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Inventaire avant liquidation

[Capter dans ton regard la prise de conscience de ma vésanie]

26 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #42 : Cacatalogue II : Heptamerdon

    Mais Hélène n’est pas revenue pour rien : on a trouvé des restes humains, notamment un tronc, dans le Rhône, à hauteur d’Avignon. À ce stade, le roman, en redevenant policier, semble renoncer à tout vestige de suivi : car pour l’heure il s’agit d’une autre affaire, dont nos deux lascars ont tout intérêt à se tenir à l’écart, dussent des innocents trinquer pour eux. Mais, puisqu’on s’est donné l’objectif de se faire plaisir… « Dans le cââdre strict de l’opération en cours, pour le fun, j’y insîste bien, et nullement par devouâr, ne trouveriez-vous pas plaisant et bien propre à générer de délicieux frissons dans le dos, que nous allassions de conserve… enquêter à Châteauneuf-du-Pape?… Je précise que les rapports hiérarchiques actuels demeureraient inchangés, et que je peux même m’engager à vous appeler “Madame le Commissaire” tout le temps que durerait »… Hélène a eu la même idée, et, après avoir discrètement célébré ce miracle, les voici à pied d’œuvre :

 

    Ici, Avignon. Vingt bonnes années que je n’en ai longé les remparts. [1] Faut que je me décide à y faire un tour avant le point final, ça tourne à se foutre de la gueule du lecteur, d’escamoter à ce point la couleur locale! Il est vrai qu’elle me taonne tout autant à lire qu’à écrire, et que je ne manque pas d’imputer in petto cette tare, comme toutes celles que je remarque en moi, à l’exclusivité du génie : comme dit Gide, la personnalité des grands hommes est faite de leurs incompréhensions… mais à ce compte, le grand homme pullule, la pirouette ne rassérène pas tout à fait, et puisque j’ai pris le parti de nommer les lieux où je balade mes personnages, il conviendrait qu’Ajaccio se distinguât de Chamonix par un peu plus que la description du Quid et une bouffée de passé éventé. Considérant rédhibitoires le verglas et les deux jours de bagnole, je pourrais au moins avoir le culot de téléphoner à un habitant de l’impasse Guyotat pour lui demander à quoi elle ressemble, puisque c’est là qu’Hélène Mènelasse (?) et Serge Buû sont plantés, devant une vitrine qui ne manque pas d’originalité : LA FOIRE À L’UNIQUE, se nomme le magasin, qui, en petites lettres, avoue pour propriétaires ou gérants : “Vantrechaud & Piédelierre”, mais à cela ne se borne pas  le message, car la devanture est couverte de papillons : “Tous nos articles sont garantis uniques”, “500 F maximum”, “Calligraphie à la demande”, suivi d’un déluge de tarifs et d’échantillons, “caroline”, “gothique”, “coufique”, “tifinar”, “chinois”, il ne manque que l’higoumène Pafnouty! “Dépôt-vente : les artistes sont priés de venir mardi après-midi, jeudi matin, ou sur rendez-vous”, “Entrez, n’hésitez pas : le coup d’œil est gratuit, vous ne serez pas harcelés!” “English spoken”, “Si parla italiano”, etc, et même : “Mann spricht kein deutsch, doch willkommen!”… Les objets, plus entassés qu’exposés, tous adornés de noms propres et de prix étrangement précis, vont de la croûte provençale, mas, moutons, vues portuaires, fenêtres à jalousies écrasées de soleil, Saintes-Victoires mal pompées de Cézanne (en remplissant les blancs), à un panorama des mauvais traitements qu’on peut faire subir au cuir, à l’osier, au cuivre, à la laine et à la glaise qui ne vous ont rien fait; mais c’est noircir le tableau sans prendre l’avis de Buû, ni d’Hélène, puisque, sans se cacher la médiocrité de l’ensemble, ils découvrent tous deux une poterie, un foulard, un bijou de quoi s’éprendre comme des gosses, et c’est souvent les mêmes… [Les revoici donc à l’intérieur :] Un capharnaüm hallucinant! Un entrepôt de receleur baptisé “libre service” par la vertu de quelques étiquettes – mieux dire pancartes! Partout des noms-prénoms, et parfois une page d’explications, sur les techniques utilisées, sur les lieux dont voilà l’image, sur la situation de l’atelier, parfois même, et ça tourne à la mendicité, sur les difficultés d’existence de l’artiste et de sa petite famille… Le pas mal côtoie l’horrible, le dessin d’enfant la facture impeccable, on dirait que tout est  accepté en dépôt-vente, et l’inspecteur en est ému jusqu’aux tripes. Il a commencé la visite avec Hélène – “Regarde ça! – Et ça!” – puis est tombé en arrêt devant une tringle soutenant une vingtaine de ticheurtes, et surmontée du plus laconique des écriteaux  : “Jeremy Mole O’Skin, 300 F pièce” : Jeremy! Le prévenu? À vrai-dire Buû oublie vite la question, tant la production d’emblée le fascine : sur le maillot de devant s’étale un coin d’échiquier en perspective, au premier plan duquel un cheval noir rigole à gorge déployée; et l’on s’avise rapidement qu’à l’aide d’un pion, de deux tours et d’un fou, il déploie l’attirail excessif d’un mat, autour d’un roi blanc plus solitaire d’être ainsi cerné, roi barbu et couronné d’épines, qui dédie au firmament un sourire constipé… et n’est autre que le Christ en personne! En arc, et en grec, s’il vous plaît, se déploie le commentaire, où Buû (mais il n’y est pas grand clerc) ne relève pas une faute d’accent : Ἡ βασιλεία ἡ ἐμὴ οὐκ ἔστιυ ἐκ τοῦ κόσμου τούτου”, “Mon royaume n’est pas de ce monde”, mais la traduction n’est pas comprise dans les 300 balles, et l’inspecteur est stupéfait que la finesse d’un trait destiné à tous les Albatros du monde, que la savoureuse adéquation du dessin à la légende, ne puissent être destinés qu’à la pincée d’Avignonnais et de touristes qui entravent le grec!

