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Inventaire avant liquidation

Lorsque l'enfant disparaît

26 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #42 : Cacatalogue II : Heptamerdon

Lorsque l’enfant disparaît

 

    Les mains en l’air! Ceci est un roman! Pas un mot, si ce n’est d’éloge, pas un geste, sauf pour tourner les pages! Vous allez me faire le plaisir de lire jusqu’au bout, sans sauter le milieu, de revenir sur les tournures obscures, de méditer chaque fois que j’aurai risqué une pensée : comprenez qu’à la fin j’en ai par-dessus la tête de jeter mes efforts à la poubelle. Déjà neuf ans à St Merd. Capable de tout. Alors, très tranquilles, très intelligents, hein… Vous prenez connaissance d’abord, loyalement, vous jugerez après, « en justifiant votre opinion par des exemples commentés », et chaque fois que vous garderez un doute, jouissez de confiance! N’allez surtout pas, depuis l’Everest de votre outrecuidance, vous acharner à “reconnaître” vos misérables idées, pavlover lacune ou bévue tout ce qui vous échappera! Sous bénéfice d’inventaire, postulez au contraire que tous os cèle moelle, et là où elle manque, vous la baverez, au lieu d’où elle gît l’anéantir en la présumant absente. Pour votre bien! Soyez chics, soyez fins, ou je vous abah. Capable de tout.

    Neuf ans à St Merd, déjà, horreur!… Métro, boulot, dodo, salauds! Et des tornades, n’est-ce pas, des typhons de soupirs : nostalgie personnelle ou imaginaire collectif? Ah, si qu’on pouvait vivre à la campagne! Au bon air! Le calme des soirs! Cui cui, glouglou, ouah ouah, des cages à poules, mais pour les poules, ma petite auto dormant dehors sans bris et sans P.V., et nos prop’ productions maraîchères, en lieu et place de ces conserves glauques! Essayez! Essayez! Mais si ça vous plaît tant que ça, comment se fait-il qu’une fois qu’on y est on n’en puisse plus sortir? Neuf ans… J’ai pourtant consciencieusement procréé… coup sur coup, deux petits emmerdeurs… deux boulets sonores… braillements au fort des nuits… ça donne des points… multiplié, entretenu des contacts fastidieux… léché les bonnes bottes, et quelques mauvaises, à tout hasard. Sclap sclap. Pour jamais ma langue est enduite de merde.

    Vous attendez l’air connu, l’air des distractions… Ta tim dzim boum ta da damm… Sur la piste du saphir rouge, avec Marie-Perdue Ribol et Pierre-Yves Bourremal… Non, non, les cinés ne sont pas en cause, mon bonheur n’est pas pendu à l’imagination d’autrui, et quand on a de la ressource en soi, on peut se contenter, j’en conviens, ô Giono, d’une promenade dans les bois. Mais avoue, vieux farceur, que si l’on ne t’eût pas payé à réinventer la vie, les heures de boulot eussent été moroses; et plus dures encore à traîner avec ce fardeau : le sot amour de la tâche bien faite – POUR QUI?? Approchez, mes enfants, j’ai un secret de Polichinelle à vous hurler à l’oreille : LES PAYSANS SONT CONS! Et vous qui hors de propos ripostez : « Raciste! Classiste! Catégoriste! », vos mille considérations sur le pourquoi et le comment, les doctes excuses que vous allez trouver dans le milieu, les pressions, le labeur ou la gnôle, dites-vous qu’elles les feront bien rigoler, jusqu’au jour où ils auront l’occase de vous couper la tête. On ne la leur fait pas, ils ont les pieds sur terre, la rumination pyrrhonienne jusqu’au sein du sommeil, l’existence historique de Napoléon est remise en doute si c’est l’instituteur qui l’atteste, mais bien entendu rien n’est plus facile que les faire courir ici ou là, à condition d’avoir des sous, d’être du pays, et d’héberger en soi ce couple si commun et si mal assorti que forment le goût du pouvoir et le mépris des hommes. Allez bloquer les routes, petits miséreux, déverser votre fumier dans la cour des préfectures! Les gros céréaliers qui vous manipulent n’auraient garde de se risquer sur le terrain, mais montrent une réelle maîtrise quand il s’agit d’empocher les subventions que leur vaut votre vaillance de Robins des Chiottes…

 

