives dans ces ziaux-là. Mais je doute qu’il puisse susciter ce que j’entends par émotion poétique…

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