[Poésie et chansonnette]
Distinguons bien les trois niveaux. J’ai d’emblée écarté de mon thème l’inaptitude à comprendre, impliquant un dévoiement de la production : il va sans dire qu’il ne m’intéresse pas le moins du monde d’écrire des choses dont la lecture ne me procurerait qu’ennui, et que si Celan est aussi épatant qu’on le dit, même en traduction, c’est dans un monde parallèle : pas l’ombre d’une velléité d’imitation. Mais c’est à un autre type de perturbation que je m’aheurte quand je goûte moi-même tel fragment de Hugo, Baudelaire, Verlaine, Michaux, Vian, Breton, bien d’autres, et déplore… quoi? D’être incapable d’en faire autant? Ce n’est pas si simple, car il se trouve que j’ai écrit, la plupart vieux de trente ans ou plus, une vingtaine de “poèmes” qui me paraissent, par endroits, oïe mes chevilles, ne le céder en rien aux meilleurs : j’aurais pu, avec les bémols qu’inspire la peur du ridicule, citer :
Qu’y avait-il donc, que tous ces chiens ont fui vers le désert?
Le remous des abois sature encor le soir…
ou :
L’élève dispensée de poésie
Est assise à l’écart
De la classe en travail…
ou :
Le jour où je ne serai plus
Qu’une petite gare de campagne envahie par les ronces
Devant la cicatrice des voies arrachées…
ou :
La nuit m'a roulé une pelle
au vin rouge à la sueur glacée
au milieu des poubelles
et du chant des sirènes…
ou :
J’ai semé sept hivers d’enfants morts
Et la récolte, passant mes espérances
A défoncé le champ et envahi la ville
Où s’endorment de grands édifices
Rongés par la berceuse amère de la vérité…
ou :
Je m’emmerde en moi comme en un manoir trop connu
Les détours les couloirs et les petites lampes
N’amusent plus le seigneur de ces lieux
Mes pantoufles ont appris par cœur les raccourcis
Je sais les tiroirs secrets des secrétaires
Les hiboux des combles, et quels os
Gémissent à la cave sous la terre battue
Tous les fantômes me tutoient et m'appellent Joe…
En fait, si je prolonge cette citation-là pour inclure le 8, ça se gâte dès le 4, et plus encore dans L’élève dispensée, par exemple, avec une esquisse de satire :
…Qui sur ses quatre murs
Sur le tableau les craies et le cahier de notes
Écrit ton nom
Liberté
satire qui, quoique floue (mais je sais, moi, que je n’ai ombre d’admiration pour la scie d’Éluard, initialement adressée non à la Liberté, mais à Nusch ou Gala), dissipe le mystère de cette fille à l’écart en lui donnant raison. Si courts et en si petit nombre soient ceux de mes “poèmes” auxquels j’accorde un vague et révocable satisfecit, ils ne manquent pas de s’affaiblir en se prolongeant : peut-être aurais-je dû me borner à mes chefs-d’œuvre, deux (faux) haïkaï :
Sur la corde de glaire
Entre nos bouches amoureuses
Une araignée s’est engluée
et :
Quand je suis seul avec mon pénis
Je le sors de sa cachette
Et je lui souris
Un peu lourdingues, surtout le premier, mais ne chipotons pas. L’étrange est qu’ils viennent du fin fond de ma jeunesse, que rien ne semble plus facile, mais que j’en ai étronné des dizaines d’autres qui ne valent pas un clou, et que, comme je l’ai dit et répété, chaque fois que je me propose de faire (oh! le sale!) de la poésie, c’est le fiasco : ou je n’aboutis à rien, ou j’usine de l’ersatz. Bien sûr, étant juge et partie, il n’est pas impossible que je sacralise cette rareté même, sans pour autant prétendre avoir atteint l’eau de l’âme : car cette araignée engluée, ces semences d’enfants morts, ces chiens qui fuient vers le désert, ces fantômes qui m’appellent Joe, sont en un sens de la poudre aux yeux : ce dont je