Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Inventaire avant liquidation

[La patrie perdue]

22 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #37 : Ma Vocation

     « Vinteuil, cherchant puissamment à être nouveau, s’interrogeait lui-même, de toute la puissance de son effort créateur atteignait sa propre essence à ces profondeurs où, quelque question qu’on lui pose, c’est du même accent, le sien propre, qu’elle répond. […] Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au plus, de cette patrie, Vinteuil dans ses dernières œuvres semblait s’être rapproché. […] Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d’eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la fuit, et ce n’est qu’en la dédaignant qu’il la trouve, quand il entonne ce chant singulier dont la monotonie – car quel que soit le sujet qu’il traite, il reste identique à soi-même – prouve chez le musicien la fixité des éléments composants de son âme. Mais alors, n’est-ce pas que ces éléments, tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’ami à l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien […] Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est »…

     Sans doute substituerai-je à ce passage de La prisonnière, après refeuilletage du Temps retrouvé, un état ultérieur de la question (ne serait-ce que « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie »…), à moins que la tartine qui s’esquisse ne m’en dissuade. Cramoisi de honte, évidemment : moi pour qui l’appel à une réhabilitation / apothéose, pour qui le recours au public constitue le ressort initial et l’ultime but de la création, qui tiens pour motivation seconde et inauthentique la quête de soi au mépris de tout souci de communication et d’accueil, et la joie que définit Proust pour une simple anticipation inconsciente des applaudissements d’autrui, comment, devant une telle envolée, ne me sentirais-je pas tout bonnement exclu du paradis des vrais artistes, c’est-à-dire de ceux qui n’ont de comptes à régler qu’avec eux-mêmes, et ne se préoccupent que de retrouver leur chant propre? Bien entendu, il m’est loisible de faire observer que Proust s’est décarcassé pour faire connaître son œuvre, a rédigé ses pubs, sollicité des articles, et même obtenu que l’ex-impératrice Eugénie intervînt pour que celui de Daudet fût placé en première page du Figaro! Mais ne confondons pas les temps : il n’a pas fait la pute en écrivant (son œuvre, s’entend : la plupart de ses lettres, préfaces, etc, sont truffées de flagorneries à vomir) mais après, et la joie qu’il a ressentie à retrouver et à explorer la patrie perdue, elle est assez palpable pour qu’on la partage, chacun selon ses moyens. Motivation de relais, c’est possible, mais qui envahit tout le champ, ce qui ne m’est guère arrivé que par éclairs – les textes comparés le diraient assez.

     Cette patrie est-elle accessible à tous? On pourrait rédiger la question autrement : toutes ces patries valent-elles le voyage? Les formulations ne s’équivalent pas, mais toutes deux mettent l’accent sur la prédestination. L’appel de la petite phrase ne pouvait pas faire de Swann l’écrivain qu’il n’était pas : à l’ordinaire, Proust semble banalement considérer le talent, ou le génie, comme une donnée naturelle, qu’on possède ou non, qu’on l’exploite ou la laisse en friche. Qu’elle consiste dans une aptitude à atteindre la nappe phréatique du moi profond, ou dans la qualité de ladite nappe, il s’agit d’abord de savoir si le grand art n’est accessible qu’à une pincée d’élus, les autres étant voués à s’évertuer pour des prunes. Question vaine, l’expérience et le bilan post mortem étant seuls susceptibles d’apporter une réponse? Il y a lieu tout de même de s’interroger sur le “continent” que pourrait bien découvrir un type comme moi, une coquille vide, qui, au lieu d’extraire de son sous-sol des verres à offrir ensuite aux autres, s’efforce d’épouser le regard des autres pour se conférer un minimum d’être : à vue de nez et a priori, un gars de ce genre n’en est pas, pas plus que tous ces zigotos qui cherchent le salut artistique dans une conformité. Et cependant je trouve matière à m’exalter dans cette conception du génie comme celui qui parviendra à s’abstraire des bruits et scories de l’opinion pour aller à la rencontre de sa musique intime, pour adhérer au mieux à soi, avec la joie pour signal et récompense – une joie à laquelle le public, quel qu’il soit, ne saurait ajouter qu’un aval limité et superfétatoire. Il y a là une invitation à l’ascèse… la plus haute? en tout cas, la plus reposante pour moi, puisqu’elle peut se pratiquer avec les moyens du bord, et n’exige pas qu’on affronte les gens, ni même leur œuvre – encore que je ne puisse oublier un instant que c’est sous une plume étrangère que je la trouve, cette invitation, donc sur une valeur importée qu’une fois de plus je m’embarque. Je persiste à croire que l’art, et plus spécialement la littérature, et tout spécialement la littérature autobiographique, vise originellement des spectateurs et des juges. Il n’empêche que même à moi que l’inspiration visite si rarement, que paralysent l’ignorance, la peur de passer pour, et d’être un con, il est bien arrivé, de temps en temps, d’éprouver à écrire une jouissance qui semblait autonome, qui se riait de ce que vous pouvez baver, et où je parviendrais peut-être à m’installer si j’oubliais tout souci de réception – ou plutôt qui me le ferait oublier, si je m’y installais.

