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Inventaire avant liquidation

[Une créativité naturelle?]

19 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #27 : Créer

    Pour l’heure, posons qu’on ne peut parler de créativité sans conscience, sans projet, sans choix; ce qui ne signifie nullement que le neuf soit l’objet de la quête, je me demande même parfois si se le fixer comme visée première n’est pas le meilleur moyen de le louper. Mais ce qui me trouble le plus, c’est l’existence d’une créativité naturelle, la seule peut-être qui soit digne de ce nom, à laquelle le novateur-né atteindrait sans s’en préoccuper, à la limite sans même le savoir. Gide raconte en 1938 que Jammes, quarante ans plus tôt, lui avait lu un matin son Élégie quatrième, composée dans la nuit, et dont me touchent au moins les trois premiers vers :

        Quand tu m’as demandé de faire une élégie

        sur ce domaine abandonné où le grand vent

        fait bruire au ciel gris les bouleaux blancs et tristes…,

« si grande, écrit Gide, que fût mon admiration, je ne me retins pas de lui signaler quelques imperfections qui me semblaient déparer un peu son poème. Il se retira pour y remédier; revint au bout d’une heure :

    “Cher ami, me dit-il, j’ai voulu corriger, mais… je ne sais pas si j’en ai le droit.”

    Je demeurai quelques instants sans comprendre. Pourtant le sens de ces mots était clair : ce poème étant écrit sous la dictée de l’inspiration, toute retouche devait être considérée comme impie. On n’imagine pas, en effet, d’esprit plus incapable de critique, aussi bien sur lui-même que sur autrui. Et même le mot “incapable” me paraît inexact. L’esprit critique, selon Jammes, était toujours attentatoire, et son souffle fanait aussitôt amour, religion, poésie. » L’étrange est que Gide lie spontanément ce trait à l’orgueil de Jammes, alors que (n’était, bien sûr, l’intervention d’autrui) l’on pourrait voir un signe d’humilité dans cette abdication du jugement devant “l’inspiration” éventuellement divine. J’ai beau, pour ma part, me garder de la sacraliser (quant à Dieu, je ne puis Le concevoir qu’opposé à tout ce qu’il me plairait d’écrire) et rapetasser à outrance, je suis bien loin d’être sûr, avec mes sabrages et surcharges, essentiellement destinés à parer aux critiques possibles, de ne pas esquinter le premier jet. Conserver un alinéa qui prend la tangente, pédale dans la choucroute, ou fauche mon blé en herbe, n’est-ce pas l’indice d’une confiance en le jaillissement plus qu’en l’autocritique? Voire : il faut compter avec la flemme, l’avarice mal entendue (perdre tant soit peu de moi, surtout depuis qu’avec l’ordi un brouillon chasse l’autre! N’y a-t-il pas un peu de neuf dans le plus vaseux, le plus fourvoyé?), et avec ce qui, peut-être, tranche le débat à peine esquissé : car, en conservant, je vais triturer indéfiniment, et cet exercice me rebute beaucoup moins que de créer sur table rase : or, ce que je n’aime pas faire, pourquoi diable le ferais-je bien?

    Supposé cet être mythique qui se torcherait de toute réception, et ne chercherait qu’à se faire plaisir, ou celui, plus crédible selon moi, qui prendrait son plaisir pour garant de celui d’un lecteur, et déviderait sans rien en censurer ce qui sourd de lui ou qu’il observe au dehors, je ne crois nullement impossible qu’il aille à l’authentoriginalité sans effort, et plus efficacement qu’avec un surmoi perché sur l’épaule, à lui croasser sans relâche des interdits d’origine étrangère. Ce conteur-né, ou œil neuf naturel, ou producteur de poèmes comme un poirier de poires, serait-il le seul créateur authentique, ou pas créateur du tout, dans la mesure où il n’exercerait aucun choix? Peu importe la dignité qu’on lui accorde. La question est de savoir s’il peut exister. À la rigueur, lorsque je me mets en plongée, comme c’est le cas depuis quelques mois, la rage de me comprendre peut occuper le devant de la scène, éclipser le souci du neuf-dire et du bien-dire, mais je me crois strictement incapable de prendre si peu que ce soit mon pied à aligner trois mots sans présumer qu’ils méritent d’être alignés, et pas seulement pour moi. Il faut de toute façon qu’on cherche à faire quelque chose, à raconter une histoire, à élucider un état d’âme, à “imiter la nature”, etc, etc, ou au moins qu’on décide que le produit “vaut le coup” : en signant un urinoir “ready made”, Duchamp en fait une œuvre d’art, quoi qu’on puisse en penser; si un peintre balance des couleurs au hasard sur sa toile, et n’y ajoute rien de son cru, la créativité se réfugiera entièrement dans la vision qu’il a de l’œuvre, ou dans le simple choix de décréter telle une synchromie aléatoire. Cette perception valorisante étant alors indispensable, car avec toute l’indulgence du monde, on ne peut considérer la queue de Boronali (on connaît le canular de Dorgelès et de ses potes) comme créative – ce qui n’empêche nullement Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ou les arpèges de la brise dans une harpe éolienne d’être plus agréables à voir ou à ouïr que les taches de Tàpies ou les bulles de Boulez. Dans le domaine photographique, à part les filtres et tripatouillages divers, la créativité va, en somme, se borner modestement au choix du sujet et au cadrage, et consistera à braquer son objectif là où peu d’autres y auraient pensé. La beauté n’ayant, ici encore, que les rapports les plus lâches avec un quelconque mérite : une délicieuse fillette, un arc-en-ciel sur le Potala, ou le cœur de Voh vu d’un ballon formeront les plus belles photos du monde, mais la part de l’artiste y avoisinera zéro, même s’il engrange les royalties par millions. J’ai l’air de battre la campagne, et de forcer la tartine sur des cas-limites sans grand intérêt, mais il se trouve que j’ai commis, du temps de l’argentique, une trentaine de photos qui ont reçu davantage de compliments (et sincères! On accrochait les posters chez soi!) que tous mes écrits; pour la plupart, des sandwiches, grattages et contaminations plus ou moins voulus, mais qui me surprenaient fort au tirage : à peu près rien ne distinguait, dans ce cas précis, l’artiste de l’usager.

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