    Halte au torrent de boue fétide, il y en a comme ça 26785 caracs, soit une douzaine de pages : guère surprenant qu’un roman qui démarre ainsi soit le mal-aimé de la série, le seul que je n’aie point mis en ligne, ni réussi, depuis Pontch’, à endurer au-delà de l’incipit, dont la seule excuse, on l’apprend beaucoup trop tard, est d’émaner d’un maniaco-dépressif… non seulement odieux, mais quelque peu marginal dans l’action, du moins tant que je n’aurai pas pris la décision de l’y raccrocher à tout prix, de le démarginaliser (l’exemple du “vieux” était encore frais) en faisant de lui un meurtrier… Mais n’anticipons pas. Cette fois, on devine comme un filigrane de vécu, au point que je jurerais avoir recopié là des pages bâclées à Rouillac, sept ou dix ans plus tôt, et malicieusement imputé mes rancœurs au bibliothécaire du collège, écrivain du dimanche avec lequel je n’étais pas encore brouillé pour la vie… c’est, plus tard, un courrier qui s’est chargé de ce boulot. Si j’étudiais les gens, j’aurais matière à parler des paysans français, du Bourbonnais à la Charente, en passant par la Normandie, mais vous connaissez l’antienne : je crois bien n’avoir pris note que de leur hostilité “viscérale” (les collègues aidant) à mon encontre, qui ne m’a jamais été plus sensible qu’à Rouillac, sans doute parce que j’y ai passé trois pénibles années, et qu’elles venaient après Dompierre, Mortain et Cannotisy. Avant de mettre les pieds en Guyane, je n’avais pas connu de catégorie socio-professionnelle plus bête, plus ignoble en tous points, que celle des bouseux aisés. Mais il faut bien ajouter qu’en trois ans “mes” notes au Brevet les avaient conquis, et qu’ils m’auraient volontiers gardé.

    Supposé qu’on se la farcisse, cette tartine inaugurale, ou qu’on l’enjambe, c’est pour tomber sur une deuxième, deux fois plus courte, mais tout aussi compacte, et dont j’aurais bien voulu garder le souvenir d’un anti-Combray : voici notre inspecteur de retour au patelin natal, ou presque, ce même Saint-Merd, sauf que cette fois c’est plutôt Châteautrou que Rouillac, et que la crédibilité de la bourgade ne se remettra pas de ce disparate :

 

    À présent que sa jeunesse est happée par l’histoire, Buû se mord les doigts de n’avoir prêté attention ni aux Dauphines ni aux vieilles enseignes ni aux petits copains, de s’être réfugié trop tôt dans le narcissisme et l’intemporalité : il se sent aride, et pris de vertige au bord de la richesse présumée des autres, de leurs vadrouilles, de leurs amourettes, de leur école buissonnière, de leur paresse heureuse, de leur intérêt passionné pour la matérialité alors insignifiante des choses et des êtres : c’est lui, lui, qui les négligeait comme distrayant de l’essentiel, ou les annulait en les interprétant, lui qui, acharné à un grand œuvre dont il serait en peine de préciser les contours et l’objectif, s’était stérilisé! Il pourrait prendre la résolution d’observer les R5, de jouir du pittoresque qui perdure ou qui naît, au lieu de geindre sur celui qu’il a laissé fuir, après tout sa carte n’avoue que 37 ans, il serait encore temps d’engranger pour les jouissances rétrospectives de la soixantaine; mais 37 ans d’erreur vous poussent au cul, et puis aimer, s’aimer soi-même, ça ne se décrète pas : il n’a pas changé en deux décennies, son passé n’est qu’un présent prolongé, que seul l’avenir doue de sens, à quelque chose malheur est bon, il n’a pas d’âge, la vie est devant, et de St Merd, qui probablement n’a pas plus changé que lui, le fonctionnel seul subsiste : il sait où se procurer un sandwich, un bouquin, une trempette d’eau bénite, et comment y aller. Ici le fast-food s’est substitué au cinéma, là le toilettage canin au salon de coiffure, sur trois rues et deux places s’ébauche un avorton de zone piétonne, la droguerie où il se procurait de quoi faire sauter le grenier a été arrachée de la Rue Grande, comme une dent malsaine; mais dans l’ensemble, on s’y retrouve à pas mal pour cent. Seulement les lieux sont réduits à des noms, boîtes scellées qui ne laissent pas filtrer une volute d’autrefois : c’est bien là, cérébralement là, le “building”, demeuré sans progéniture, dresse en plein centre ses baies salies et démodées, “Univers-Fruits, Maison Martinez” n’a pas consacré une goutte de peinture à rechocolater son blason, les réverbères surgissent sagement du sol où la mémoire les avait laissés, mais rien ne les distingue de ce qu’on aurait observé à St Stropiat ou Grandcuq-du-Badecasse : dix fois ce matin notre voyageur s’est figé devant une porte, une fenêtre, un écriteau qui lui rappelait quelque chose, sans pouvoir déterminer si ce n’était pas ailleurs, en d’autres temps, si, abusé par un panneau mensonger de la Caméra Invisible, il ne se serait pas battu les flancs tout pareil dans un patelin qu’il n’aurait de sa vie honoré d’une visite… Les photos ont pris la place des souvenirs, et où elles font défaut un clou chasse l’autre, une maison, un transfo, un angle de rue… Tout se ressemble, partout, et le déjà-vu d’où les niais veulent tirer la preuve d’existences antérieures se ramène à une combinatoire floue… Le défaut, se répète Buû, c’est d’être préparé; et puis la vue, trop sollicitée, n’est pas bon porteur de petites madeleines : parlez-moi d’un son, d’un goût, d’un parfum… Car cette vie calfeutrée de St Merd, cette adolescence d’écorché-vif, ensevelie dans les livres, dans les bois, dans les ruminations suicidaires, si pauvre de sensations qu’elle ait été, vingt fois, dont dix fortes, il l’a vue se réengouffrer à l’improviste : saveur de la tartine de beurre trempée dans le thé au jasmin; mesures initiales et initiatiques de la Symphonie de Franck, le premier disque qu’il ait possédé, tombant d’un balcon romain; odeurs de vase de l’étang de Bellebouche, de Javel de la piscine, dont les gorgées vous ramonaient le corgnolon, captées au bout du monde; effluves de crésyl des poubelles, si semblables à ceux du manioc séchant au soleil dans les villages camerounais; et le Huiititititititititihuititititspuit, transcription littérale, de ce passereau si commun, dont il ignore le nom [1] et la tronche, et qui ouvre les vannes des vacances d’été, chaque fois qu’il lui est donné de le réentendre…

