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Inventaire avant liquidation

[Pas une grosse perte?]

15 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #16 - 17 : La Lettre au Père - Un traître

     Rupture atypique : d'ordinaire, je n'ai nul besoin d'intervention extérieure; et du reste, j'avais failli très bien me débrouiller tout seul, ou en ne m'aidant que de ses prétendues indélicatesses, pour rompre antérieurement avec Marquise. Que perdais-je? À peu près rien : qu'est-ce que j'attends d'une fille, sinon qu'elle m'avalise comme amant, comme écrivain, ou m'en présente d'autres qui soient susceptibles de le faire? Il m’était revenu de diverses parts qu’elle était amoureuse de moi, mais il s’agissait d’interprétations erronées du cas qu’elle faisait de ma “culture” et de ma verve, effectuées par des gens que ces qualités ne frappaient pas, et qui ne pouvaient attribuer qu’à l’amour une partialité inexplicable : j’aurais bien voulu les en croire, mais ils se trompaient : Marquise n'était pas une maîtresse potentielle : elle ne s'était ingéniée qu'à m'allumer, surtout lors de cette nuit de beuverie en tête-à-tête, où, après avoir attiré mon attention sur ses dessous de dentelle noire, après m'avoir narré sa vie sexuelle par le menu, demandé lourdement de lui donner une note, elle avait fini par m'accompagner dans la montagne, aux bains sulfureux sauvages : belle connerie de ma part, car le trajet, le soufre ou l’eau chaude nous avaient dégrisés, et en état de sobriété, je n’avais pas une chance. J'en ai fait tout un plat quelques jours, mais du fait de la seule disette : un coup n'aurait jamais pu se prolonger en liaison. Une interlocutrice? Elle s’extasiait sur les courriels qui lui étaient adressés, mais bâillait sur mes livres, et n’en redemandait pas; de quelque littérature qu'elle m'entretînt, elle me semblait parler d'autre chose, d'indiciblement superficiel, et je m'évadais du dialogue dans les généralités du j'aime-ci-j'hais ça, ou dans les citations précises; et cette même distance, cette même extériorité s'interposait quand elle parlait de sa vie, ou de la mienne : on ne sortait pas du “Temps, ce grand maître” avec qui l'on sait que, “va, tout s'en va” sans s'interroger sur son modus operandi, ou du monde bleu-et-rose issu des livres dans lequel, selon elle, je batifolais obstinément, refusant que les déboires m'enseignassent d'en rabattre : un tout ou rien par quoi elle sentait condamné son consentement à la tiédeur et son refus de la lucidité. Et bien sûr elle m'agaçait, parce que les moufles de ses gros concepts lui permettaient des pronostics plus sûrs que mes analyses subtiles au cas par cas : toujours le “ça lui coûtera cher, et ça ne durera pas” que prononçait ma brave femme de mère au sujet d'Hélène, dont elle ne connaissait que l'âge. Cette fruste distanciation est-elle imputable à un défaut d'intelligence? N'est-ce pas tout bonnement le point de vue de l'autre, que j'étale à mon tour bien lourdement quand j'émets, par exemple, un avis sur les chances de Joaquin avec sa monitrice? Quoi qu'il en soit, la volupté de parler de moi se teintait de malaise; et quant à Marquise, sa vie, ses œuvres, il faut bien convenir que je les trouvais insipides, et qu'il me fallait me battre les flancs pour faire, en guise de P.S. d'ordinaire, une plongée dans ses affaires et son psychisme. Jamais elle ne tenait aucun compte des renseignements matériels que je lui donnais, à cet égard le dossier Guyane constitue une étonnante exception; jamais elle ne me rendait aucun service, et jamais ne m'en demandait, tout en trouvant tout naturel que je payasse les soucoupes un peu trop souvent… Jamais elle n'aurait songé à faire les soixante-dix bornes qui séparent M*** (où créchaient ses parents) du V***, alors qu'elle ne cessait de vadrouiller. Quant à l'ouverture… les trois filles un peu mignonnes que j'ai connues par son canal étaient toutes maquées, alors qu'elle se targuait de ses dons d'entremetteuse, et me répétait sans mollir que je n'essayais pas vraiment. Accumulation terriblement mesquine : ne suffirait-il pas de dire que comme les P*** et quasi-toute l'humanité, elle était de ces gens pour qui je ne ressens rien – d'où surprise toujours renouvelée à constater que quelques heures, voire quelques minutes avec eux émoussent tout de même les pointures de la solitude…