     Le problème, j’y reviens, c’est que Proust pouvait faire fond sur lui-même, et moi non. Que, n’existant qu’en façade, je suis en somme tenu, faute d’hôte intérieur, à saisir au vol, à prendre pour moi toutes les attentes qui passent. Autrement dit, que la patrie perdue n’est pas en moi, qu’elle appartient aux autres, non à ceux, par trop démunis, que j’ai l’occasion de rencontrer – encore qu’il suffise de trois mots en l’air d’un demi-sot pour me lancer dans un écrit ou le faire avorter – mais à une mystérieuse totalité du public, qui saurait. De sorte que ma voix, celle que j’aimerais entendre, c’est plutôt la leur. Apatride, ou au moins apatriote, je n’aspire qu’à une vérité objective et universelle qui transcenderait toutes les patries… mais sans exclure que ce ne soit justement là la mienne. Il me semble qu’une authentique quête de soi repose sur le postulat de sa propre valeur, ou du moins de l’existence de l’être secret qu’on est censé déterrer, et que si je ne suis pas un artiste, c’est faute d’être quoi que ce soit. Mais enfin, on relève là toujours la même perversion, de réduire l’objet au rang de moyen, et de faire de la quête de soi l’outil d’une rédemption – perversion qui n’est pas absente du texte de Proust, puisque c’est d’abord pour être nouveau que Vinteuil cherche sa propre essence. Il est vrai que c’est puissamment, c’est-à-dire pour se plaire, et en se plaisant, à lui-même : les autres ne viendront que de surcroît, à condition qu’on ait réussi à les oublier.

     Si je suis vraiment handicapé – simple hypothèse – n’est-ce pas pour ressentir que ce que je recèle n’est pas un paradis polychrome, mais la mornitude d’une imitation dissidente? Nos trésors décalquent peu ou prou l’enfance. Or si Combray mis à plat peut faire figure de monstre d’ennui, avec ses atroces promenades en famille, du côté qu’on voudra, ses lectures au jardin, sa tante Léonie qui flirte avec le degré zéro du pittoresque, s’il ne nous est pas caché que ces vacances en province furent maussades à vivre, et que le souvenir seul les dote d’un charme enivrant, si la frime même n’en est pas absente (l’adieu aux aubépines sonne faux à crier), il me semble quand même que cette enfance diffère de la mienne non seulement du fait des ressources lexicales et syntaxiques de l’auteur, de la subtilité de ses sensations et de leur analyse, mais de par un intérêt pour l’objet, qui suppose une adhérence à soi, et peut-être la solidité fondatrice d’un amour reçu et donné. Même si nous n’avons des autres qu’une image trompeuse, cette image emplit le passé d’un Proust, lui donne corps et couleurs, alors que je ne retrouve dans le mien que le pénible effort de paraître, associé au ridicule d’y échouer, faute de la moindre perception sûre – que je n’aurais pu puiser que dans une vie authentique – des critères au nom desquels je serais jugé. J’y reviens toujours, je n’ai pas eu de jeunesse, je n’ai pas vécu, faute d’avoir vraiment senti et désiré – ou d’avoir osé assumer mon désir.

     Seulement, tout cela est un peu bien schématique, et censure l’attrait d’un retour à cette enfance, tout exsangue qu’elle est : parce que justement, dans son inauthenticité, elle me fournirait un texte original, tranchant sur toutes ces innocences perdues? Oui. Pour m’en distancier, au moins verbalement? D’évidence. Pour revenir à la bifur du faux self, et repartir, mieux vaut tard que jamais, sur la bonne route? Peut-être. Parce que cette inauthenticité, c’est tout ce que j’ai d’authentique, et que bien d’autres pourraient s’y reconnaître? Sans doute. Mais en deçà de ces “parce” et de ces “pour”, ne censuré-je pas une fascination pour l’objet en soi qu’elle constitue, et à travers lui, pour ceux qui l’ont jalonnée, et qui ne m’ont pas tous laissé de glace, même si les plus importants d’entre eux avaient surtout la qualité de sujets?

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article