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Inventaire avant liquidation

[Déclaration amoureuse saugrenue]

15 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #16 - 17 : La Lettre au Père - Un traître

     Il est certain qu’avec mon père quelque chose n’est pas réglé, et ne le sera jamais. Et la haine n’est bien évidemment pas le fond de l’affaire, car si haine y a, c’est de l’amour dépité. Bien des chances que le rictus du rejet originel se dessine derrière la plupart des figures d’autorité, et qu’il soit significatif qu’une bonne moitié d’entre elles soient des filles que l’“amour” dotait d’un pouvoir judiciaire. Buvons le calice jusqu’à la lie, puisqu’il se trouve que j’ai gardé copie de ma première bafouille à Chantal, griffonnée sur quatre cartes postales en mars 74… C’est du moins l’effet que ma prose tentait de produire : en réalité, j’avais dû en rédiger et raturer une douzaine de brouillons; ajoutons que j’avais 24 berges, et non quinze ou seize, comme le texte inciterait à le croire, et qu’en dehors de deux ou trois heures de grec par semaine, j’avais dû rencontrer cette nana trois ou quatre fois en tout :

          « Chère Chantal,

     Des greniers de la Sorbonne et par temps clair (il n'est si décédé poncif que ne réanime le talent d'être sincère) on aperçoit que je t'aime : beau cas qui commence à fatiguer le malade, depuis 3 semestres qu'il dure, tantôt vif, tantôt mollissant, en dépit de toutes les saignées. Il n'est si bonne rechute qui ne se quitte, et je crois archivenu le temps d'en finir avec l'espoir qui la fait vivre, avec la douceur, mais l'humiliation, s'étant mis à table quand le jour se lève pour produire de grandes, grosses et fortes choses, de la quitter quand le jour se lève, sans avoir que pensé à toi, et fumé; avec cette fade accidie qui au cœur de Paris et du printemps m'a relardé et alangui.

     Qu'espéré-je à écrire? Évidemment, pas que deux fétus marqués se trouvent par hasard unis dans la javelle. Quant à l'objet proposé, il ne vaut rien : ayant aimé d'abord ton visage (ou l'âme chimérique, plutôt, lue dans tes yeux) j'aurais mauvaise grâce à te mépriser de ne pouvoir supporter l'horreur du mien; au spirituel, moins idiot qu'il ne t'a pu paraître, car ta présence m'égare; mais de toute façon rien d'étourdissant; au moral, l'enchère de Marchbanks : weakness, desolation, hart's need – Faute de pouvoir faire l'article, j'aurais pu te faire la cour; mais réservons à la multitude des non-aimées ces "séductions" dont le succès est fait de l'ennui, de la pitié, de la bêtise du séduit surtout, dont la vertu par là s'évapore : je préfère que tu saches ce que tu veux, ce que tu tolères, et que ce ne soit pas moi.

     Scribo quia absurdum. Posterai-je ces fadaises dans une bouche d'égout? Qu'espéré-je? Terrible question à poser froidement, car la réponse est : rien; et prévoir n'exorcise la vérité qu'un instant – celui d'acquérir un autre des trésors d'art dont dispose ce troquet, et ta gouaille nécessaire – on n'en trouve que trop de filons en soi – et le jeu de scène : tiens! Kexéxa? – et rire fou, sont si là que j'esclaffe le même rire – un peu contraint, cependant – et que l'esclave cherche sous son comptoir une camisole. Soyons bête et sérieux : posterai-je, mon père? Peut-être pour la raison mesquine que tu détiens désormais l'adresse de mon clapier, et qu'une entrevue avec toi me cause une incapacité de travail de 15 jours. Donc, si tu n'as rien de gentil à me dire, un bulletin NON suffira : je ne veux ni plus lire ni te revoir : traitement banal, que j'espère efficace; un autre néanmoins serait plus sûr, vu mon idiosyncrasie, baptisé "passage du fat" : si tu es sensible, collée, fiancée, que sais-je? (la mode en renaît, j'ignore tout de ta vie, et l'intuition masculine en ce domaine est aussi trompeuse que le raisonnement) à Dubois ou Tartempion? C'est à ton bon cœur que je fais appel pour me l'apprendre.

