Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Inventaire avant liquidation

[Le choix de la valeur contre la jouissance]

15 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #16 - 17 : La Lettre au Père - Un traître

     Est-ce que tout cela n’est pas fort simple, à la lueur des cafouillages de l’estime de soi, tels qu’ils ont été définis? Je ne sais toujours pas s’il s’impose de supposer une avidité originelle démesurée, il me semble plutôt que son vice consiste à n’être pas déterminée par un besoin ou un désir intime : qu’elle est, comme le reste, en représentation, dépendante de l’impression à donner. Que le seul bien auquel j’appète, c’est la valeur conférée par l’œil de maman, de papa, de l’âme-sœur, des masses ou du premier venu, valeur qu’en profondeur je présume nulle : foncièrement insuffisant, je me serais donc réfugié dans une conviction rétorsive et compensatoire de précellence absolue; mais cette forteresse est vide, dans la mesure où je ne suis que par l’œil “contenant” de l’autre, dont le pouvoir réannihilateur reste modeste tant que je parais ne lui demander rien, et que je puis me le peindre comme m’imaginant indifférent à son jugement, mais s’exacerbe dès que je lui présente une requête. Or non seulement il est inévitable que je le fasse de temps en temps, la vie étant par trop morne dans une forteresse inhabitée, mais les rares moments d’euphorie réelle de ma solitude proviennent de la satisfaction procurée par tel ou tel accomplissement, satisfaction qui n’est rien d’autre que l’anticipation d’un applaudissement : le reste de mes joies, celles que je tire, notamment, des romans ou des films, ne relevant que de l’évitement, ou d’un investissement su illusoire, et ne pouvant donc me servir d’épine dorsale – d’autant que la fiction d’autrui, d’une part altère constamment ma perception du réel (surtout quand elle le remplace presque en totalité), et de l’autre me rappelle de façon lancinante l’existence de milliers de gens qui se débrouillent pour faire valoir leur production, ainsi qu’indirectement de milliards qui s’arrangent pour être aimés, c’est-à-dire que, moi qui n’arrive ni à l’un ni à l’autre, je suis le dernier des derniers.

     Je ne crois pas que m’enfermer quiètement dans une vision délirante de ma grandeur figure dans mon éventail de choix : ma sécession pue à plein nez la dépendance; en vérité il n’est personne dont l’opinion ne risque de grièvement dégonfler la baudruche, raison pour quoi la solitude peut passer, à court terme, pour une solution hygiénique; mais, prolongée, elle est pénible, et, se dessinant comme définitive, devient intenable : rien d’étonnant à ce qu’un histrion se fasse rare pour mieux limer ses prestations, mais une disparition sans appel semble en contradiction avec sa nature, et devrait équivaloir à un effondrement. Je suis persuadé que les tracas croissants d’inspiration que j’éprouve depuis la Retraite tiennent moins aux neurones qui claquent ou à l’épuisement des stocks et à la raréfaction des importations, qu’à l’absence de débouchés qui ôte tout sens à l’écriture, partant à la vie – un effacement total sur l’écran-radar d’autrui étant tout de même tenu pour préférable à un portrait de l’artiste en paumé radoteur. Un fait est patent, c’est qu’on ne vient plus à ma rencontre, ou par erreur, vite corrigée; et qu’il y a désormais des années que, tout en me gardant disponible, je ne prends plus l’initiative des appels. Une fille qui voudrait de moi est devenue inconcevable, et un éditeur intéressé par mes ours presque autant. C’est donc plutôt à une étude historique que je me livre ici, étant bien entendu pourtant que lorsque je soupire à mon bonnet qu’une reconnaissance si tardive “ne me ferait même plus plaisir”, je ne sais pas si je m’en crois moi-même… Si j’ai “progressé” depuis 2006, c’est plutôt dans la conviction qu’il n’y a rien à “reconnaître” et la résolution de ne rien demander qu’à des pros payés pour leurs services (encore ne va-ce pas sans difficulté!) : je réponds toujours, mais n’écris plus le premier, jamais, et mes factures de téléphone se bornent à l’abonnement sec : les humiliations se sont tassées, c’est certain, mais au prix d’un épaississement de la grisaille…