    Chacune de ces bouffées de passé s’accompagnait du visage de Claire – du visage? Faut voir. Les quelques photos qu’il avait eues, photos de classe pour la plupart, il les avait brûlées pour se faciliter l’oubli, à une époque où ce genre de décision ne coûte guère (eh ben, tu vois, que t’as quand même appris à vieillir!) : c’était fait, c’était fait : s’il lui arrivait de les regretter, c’était pour se distraire. Dans ses rêves, bien sûr, Claire avait gardé l’âge du Bac, ou de sa première apparition, en quatrième, mais les rêves recèlent-ils des visages, des fonctions, des noms, un je-ne-sais-quoi qu’on traduit au réveil par « deux tiers de Claire, un tiers de Bénédicte, un zeste d’Hélène »? On n’échappait pas à l’indicible quand il essayait, la volonté tendue, de reconstituer Ses traits : de la fruste notion enclose dans le nom à l’image la plus nette qu’il pût obtenir, si éloignée déjà de la bonne grosse perception de ses yeux grands ouverts, impossible de dénombrer tous les plans parallèles où une tresse, l’expression d’un regard se formalisaient pour s’évanouir aussitôt; l’aurait-il reconnue, miraculeusement préservée, dans la rue? Probablement non : ce qu’il avait gardé d’elle, c’était une idée, une idée qui préexistait à leur rencontre, et même aux héroïnes de Stendhal ou d’Hugo, un archétype d’ange qu’il s’était acharné à salir, et toujours refusé à confronter avec la réalité.

    Il l’avait aimée sept ans, depuis un coup de foudre qui tenait plutôt du syllogisme (« Elle est sublime, or je suis sublime, donc je l’aime. ») jusqu’à ce qu’Alain, rencontré en 69 à l’entrée d’un ciné-porno du côté de la Bastille, lui eût révélé au passage qu’elle était maquée : et avec l’illusion de réciprocité idéale, qui faisait un saugrenu ménage avec une entière conviction d’indignité, cet amour étrange et banal s’était évanoui sans un pincement, sans un sanglot… Étrange? Il faudrait que Buû parvienne à se distancier de ce qui pour lui demeure une norme absurde, contradictoire : qu’une fille lui plaise, il la souhaite dans son pieu, comme vous et moi; n’empêche que la “cochonnerie” partagée lui paraît souillure, et nécessairement préluder à une dégradation : troubadour de nature? Ou bloqué au prépubertaire par sept ans de platonisme? […] Est-ce que ça l’avait détraqué à jamais, d’avoir dressé sa carte du Tendre, jusqu’au moindre bosquet, bien avant sa première érection, lors de laquelle, alarmé par l’enflure, il avait fait appel au secours maternel en exhibant le membre grièvement atteint? Était-ce la honte qu’il gardait de cette enfance grotesque, consacrée à faire l’homme à l’aveuglette en collectionnant des prix de récitation pure, pendant que les copains exploraient les corps des copines, qui l’avait écarté de St Merd? On n’y passait pas, mais il aurait fait un détour pour n’y pas passer. Depuis dix-huit ans, depuis qu’il avait appris que Claire batifolait avec un autre, il n’y avait pas remis les pieds.