     Ma chérie, je suis ému, mais la peur du ridicule fige mon encre, pédantise mes phrases. Tous les faits sont vrais, mais il faut les tenir à distance : tous les barbons amoureux lus ou connus sont à ma table. Combien reçois-tu par semaine de semblables poulets? De grâce, ne me range pas dans un tiroir : j'exige l'incinération. »

 

     Passons sur l’ampoulure, très modérée au regard de certaines de mes œuvrettes de l’époque, ou à peine antérieures. C’est peu dire que cette lecture m’est pénible, et j’ose affirmer qu’un vrai premier jet eût été moins ridicule. Encore faudrait-il être certain de ne l’être pas autant, sinon davantage, à l’heure où je m’apprête à gloser ces lignes, qui se caractérisent surtout, ce me semble, par une tentative de dissimulation effrénée de mon ignorance du réel, et surtout du réel sexuel : j’avais été plus d’une fois amoureux, mais en silence, et non seulement le coït, mais même le baiser m’étaient inconnus, et je redoutais qu’ils ne le restassent à jamais!

     À cette ignorance, cela dit, en répondait une autre, et le plus bizarre de l’histoire est sans doute que j’aie convolé deux ans plus tard avec la destinataire d’une pareille déclaration. Elle n’avait pas tellement le choix, à la vérité, redoutait plus que tout la solitude, et sans doute s’est-elle dit que les intellos, c’est spécial… Mais pas de bidonnage, STP! Pour soupirer : « Comment n’a-t-elle pas vu à quel taré elle avait affaire? », il faudrait au moins que moi, je le susse, quarante ans plus tard, et l’on en est encore loin : si je savais, je ne serais plus.

     Il n’y a pas que des mensonges dans cette missive, dont la facticité tient surtout à l’expression : même les fleurs de fausse modestie (je me prêtais, bien entendu, infiniment plus d’humour, de culture et de créativité qu’elle n’en manifesterait jamais) poussaient sur le terreau d’une conviction d’indignité que le temps n’a guère malmenée, et qui m’étreint aujourd’hui plus qu’alors, face au vide de mon esprit, à la réalité de mon délaissement, et aux décombres d’une vie qui n’a rien produit qui vaille. Le plus troublant, au fond, c’est qu’en d’autres termes, tout cela, j’aurais presque pu l’écrire hier : les “séductions” ont surtout ce défaut que n’y entends rien; mais que « je préfère que tu saches ce que tu veux, ce que tu tolères, et que ce ne soit pas moi », avec le besoin d’un juge autonome qui s’y dessine, cela reste à peu près vrai, tout comme la “guérison” espérée du fait seul qu’elle en aurait remarqué un autre – encore que j’aie fort bien réussi à m’en accommoder ensuite, et même d’être pour Chantal un pis-aller, son premier choix l’ayant laissée choir. Bien évidemment, j’espérais un petit peu plus que rien, mais je me demande si l’éventualité d’une réponse favorable ne m’effrayait pas presque autant que la quasi-certitude d’une fin de non-recevoir. Après tout, j’aurais fait mon devoir, je me serais déclaré, en balisant suffisamment les voies de l’échec pour que l’omnipotence n’en soit pas entamée. N’empêche que lorsqu’elle me répondit qu’elle n’aimait et ne voulait aimer personne, mais qu’elle me recevrait toujours avec plaisir, c’est-à-dire ce que le premier imbécile venu aurait traduit par : « Je suis disponible et je t’attends… sans engagement », elle reçut par retour, sous le même pli que sa propre lettre, un incroyable “rapport” à l’improbable “chef” qui aurait supervisé l’“enquête” – on se demande bien sur quoi – rapport qui passait sa “prose d’écolière” au peigne fin, avec la hargne qu’on devine, et que j’étais censé lui envoyer par erreur, ayant interverti les enveloppes! Mon royaume n’est pas de ce monde… Cela dit, l’apprentissage du réel n’est pas absolument nul, puisque je ne commettrais plus une pareille imbécillité : comme je l’écrivais à F***, les calottes ont affiné mon numéro. On peut estimer fâcheux que j’en aie reçu si peu, ayant évité de m’y exposer, et que je n’aie pas changé en profondeur, comme l’atteste le simple fait qu’y repenser m’écorche.

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