     À la réflexion, je doute que la superposition de ces deux lettres, à F*** et à Chantal, soit bien significative. Toutes deux, sous couleur d’intérêt intrinsèque pour le destinataire, hélas trop facile à percer à jour, quémandent un minimum de valeur, en minimisant à tel point l’impact d’un refus, ou de quelque manifestation de condescendance, qu’elles en annulent la demande. La certitude, en 1974, d’être de naissance forclos de l’amour, et, en 2006, de ne pas figurer sur la liste des interlocuteurs souhaitables, fait mauvais ménage avec l’aspiration à être tout pour une fille qui m’a rencontré trois fois, et les leçons que je donne au gourou en bâtonnant son ouvrage. Si j’étais “simplement une merde”, ma solitude ne poserait pas problème; il est certain que mon apparence physique ne fut jamais de nature à provoquer une attirance irrésistible; que la décrépitude constitue une aggravation de laideur, qui n’est atténuée ni par l’opulence ni par la célébrité; mais être “simplement une merde” ne signifie rien, les échelles de valeur ne tirant qu’une crédibilité superficielle de leur rigidité. Je ne suis pas au bout de mes peines; mais il me semble qu’en première analyse, si le lien foire, c’est d’abord de cette attente du rejet, et de l’obligation qu’elle m’impose de me rendre odieux, soit pour intéresser, soit pour justifier les ruptures par autre chose que mon indignité. Je dis bien : pour intéresser, ou pour relancer l’intérêt, désespérant d’être aimable : on y reviendra.

     Cela dit, on serait bien excusable de me voir tout bonnement comme un insupportable m’as-tu-vu, qui cherche non seulement à compter pour le vis-à-vis, mais à accaparer tout l’intérêt qu’il a en magasin, sans fournir la même denrée en échange : ce n’est pas faux, tout ce qui me fascine de l’autre, “aimé” ou non (l’amour n’introduisant qu’une différence d’intensité), c’est son regard, son écoute, moi-par-lui; mais, à la fois pour le séduire et pour mieux cerner comment il me voit, j’ai tout de même appris, avec le temps, à m’intéresser à lui, ou à faire semblant : il y a beau temps que je ne remplirais plus une “déclaration” d’une simple description de mes sentiments, en sous-entendant qu’ils descendent du bleu; et si je le faisais (la dernière en date ne marque pas un tel progrès) du moins saurais-je que c’est une erreur, et qu’il faut parler aux filles de leurs qualités, même imaginaires, au lieu d’étaler ses propres démérites. Si vieillesse savait, si jeunesse pouvait… Bah. Je doute que ce savoir m’eût beaucoup avancé.

     S’il y a un vice de base à poser, c’est, me paraît-il, celui de mon vide et de mon incapacité à jouir. Le bonheur que je demande aux autres passe, essentiellement ou en totalité, par l’être, le conquérir est un travail, toujours angoissant parce que le résultat n’est rien moins qu’assuré, et toujours remis en jeu : l’estime acquise peut être perdue, c’est même l’ordinaire qu’elle le soit, voir la plupart des couples, du fait seul de l’érosion du quotidien; je pense avoir quelques ressources; mais aussi une fâcheuse tendance à lâcher tout le paquet tout de suite, pour produire une forte impression (ou à passer cinq ou six heures sur une lettre, la position de repli de mes vieux jours) de sorte que la peur de ne pas parvenir à me renouveler en vient à l’emporter sur le plaisir espéré du contact, et d’autant plus facilement que j’attache plus d’importance à la personne : je n’étais pas sûr du tout que Chantal viendrait me voir; mais il est parfaitement vrai que je cherchais à l’éviter, non pour les “incapacités de travail”, mais parce que je pensais avoir d’ores et déjà provoqué, par mes saillies lors de nos rares rencontres, une curiosité, voire une admiration, que je craignais de perdre en me répétant. Une crainte nullement vaine : chacun sait bien que tout beau tout nouveau, et que le fer refroidit. Mais quelle misérable manière de concevoir les relations humaines! Et comme il est naturel qu’on crève de solitude, quand on préfère être admiré de loin au simple risque d’ennuyer de près!

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article