 

    Etc, etc : on voit que Buû se rapproche dangereusement de son créateur! Et à quel point ces énormes pavés, plantés sur le seuil, peuvent dissuader le passant, même (ou surtout) quand c’est lui qui les a taillés. Lorsque l’enfant disparaît en est jalonné, et la rage de serrer de près l’inconscient les rend encore plus indigestes qu’à l’ordinaire. Les soliloques récurrents du bibliothécaire fêlé, qui se donne parfois pour le romancier, deviennent vaguement “contrapuntiques” sur la fin, quand il se lance dans l’action, mais ils restent pour une bonne part parallèles… et leur intérêt intrinsèque n’est pas évident. Mais essayons de débrouiller un peu la mélodie, passablement complexe, et noyée d’appoggiatures.

    L’ex-dulcinée de Buû, devenue Trappe en épousant un dentiste de dix ans plus âgé qu’elle, probablement pour légitimer une Marie-Ange en gestation, semble tenir d’une main de fer (au bout d’un bras long) toutes les activités culturelles de la mairie (droite toute!) de Saint Merd, fort démagogiques, selon le gros de l’élite, de Laurent Flétrineau (le bibliothécaire) à Denis Mireloup (prof de français réputé “communiste”), et Alain Permeloire, le peintre local, le seul labadens à avoir gardé un contact épisodique avec l’inspecteur, auquel il vient de faire appel : Claire et sa fille ont, en effet, disparu, dans la nuit qui a suivi un repas qu’elle donnait, en son manoir, et en l’absence de son mari (congrès de dentistes) à Albéric Pilorre, vinassier royaliste, son épouse Aurane, Florent Rondeau (des conserves Rondeau) et son épouse Jacqueline, plus lesdits Flétrineau et Permeloire soi-même, l’un haïssant la maîtresse de maison, et l’autre… l’aimant trop? Ils seraient deux… Bien obligé de faire des coupes sombres dans l’immense dialogue d’exposition entre Alain et Serge :

 

« Alors c’est vrai, que ton petit cœur battait dans cette direction?

– Un cœur, moi? Ça se saurait…

– Mais ça se savait, figure-toi! Tu sais qui m’a glissé ça un jour? Rondeau!

– Sans garantie du ministre des Cultes!

– Non, mais en revanche, quel expert en trou du cul!

– Toujours aussi détraqué?

– Pas plus qu’un autre. Le détraquement d’antan est devenu la norme. Il s’était libéré plus tôt que nous, c’est tout.

– J’en vois peu dans mon entourage qui passent les cours de catchem à se couper des poils de couilles pour les jeter sur la table, ou qui écrivent leur nom sur la porte des chiottes avec leur propre caca…

– Non? Ah ah ah! Faudra le lui rappeler! Moi, il m’avait enseigné la manière de se torcher avec un papier de Hollywood chewing-gum : tu plies en quatre, tu déchires le coin, tu déplies, tu glisses l’index dans le trou, tu te trifouilles le fondement à souhait…

– Oui, et puis tu nettoies le doigt en remontant le papier! Quel enseignant! Je parierais que personne n’a oublié ce cours-là, alors que tu me hacherais en vain pour m’arracher un mot de ceux de Besse, de Babouche ou de la mère Dupré…

– […] En tout cas, ils reçoivent bien : la chère est parfaite, et leurs gosses charmants, quoique bien laids… À l’idée du portrait de famille qu’ils ne vont pas manquer de me commander un de ces quatre, je sue sous ma blouse.

– T’es devenu une tradition?

– Ça vient, ça vient… J’ai commencé par Dame Pilorre, et il a dû leur plaire : ils m’ont réclamé un bis cette semaine pour la mère de Madame; puis les Revirat, et ainsi de suite… On se m’offre à Noël, mon pauvre! C’est la planque… Celle-là, tu connais pas : c’est la fille des impôts.