 

    Fallait-il que je fusse à court, pour donner pignon sur rue à mes projets commerciaux – que je persiste à “croire” viables, mais sur lesquels je ne risquerais plus un rond – ou raconter mes T-shirts… et plus tard, en les prêtant à une figure paternellemes techniques photographiques par le menu! Je me demande si ça se voit… Ce qui n’échapperait à personne, en tout cas, c’est qu’ils n’ont rien à branler dans l’intrigue, s’il s’en est dessiné une jusque là. Journal intime : « Jeu 19 Déc 1996 : Je me sens vide, et Hélène s’enlise dans le déjà-vu. Pas la peine d’écrire, si c’est des trucs pareils! Je distribue à des “artisans d’art” ridicules un certain nombre d’idées perso : ticheurtes, jeux d’échecs en patates, John Osborne calligraphy, colliers de galets, sculptures de plomb fondu précipité… la lie de la pensée, on dirait que je vide mes greniers, à, vraiment, n’y plus rien garder par devers! Tout cela n’a pas plus d’intérêt intrinsèque qu’une plate conversation, et le détournement d’action est patent. » Mais l’action! L’intrigue! Est-ce un tel dieu? Il se trouve que mes deux derniers soirs se sont abîmés dans les Mémoires insipides de Goldoni, pris au hasard sur les rayons, poursuivis par simple veulerie, et qui m’ont incité, sans doute pour rouler jusqu’au bas de la pente, à lire des pièces dont il se dit satisfait, comme Les rustres, Le nouvel appartement ou Barouf à Chioggia… Lire ou relire? D’un tel néant, c’est indécidable. Oh, l’unité d’action est respectée! C’est bien la même lymphe qui coule d’un bout à l’autre, sans la moindre idée, l’ombre d’une formule, le plus petit mot qui touche ou frappe… – Mais où tend ce propos? Qui donc soutient que la cohérence suffise et sauve un texte exsangue? Je ne sais quelle hargne au juste je passe sur ce pauvre bonhomme [2] : celle que de beaux morceaux réflexifs soient perdus, faute de tenir ensemble? Sont-ils si beaux que ça, puisqu’on s’y rase? Pour solde de tout compte, taillons presque au hasard un échantillon :

 

