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Inventaire avant liquidation

[Le besoin de vraisemblance]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #27 : Créer

    C’est que je n’en ai pas? Il est vrai que ce qu’une vie entière a laissé sur mon rivage équivaut tout au plus à six mois d’importations d’un humain normal : ça m’atterre parfois, et m’humilie, de voir mon univers onirique sempiternellement hanté par des échappés du passé qui ne savent même plus que j’existe. Mais même si le casting est un peu léger, cet univers ne manque pas de richesse. Toutes les nuits ou presque, plus une bonne fraction de mes soirées somnolentes, je m’émerveille de mes rêves, et notamment de ce qu’étant conçus en vue d’un dénouement, ils s’emploient si bien à le dissimuler qu’il en devient imprévisible, me procure neuf fois sur dix une surprise, et que bien souvent la clef des événements ne m’est donnée qu’au réveil : je ne parle pas ici d’interprétation freudienne, jungienne, e tutte quante, toujours douteuses, mais de qui au juste fomentait ou exécutait contre moi, par exemple, une série d’attaques à la bombe, à la tronçonneuse ou à la calomnie, ennemi que moult indices auraient dû me permettre de démasquer d’autant plus facilement que “je” les avais disposés moi-même. J’ai raconté presque textuellement un de ces rêves, ou, disons, sa traduction en langage vigile, dans Ne vois-tu pas que je brûle? et combien de fois me suis-je répété que je devrais bien exploiter ce “jardonir”, qui semble inépuisable! Le malheur, c’est que quand je m’y colle, il ne reste de son abondance polychrome que des lambeaux ternis : non seulement elle est intraduisible (alors qu’au sein même du sommeil je l’apprécie en lecteur), mais j’ai l’impression que les plus misérables rogatons d’une recherche éveillée sont meilleurs que ce qui m’épatait avant le passage du ou des sas. Cela dit, ne touche-t-on pas ici à une infirmité de plus vaste envergure? Je m’étonnais, observant mes neveu-nièce regarder un dessin animé d’Astérix, de les voir repasser, des plus spontanément, un songe d’Obélix que j’aurais plutôt zappé. Les rêves des autres, et même ceux qu’on invente, dans un roman, pour graisser l’action, je les saute, et il me semble être réfractaire, non pas exactement au merveilleux, mais à celui qui se donne pour tel. Grimm et Andersen m’assomment sans remède, je me délecte des stylistics de Mardrus, des us de Bagdad, des dialogues au souk ou au sérail, mais décroche dès que se pointe un éfrit ou un djenni, avec ses ressources inépuisables; j’ai relu trois fois le Shui-Hu-Zhuan et le Jin-Ping-Mei, mais n’ai pu endurer cinquante pages du Xiyou-Ji… ni du Seigneur des anneaux, de l’Icosameron… ou de quelque ouvrage de science-fiction que ce soit, alors que je me suis vautré dans mille et mille polars invraisemblables. Et ça remonte loin dans l’enfance, ce me semble – à moins que je ne censure un attachement aux contes de fées, dont je serais pourtant plus fier que de la lecture des Club des Cinq au grand complet : les aventures de ces enfants modèles ne supportaient pas la confrontation au réel, elles étaient pleines de chambres secrètes et de souterrains, il s’agissait bien d’une évasion, mais il me la fallait officiellement plausible pour que je pusse m’y investir. Question de sexe? de génération? La vogue de l’heroic fantasy date de plus tard, elle a surtout touché les petites filles. Et il me semble bien avoir commis des textes fantastiques dans mon âge tendre : tout se brouille, quand on y regarde de plus près, puisque j’ai chéri certains Lovecraft (L’affaire Charles Dexter Ward, et cette histoire abominable dont le héros se réveille dans le cadavre pourrissant de sa femme, Asenath, qu’il a tuée et planquée à la cave) et que la découverte de la Métamorphose reste mon souvenir de lecture le plus fort : l’impossibilité “officielle” du processus ne m’avait donc pas empêché de faire mien le masochisme kafkaïen – la pomme lancée par le père, qui s’enfonce dans le dos de Grégoire! Ce n’est pas sans frémissement que j’ai lu (ou cru lire) plus tard que certains insectes se reproduisent en pinant n’importe où la carapace du partenaire – : avant de conclure à je ne sais quelle atrophie du symbolique, peut-être conviendrait-il d’étudier d’un peu près quoi donc est symbolisé. Non sans remarquer que chez Lovecraft comme chez Kafka, on note une extrême précision du détail : peu importe, quoi qu’en die cet âne buté de Nabokov, que Grégoire soit cancrelat ou scarabée, l’auteur n’en sachant rien lui-même : plutôt cancrelat, d’ailleurs, car “vermine”; ce qui compte, et probablement facilite mon investissement, c’est que rien d’autre, dans le décor matériel ou humain, n’a changé. Et Lovecraft affecte de proposer une autre lecture du réel – comme King, que je trouverais agréable s’il ne tirait trop à la ligne. Ce que je ne supporte pas, ce me semble, c’est de m’embarquer sur l’imagination d’un Monsieur qui ne prend même pas la peine de feindre que son histoire soit vraie. Mais en quoi ça explique-t-il que moi je ne puisse inventer un conte de fées, ou son équivalent moderne? Il est quand même bien étrange que ne connaissant quasi des gens, des institutions, de la vie en général, que ce que la littérature m’en a dit, quand je prends la plume, ce soit pour déganguer le réel des mensonges de la littérature, ou du moins présenter dudit réel une version antithétique en attente de synthèse : il me gêne un peu d’écrire des romans policiers alors que j’ai dû pénétrer, à tout casser, dans six ou sept commissariats, visites fort brèves! et que j’ignore à peu près tout des procédures; mais pas d’émettre la thèse comme quoi les flics et la justice se fichent totalement de ce qui s’est passé, et redéfinissent le “coupable” comme un être qui “colle” devant l’opinion, thèse à laquelle, sauf dissidents, le polar ne pourrait survivre, et que paraît tout de même infirmer un fort pourcentage d’enquêtes sans résultats. Ce n’est donc pas tant la vérité des faits qui m’importe, que la vraisemblance provisoire de ma version; est-ce le besoin de convaincre, ou d’être inattaquable, ou au moins cohérent, qui me coupe les ailes? Encore faudrait-il démontrer qu’elles sont coupées! Et en quasi deux mois et quarante A4 bien indigestes, je n’ai même pas réussi à mettre à plat le dossier. Pas même à le débroussailler. Au contraire, dirais-je. Miséricorde. Et cet obscurcissement-là n’a rien de poétique.

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