jouis, là, c’est de l’étrangeté-pour-autrui : j’indique en somme une piste à la méditation en suggérant que j’ai fait le voyage, alors que je ne l’ai même pas envisagé, ou me suis arrêté en route. En prose et dans la vie, je cherche des réponses, ou me l’imagine; en “poésie”, du moins ce que j’appelle ainsi, je les fuis, à moins qu’elles n’ouvrent vers des questions nouvelles. Je n’essaie en aucune façon de me comprendre, de coller à moi-même, mais vise au pur effet émotif. Recherche nécessairement marginale, peu sérieuse, et néanmoins dotée d’un curieux prestige dans mon paysage intérieur, du fait sans doute de la rareté du “miracle”, et du doute qui l’affecte; car il est bien clair qu’en ce cirque on travaille sans filet : mes deux “haïkaï”, s’ils ne sont pas sublimes, ne sont rien, et du coup ridicules de “trop protester”, comme disait Huxley, par leur dépouillement : ils ne peuvent se rabattre ni sur un fond ni sur une forme pour limiter les dégâts. Et le plus simple, dans mon isolement, serait de supposer leur vertu fantasmatique, si je ne les avais vu goûter par les adolescent(e)s dont l’opinion m’importait le plus [1]. Hélène à seize ans, notamment, avait le chic pour désigner, dans une page de remplissage, le seul poème qui me paraissait “venir d’ailleurs”. Simple osmose? En tout cas, il n’y fallait plus compter après formatage universitaire et passage d’autres gourous. Voire. En suis-je si sûr? En tout cas, qu’elle ait ou non perdu le contact, il n’est pas à exclure qu’à ce niveau de jugement viscéral (la décision que c’est bon, qui ne repose sur rien de palpable), je sois plus proche que nulle part ailleurs d’un fonds commun, auquel les enfants reviendraient plus aisément que les adultes. Proche de l’authenticité? Authenticité d’un pur effet? Je m’y perds.
Quoi qu’il en soit de la valeur objective de ce presque-rien, il est évident que je ne peux pas passer ma vie à le traquer, d’autant qu’il s’enfuit quand on le pourchasse, et ne consent à survenir qu’à l’improviste : mon besoin de comblement ne saurait s’accommoder de placer au centre de mes préoccupations un truc aussi évanescent, et je ne l’ai jamais fait. La chansonnette non plus, d’ailleurs; mais elle au moins pouvait être travaillée, et elle se pliait docilement à des laps de liberté brefs, comme les vacances de Pâques ou de Noël, mieux qu’un ouvrage de prose, nécessairement de plus longue haleine, et exigeant, je ne sais au juste pourquoi, un décollage dont les vers, axés sur l’émotion la plus ordinaire, me dispensent.
Tenir à distinguer la chanson de la poésie ne signifie pas, je le répète, que la seconde fût délibérément bannie de la première, mais seulement qu’on pouvait s’autoriser à l’appliquer, à titre quasiment d’ornement, sur la narration, la description ou l’argumentation (sommaires). Bien sûr, j’attachais la première importance à ce que l’idée d’une chanson donnât le frisson spécial, comme celle de L’auberge, où je m’assimilais à un émule des Martin de Peyrebeille :
Jeun’s ou vieux trist’ ou gais maigrichons ou gros lards
Grands penseurs p’tits connards chouett’ nanas moll’ mémés
Mêm’ les chiens pas d’ jaloux i’ pass’t à l’abattoir
J’ai même équarri hier un car de flics entier
Ce fut dur mais j’étais satisfait d’ ma journée
Et les infirm’ les femm’ enceint’ et les moutards
Les petit’ fill’ en ros’ qui cramponn’ leur poupée
Sans égard pour leurs cris leurs pleurs leur clair regard
Je les tue
D’ tout’ façon i fallait qu’ils y pass’ tôt ou tard
Je les tue
Je les tue tous
et j’ les mets au saloir.