     Mince perte donc, pour elle comme pour moi… et plus mince encore, c'est le lieu où l'avouer, pour moi que pour elle, puisqu’elle n’était rare que par situation, alors que je le suis par nature. Pathologiser les ruptures ne va pas de soi : dans le cas de M***, qui ne m'a jamais procuré qu'ennui ou malaise (parce qu’il était loin d’être con, et me gagnait aux échecs deux fois sur trois), et ne m'a jamais regardé que depuis les nues, ou d'Hélène, absurdement magnifiée, et appelée, tant qu'elle resterait attirante, à me faire payer deux jours de bonheur de mois de souffrance et de stérilité, n'est-ce pas le lien qui constitue la maladie, et la rupture un retour à la santé? Me passer du dernier mot, quand il est inutile, ou d'écraser l'ordinaire de mes jours sous une référence imaginaire, de vivre pour des rencontres ou je donnerais tout, et ne recevrais rien, même pas la reconnaissance, je dois l'enregistrer comme un progrès. Mais précisément : à l'un comme à l'autre, aux deux extrémités de l'éventail affectif, j'ai trop demandé. Quoi m'empêchait de borner M*** aux parties d'échecs ou à des tuyaux sur Kant, aux domaines où il avait un savoir à m'apporter? Quel besoin avais-je de l'entreprendre sur son aveuglement politique, sa confiance béate en les médias, l'incapacité à traquer en lui l'idéologie? Pourquoi ne pas accepter Hélène comme le coup occasionnel qu'elle consentait à être? Zoé comme une débile muette agréable à caresser? Est-ce qu'il convient d'alléger à la fois le tragique et la soi-disant pathologie? Dans ces rôles, je ne voulais pas d'eux : de personne? Enfin, tout de même, une douzaine de numéros à se mettre sous le brise-jet?… Peut-être. Peut-être qu'une douzaine de filles m'auraient fait autre, moins étouffant, moins acharné à voir progresser mon emprise, moins angoissé devant une relation répétitive et arrêtée : j'ai été façonné par la disette; mais elle, n'est-elle pas d'abord le fruit de mon attitude, de ma causticité, de mon orgueil et de mon inhibition? Je n'ai pas eu un “ami” qui n'ait eu à faire les premiers pas, et à les refaire sans cesse : je ne donne de coup de fil que si j'ai du précis à déballer, et ne rends de visite que si le jour et l'heure ont été stipulés : il n’est pas surprenant que la pincée d'êtres qui forcent mes défenses soient dotés d'un ego déficient ou hypertrophié! Impossible en tout cas d’étudier les ruptures en les coupant d'un excès d'exigence lié à la solitude, issue elle-même de l'inhibition… tout se tient. Ce qu'on peut retenir sans hésitation, aussi bien dans l'inaptitude aux avances que dans la précipitation à casser, c'est la hantise du rejet, que justifient les rares souffrances de ma vie d'homme : adultère de Chantal, abandon d'Hélène… Le fait de devoir y joindre, à quelques degrés au-dessous tout de même, le massacre de mes candidats au Bac par une connasse stipendiée, ou au moins prévenue, en dit long sur le narcissisme de mes géhennes – et de mes joies? Jamais celle d'être fêté n'a approché du malheur d'être jeté, auprès duquel la simple privation n'est que broutille. Mihi satis sunt pauci, satis est unus, satis est nullus : mon quotidien démontre à l'évidence que je puis me passer de tous, non sans bouffées d'acedia peut-être, et pas définitivement; mais au jour le jour la solitude est supportable, voire souvent voluptueuse, dans les tons gris. Stratégiquement, c'est raison de fuir le moindre risque d'être traité en objet de rebut; mais seulement si je considère comme immodifiable donnée que ce (mauvais) traitement constitue un ternissement d'image, et le ternissement d'image la plus affreuse torture.