Comme les autres, il s’estime plus fin que les autres; on l’a pourtant souvent roulé, et il s’en est parfois aperçu, mais il persiste à se croire suprêmement doué, à condition qu’il s’en donne la peine, pour manipuler son prochain : le roi du tact, au sens étymologique, disons : il sent ce qu’il faut dire et faire pour plaire et malaxer, mais l’action ne se conforme qu’en cas de nécessité : la plupart du temps, il choque délibérément, pour se singulariser sans doute, mais surtout parce que décrétant sans valeur tout ce qui se nourrit de comédie sociale, il estime n’avoir rien qui vaille à perdre à la faire voler en éclats, pour atteindre, qui sait? un tuf de neuf et de vrai… Que ça foire à tout coup n’est pas le sujet du jour; que, lorsque Buû s’évertue à jouer les caméléons, l’entourage détecte vite quelque chose qui cloche dans la couleur, il faudrait en tenir compte; mais selon l’opportunité, il s’explique qu’on l’ait “repéré” par tel ou tel trait de singularité exquise, tel syllogisme trop rigoureux (“tout bon raisonnement offense”) qu’il n’a pas su retenir, sans jamais attaquer de front le mythe de son tact. Or voici qu’avec Hélène, pour la première fois (la nième première fois, mais passons) il se sent surclassé : elle lui donne l’impression d’avoir une vue plongeante sur ses ficelles et ses ressorts, et non seulement de finir ses phrases, mais encore de savoir où il veut en venir, même quand il souhaiterait le cacher. Ça ne s’exprime que par des silences, au pis la moue sceptique et rieuse qui salue, aux Alyscamps, une méditation un peu recherchée sur la mort… Mais il est tout affolé de se soupçonner de verre, alors qu’elle reste impénétrable… D’autre part, à force de vivre au milieu de brontosaures, il a fini par faire comme eux, par marquer ses points assez bruyamment, et par éviter d’avouer ses erreurs, pour qu’elles ne lui soient pas reclaironnées cent fois. Il prétend vivre hors du monde de la culpabilité, et ne relever les défauts que pour qu’ils soient corrigés, non pour accuser; mais chez lui, c’est plutôt une manière d’accuser plus efficacement. Or, en ce monde qu’il prétend avoir atteint, Hélène semble évoluer tout naturellement : on dirait qu’elle n’a pas besoin de chercher des coupables, et à deux reprises, pour des broutilles, un monument fermé, une emplette idiote, comme elle risquait “il aurait fallu”, il s’est immédiatement mis en défense, et a noté qu’elle en paraissait surprise – déçue. Un plouc. Du coup il rougit rétrospectivement d’une foule de pets qu’il a dû lâcher sans les remarquer, habitué qu’il est à se tenir pour le plus délicat des hommes, et à épaissir le trait pour que les autres, cette racaille, puissent en profiter : cette lourde insistance à lui placer ses biftons, manière de dire pas plus à moi qu’à toi et tu pourras te barrer avec… Élégant, oui, au royaume de l’immonde… Mais transporté dans l’éther, ça se traduit par du nauséabond, ça révèle que ce fric a son importance, que ça fait une différence qu’il se plaque sur une fesse ou une autre; certes, c’est à elle qu’il prêtait la mesquinerie de le redouter, lui, mesquin; mais si elle en était exempte, quelle grossièreté, quelle incitation à la fange! Hélène semble absolument indifférente à qui paie, et, très étouffée, monte la voix du souterrain : « Facile, quand on ne paie rien! Facile, quand on n’a jamais bossé! » Il a bien compris qu’il ne l’attachera pas avec une chaîne d’or, même plus grosse qu’il ne peut la fournir, mais oublier qu’il assure l’intendance, cela, il n’est capable que de le feindre; et probablement en voit-elle la trame, à la lueur de son authentique désintéressement… Quand on a pris un tel sentier, chaque pas accroche son affre : d’ordinaire, Buû ne donne rien aux mendiants, dix balles immédiatement oubliés, et d’ailleurs reçus comme un dû, lui semblent mal placés; et puis, dès qu’on donne, à qui? Tout critère est pipé, c’est personne ou c’est tous; et si tous, une heure de métro vous sucre un mois de bouffe! Or voilà que pour frimer devant elle, sans vraie décision, il a commencé à y aller de sa pièce à tous les coins de rues, s’y est opiniâtré… et a cru saisir dans son regard une lueur d’amusement : après, pour continuer d’un air dégagé, on en sue sous son harnais! Bref, il se sent con, bas et dominé, il se demande inlassablement comment elle le voit, avec cette inquiétude neuve : et si elle avait raison? Non certes devant Dieu, mais dans le jeu du relatif…