ou d’À celle qui n’a pas de nom, évoquant la survie des fœtus ivégés, et plus précisément de la fille que j’aurais eue d’Hélène, et qui m’a parfois visité la nuit :
Au matin sa photo se fond
Pour décrir’ j’ai comme un’ lacune
J’ pourrais mêm’ pas vous dir’ si elle est blonde ou brune
Seul’ment qu’elle est mignonne et qu’ell’ n’a pas de nom
C’est pas l’usag’ qu’on les baptise
Avant d’ brancher l’aspirateur
Ell’ me dit qu’ell’ s’en passe ainsi qu’ tout’ ses consœurs
Qu’ell’ grandissent là-bas sans qu’on les tyrannise
Que sans école et sans maison
Caressées de tendres musiques
Dans du super-champêtre au long des trois saisons
Ell’ cueillent les coucous les lilas les colchiques
ou de Tous les affreux, qui brandissait l’étendard de la mochitude :
Je pense à vous tous les affreux mes camarades
Peuple errant désuni sans valeur sans fierté
Aucun gros lot jamais n’ raval’ra vos façades
Mais vous bavez dans l’ombre au nom d’ la liberté
Ne prêtez plus l’oreille au son des sérénades
La vie n’appartient pas aux nantis d’ la beauté
Mais la plupart, prenant pour canevas, avec quelques bémols, des “thèmes éternels”, se contentaient de loger la poésie dans le détail, comme Sophie :
On s’est pas rencontrés sur la grève
On s’est pas promenés dans la tiédeur du soir
Nos nuits d’été c’était le tableau noir
Je n’ai jamais suivi la trace de tes rêves
Qu’au fil de tes devoirs
Sophie...
C’était moi ton élève...
On n’a pas bu la lie des rengaines
Enlacés ivres-fous au bal du sam’di soir
Notre java c’était l’ bruit des couloirs
Nous n’avons pas mêlé nos doigts à la fontaine
Je n’ai puisé qu’à peine
Sophie..
Dans l’eau de ton regard...
ou Je veux chanter :
Je veux chanter les ciels froncés les ciels limpides
Tous les chemins ouverts et l’odeur de la pluie
La sieste au creux du foin douce comme un suicide
Et les gémissements épars au bout des nuits
Je veux chanter l’amour permis l’amour serein
Mon regard dans le tien sans doute et sans détour
La courbe de tes yeux la couleur de tes reins
Et ton sommeil baignant dans les ruisseaux du jour…
Halte! Il va de soi que je ne cite pas le pire, et que, de cette petite trentaine égrenée sur vingt ans, voire des douze ou quinze auxquelles j’accorde, de temps en temps, un visa pour la postérité, il n’en est pas une sans son contingent de gaucheries. La rime en général n’est rien moins que recherchée, l’assonance en é fleurit dru; bien que ça ne coulât assurément pas de source, je ne me cassais pas trop la tête, et peut-être n’y a-il pas trop lieu d’isoler à ce point ma sérénade à Zyzza, car la versification s’est toujours distinguée de la prose par sa facilité. Et cependant il y avait là-dedans, comment dire? un peu du mystère fluide et simple de ce que j’appelle poésie. Ces petites filles en rose, ces trois saisons, cette fontaine qui devient insensiblement celle du regard, ce sommeil baignant dans les ruisseaux du jour, pas trace de tour de force, et néanmoins, ou pour cela même… bah, laissons la parole au poète ridicule de Monsieur chasse!, qui vient de déclamer un sonnet à chier : « C’est beau!… Il y a quelque chose qui vibre là-dedans… Il y a un souffle!… Ce ne serait pas de moi que je le dirais aussi bien! »
[1] Hum. Je me demande si les trois quarts du succès de “Quand je suis seul avec mon pénis”… ne provenaient pas de la postface : « C’est pas autobiographique, hein! »