– Et Claire est passée à la pose? Tu comprends, si je la retrouve, encore faudrait-il que je la reconnusse…

– C’est débile, ce que tu me demandes! Oui, je l’ai peinturlurée, et sa fille aussi, en juin dernier, mais tu ne t’imagines pas que c’était pour les garder? Remarque, je dois avoir les photos, quelque part… Tu penses bien qu’hormis les Pilorre, qui ne veulent entendre parler d’aucune technique postérieure à Louis-le-Décollé, et les coups fumants, auxquels je sers une salade sur l’ensoleillement de leur teint, que le cliché ne rend pas, je me passe de leur chiatique présence pour les portraiturer… »

 

    Nul émoi, naturellement, ne résurge de la photo de “vachasse nordique bien conservée qui rumine son vide”; mais il subsiste bien des braises, au milieu des cendres; et c’est le minois non de la mère, mais de la fille, qui les ranime : 

 

Vingt ans s’abolissent, et quand ils seraient quarante… C’est elle! C’est Elle! Elle à sa fenêtre le jour du concours de pets, de sorte que le délice de la reconnaissance, déjà encadré de noir par « jamais plus », fait aussi poignard : ce passé qui décidément gisait quelque part, ressurgit tout armé, c’est un Combray fétide de flatulences, un mélange de ravissement et d’abomination à prendre la clef des cieux pour en sauter d’urgence sans parachute. L’inspecteur, alias gamin vicieux, détourne les yeux de ce carton corrosif, qui semble tout frais, pas ces couleurs peintes à la main de nos portraits de jeunesse : ce n’est pas une blague.

 « Y a pas erreur? La ressemblance est hallucinante…

– Ah? Je me rends pas bien compte…

– Quand rien ne s’interpose, c’est à crier.

– C’est sûr que Marie-Ange ne doit pas tenir grand-chose de son papa – qui qu’il soit.

– Exégèse?

– Oh, tu n’es pas soupçonné! En somme, ce n’est qu’une variante du mariage Rondeau… ou Fanny-Panisse! Il se murmure – très très bas – que Trappe aurait pris la responsabilité d’un embryon en cours… et que c’est à ce prix qu’il se serait offert la donzelle. De fait, je sais pas ce qu’ils font ensemble, mais Marie-Ange est restée fille unique.

– Dis-donc, ôte-moi d’un doute : on est bien en 1987? Je viens de remonter vingt ans en cinq secondes, j’en avais peut-être descendu cent à mon insu…

– Tu sais, cent… On a guillotiné une avorteuse en 43… La droite revient l’an prochain, on n’est pas préservé des broops de l’histoire… Si tu consens à regarder le truc dans la durée, tu t’aperçois que Marie-Ange a treize ans. 87 moins 13, je pose 4, je ne retiens rien, et ça donne 74, un an tout rond avant la loi Veil! Triste, non? Si tu avais été dans les parages…

– Écoute, le saupoudrage de connerie nuit au récit, quand il est poignant en soi… surtout que c’est toujours la même!  […] Alors, cette fille qui n’avait qu’à choisir

– Ça, c’est toi qui le dis.

– …s’est fait refiler un barbon suite à un oubli de pilule! Un mec qui frise le demi-siècle à présent!

– Et nous, on frise quoi?

– Oh merde! Mais dix piges, c’est énorme!

– Tu vas vouèrr c’que j’vais en fèrr!

– Faitement. Et d’ailleurs, c’est pas la question. C’est Claire enterrée dans cette campagne à quoi je ne me fais pas.

– Au sens littéral, peut-être.

– Tu crois?

– Non. Pour moi, elle a filé avec quelqu’un. Le problème, c’est : qui? Personne ne manque. Et puis, si elle y est allée de son coup de tête, il faut qu’elle nous ait bellement menés en bateau : personne ne l’en aurait crue capable. Paraît qu’elle a tout laissé, tout! Fric, actions, fringues, même sa bagnole! Et position sociale, ça va de soi… Or, soit dit sans malmener en toi des vestiges de sentiments trop vifs, on aurait juré que rien d’autre ne comptait à ses yeux.

Position sociale… d’épouse d’un dentiste de province?

– Ça, c’est le tout petit piédestal officiel. [Ici, long exposé de ses fonctions d’éminence grise culturelle.]

– Il voit ça comment, le mari?

– Dif à dire. À première vue, il le vit très bien, grâce à une hypersécrétion de suffisance. Ils l’ont bombardé président du Rotary local cette année, et chacune de ses inflexions clame que ça lui était dû, à lui, et rien qu’à lui! Seulement, comme elle n’a pas l’air de se fouler en public pour faire semblant de le prendre au sérieux… je sais pas : dissimulation? Bêtise?

 

 

[1] Le pinson des arbres : Sylvain me le révélera quelques mois plus tard. Un piaf tout à fait insignifiant d'aspect.

 

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