    On prend argent comptant les propos d’un persécuté, on compatit, on vitupère avec lui ses oppresseurs; et puis, à quelque fusée d’exagération patente, on se prend à douter, on jette sur lui un autre regard, le palimpseste laisse transparaître un texte mal effacé, et bientôt on ne voit plus que celui-là; l’ingénieur Legrandin ne chérit que les arbres et les ciels; mais une attitude étrange recoupe un propos suspect, un être tout différent se cristallise, amateur de châteaux et des gens qui y résident : un snob; et cette panique insinuante qui, dans Vampyr de Dreyer, saisit la jeune fille veillant sa sœurette alitée, rien qu’à sentir un intérêt d’une autre sorte dans l’insistance de ces yeux si connus, mais cette fois passionnément attachés au moindre mouvement de chair vive… Gestion de la dissonance cognitive, dent-de-scie des prises de conscience, basculements d’image parfois déchirants, que le chevalier Bayard se révèle un pleutre ou papa l’assassin de maman : modifications exploitées jusqu’au trognon, avec plus ou moins de bonheur… mais en adoptant toujours ou quasi, que je sache, le point de vue d’un observateur sinon neutre, du moins sain : captivé, tant qu’on voudra, mais censé soupçonner et découvrir une vérité extérieure, à laquelle il ne rajouterait nul grain de sel… Or il est bien clair que c’est armé de ton snobisme que tu relèves le mien, que ta parano décrypte ma parano, que ton désir fabrique ma résistance, qu’il n’y a pas d’arbitre, et que même seul contre tous, on n’est pas tenu de se rendre : le scrutin n’a que faire ici, et il faut opposer une catégorique fin de non-recevoir à la revendication de l’abruti, d’avoir raison “égalitairement” une fois sur deux, sans consacrer une minute par mois à réfléchir : que certains aient toujours tort ne lèse nullement la démocratie, pourvu qu’ils aient droit à la parole. – T’emballe pas! Ça va de soi! – De moins en moins! Qu’est-ce qu’ils me gonflent! Et les autres, qu’est-ce qu’ils pensent les autres? Ils sont tous bêtes, alors? – Et pourquoi pas? Rien d’étonnant, attendu la Voix de Nos Maîtres branchée dans chaque foyer! Mais dé-digressons jusqu’à notre relation duelle : ne serait-il pas intéressant, à l’occasion, de suivre dans la cervelle d’en face la prise de conscience de la prise de conscience? Cette angoisse de distinguer l’autre bâtir une théorie qui vous psychiatrise, et à laquelle désormais toutes vos interventions donneront du grain à moudre? Vous êtes vraiment persécuté, il va falloir le taire, minimiser, ou vous résigner à passer pour dingue, au nom de normes que la routine seule consacre. Vous avez compris que les journaux mentent, que le chef est idiot, que les juges distribuent l’injustice, que les éditeurs ne lisent rien; et sur la face obtuse de l’interprète convaincu de naissance que tout le monde fait de son mieux, vous lisez chacun de vos arguments confirmer votre statut d’aigri délirant, adepte de théories du complot… Encore si l’on était sûr : aux chiottes le connard! et tous ses semblables avec lui… Hélas, on ne sait jamais, et cinquante victoires consécutives, au petit jeu de quelle interprétation englobe l’autre, ne suffisent pas à rassurer. Pas dit du reste que la pertinence et le bagout constituent les meilleurs atouts : la boucler est une voie plus sûre vers l’emprise, quand on a affaire à un impressionnable, et qu’on jouit au départ d’une certaine autorité sur lui… Buû est bien conscient, en observant Hélène, (car c’est là ce qu’il appelle observers’intéresser aux autres!) des pilotis-allumettes sur lesquels s’édifie le palazzo de ses soupçons : d’abord, pourquoi songerait-elle à lui? Qu’en a-t-elle à foutre, de ce qu’il est, et même de comment il la voit? Ensuite, il n’a récolté que peu d’éléments pour corroborer ce mépris, ce persiflage secret, et aucun d’eux n’est décisif : se demander dans le vide si elle n’aurait pas raison ne trahit donc guère plus que le désir mégalo d’échapper à tous les jugements par le canal du seul qui compte ou soit à portée…

 

 

[1] Le plaisant, c’est qu’Hélène s’y installerait quelques années plus tard, et que je ne reverrais le patelin qu’à l’occasion de son déménagement. Une chance sur mille? Mais aussi de mille autres choses qu’elles n’a point faites, et que j’ai imaginées, pour ne rien dire de l’inverse.

 

[2] ou quelle perplexité : car enfin ces pauvretés sont arrivées jusqu’à nous, on en a même empléiadé un florilège, alors qu’il ne manque pas de monde pour trouver de mauvais goût, comme Louis XVI, les concetti du Mariage de Figaro, et qu’il n’existe aucune édition moderne d’un ouvrage aussi nourricier et délectable que les Mémoires de Mr le Comte de Rochefort, de Courtilz de Sandras, qui court à l’aventure, mais pour lequel je donnerais tout Racine, et Corneille en prime.

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