     Bien sûr, en modifiant les temps de ces pages écrites à chaud il y a dix ans, je ne manque pas de m’aviser qu’il y manque ce qui sauterait aux yeux de n’importe qui : que j’ai fait souffrir cette fille, et d’autant plus inexcusablement qu’elle ne m’avait fait que du bien. La salle des profs de Fort-Glandu comportait deux tiers de Cerdans, pas plus accueillants que les ch’timis, les Charentais, les Bas-Normands, ou n’importe quels imbéciles heureux qui sont nés quelque part, mais aussi, la population locale ne fournissant pas le compte de “vocations”, un tiers d’exilés localement célibataires, qui, pour la plupart, ne songeaient qu’à fuir une des plus belles contrées de France, et qui étaient bien obligés de se regrouper s’ils ne voulaient pas peler de solitude tous les soirs de la semaine ouvrable : il régnait donc entre eux une convivialité très proche de celle de la coopé, dont je m’étais si vite lassé. Mais même ceux-là ne m’auraient jamais invité à leurs agapes et raouts, si Marquise ne m’avait préalablement décrété fréquentable, du haut de ses vingt-sept ans, par là, et d’un indéniable entregent; si elle n’avait, surtout, attaqué mes propres murailles : bref, elle m’avait socialisé, dans la faible mesure du possible, avec une gentillesse souriante et inaltérable qui m’était surtout douce de ne rien devoir à la charité. Notre “amitié”, si j’ose l’appeler ainsi, avait connu au moins un moment difficile (sans doute en ai-je oublié d’autres), à Barcelone, et, alors qu’elle n’avait rien, ou quasi, à se reprocher, elle avait pris l’initiative de recoller les morceaux, puis, quelques mois plus tard, de m’inviter à séjourner dans le manoir saintongeais de ses vieux, où elle m’avait réservé leur chambre, attention sans précédent ni successeur, à laquelle j’avais été sensible… Elle ne m’avait pas été utile, peut-être, mais au moins moralement secourable autant qu’elle l’avait pu sans trop se fouler : comment lui ferais-je grief du déséquilibre quantitatif et qualitatif de nos courriels, (essentiellement dû, comme avec toutes, aux laps, heures ici, minutes là, que nous leur consacrions), puisque chacun des siens célébrait mon inhibante précellence réflexive et stylistique? Elle m’avait aidé à vivre, en se portant garante de ma valeur. Je perdais peu, peut-être, mais un peu bien proche du tout, puisque je n’avais personne d’autre. Cette fille, bon Dieu, m’avait fait confiance, et elles ne sont pas des bottes! J’ai payé d'insultes quelqu'un qui n'avait jamais eu de de bonnes intentions à mon égard, j’ai rendu le mal pour le bien, et ma culpabilité ne saurait s'alléger longtemps d'ergoter que si elle avait tenu sa langue, rien ne serait arrivé : ses indiscrétions, d'évidence, avaient été bénignes, et j’en avais bien autant, sinon plus, à mon passif. D’ailleurs, si cette pesée des torts n’est pas hors-sujet, elle élude l’essentiel : suis-je donc incapable de me représenter son effondrement, quand elle a avalé cette tasse de fiel? Oui, la carence d’empathie tient en partie là : je n’arrive pas à imaginer que l’autre m’attache assez d’importance pour souffrir de mon opinion. Je n’aurais pourtant pas à faire l’effort de creuser son altérité dans ce cas : il suffirait de me référer à la fureur causée par sa “trahison” hypothétique, pour comprendre quelle haine et quelle désolation pouvaient émaner d’avanies réelles – et atroces. Faut-il constater que les souffrances que j’inflige me laissent fort paisible, quand elles ne me font pas jubiler? Je crois en effet que si le remords n'est pas un mythe, s'il a cours ailleurs que dans les romans et la phraséologie judiciaire, j'y suis en tout cas, aussi “immature” qu'un Joaquin, inaccessible, à moins de paraître un salaud, aux yeux de l’autre ou d’un public : je n’ai guère fait de mal que par parole, mais, sauf quand Dieu fait retour, il me semble que je m’accommoderais tranquillement d’avoir un cimetière pour jardinet. Et cependant, d’avoir traité cette fille, au vrai pâlotte, d’“asperge malsaine” – et derrière son dos, encore! lui donnant à douter de tout ce que j’avais pu lui dire en face! – me paraît tout à coup impardonnable. Je n’avais pas voulu qu’elle le lût? Mais j’en avais pris le risque, et presque sciemment. Ce n’était pas parti tout seul, sous la pression d’une trahison continuellement attendue. Car je n’étais pas si courroucé : c’est plutôt un prétexte que je saisissais pour remettre les pendules à l’heure (je ne l’avais pas courtisée du tout, elle n’avait donc pu me repousser, préférer un Lionel, etc) et dégorger mes formules, qui n’avaient que la saloperie pour panache. Des voyants s’allument dans ces cas-là, comme si j’avais, au fond du cœur, une perception juste du bien et du mal. Mais deteriora sequor, et même, parfois, après des jours de réflexion.

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