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Inventaire avant liquidation

[Le chant de l'Inexistence]

22 Juillet 2015 , Rédigé par Narcipat Publié dans #37 : Ma Vocation

     Je n’en rabats rien, je suis un comédien, un parasite, qui, faute de receler en lui le juge suprême susceptible d’entériner tel ou tel système de valeurs, s’attache fugacement à ceux qui passent et au dernier qui a parlé, tout en le taraudant d’objections perfides, qui sont pour moi autant d’échappatoires; mais enfin, je ne potasse pas mes rôles, et, à l’oral comme à l’écrit, me distinguerais plutôt par une spontanéité outrancière, apparente et réelle, par un acharnement à tout dire, à ne rien laisser dans l’ombre. Dans mon boulot d’enseignant, à des milliers d’heures de corrections pour la plupart inutiles, répondait l’incapacité presque totale à préparer et à structurer un cours : il me fallait le canevas d’un texte, d’une liste de racines grecques ou de procédés stylistiques, sur lequel me livrer à l’improvisation, avec, dès lors que je disposais d’un support, une immense confiance en mes réserves, la quasi-certitude d’accrocher du piquant en racontant n’importe quoi, de séduire en allant de digression en digression. Dans la conversation, je ne fais pas gaffe, sauf, ça m’est venu avec le temps, à ne pas égratigner trop ouvertement l’amour-propre du vis-à-vis. Tout ce qui me passe par la tête reçoit son visa d’exploitation, par peur du vide, peut-être, mais enfin si je compare mon éloquence à la plupart des autres, entravées par mille considérations de prudence et de correction, il me semble, dès que je suis tant soit peu en confiance, non seulement faire figure du moins calculateur des hommes, mais l’être. Je montre tout à papa-maman, en vue d’une restauration intégrale? Sans doute. Mais cet exercice de dévoilement est-il gâté par son objectif?

     Et qu’est-ce que je fais, ici, avec un supplément de réflexion et d’approfondissement que la rapidité de l’échange et l’incompréhension de l’interlocuteur eussent balayé, sinon m’évertuer à me voir tout et tel quel? Je tiens l’exercice pour condamné d’avance au faux-semblant pour deux raisons : parce qu’il est, au bout du parcours, destiné au regard et à l’appréciation d’autrui; et parce que je ne vais pas à la rencontre d’une individualité réelle, mais d’un néant masqué par l’imitation/ dissidence. Mais enfin, cet Inventaire – auquel je pourrais annexer trente ans de journal intime – même s’il soigne son style, vise en secret les universitaires de l’avenir, et se perd en rêveries sur la tête qu’ils feront quand d’aventure une formule me paraît bien jetée, reste qu’il s’effectue hic et nunc dans une solitude absolue, et que les soucis inconscients de bienséance et/ou de provocation qui entravent encore l’exigence de vérité, je m’emploie à les traquer, sans me préoccuper que le texte soit montrable, du moins à tel ou tel individu de chair et d’os. Quant à l’éditer, certaines élucubrations idéologiquement inacceptables en l’état de la société l’excluent. Donc, même si tout au bout du labeur j’en appelle à un juge, tout se passe comme si le moyen était une fin, comme si je réglais mes comptes avec moi-même, comme si je voulais savoir, et ne me heurtais qu’à mes limites.

     La différence majeure subsiste, cependant : je ne vais pas à la rencontre de mon regard singulier, mais de l’objet constitué par le moi, en essayant de capter le regard du Maître. Cela posé, rien ne m’assure que l’un empêche l’autre, ni que mes efforts de distanciation si vite essoufflés, dans le sillage de tel ou tel sous-psychanalyste, ne finissent par définir à mon insu une espèce d’originalité. Relisant certains passages de l’Inventaire perdus de vue depuis des mois, il me semble bien entrer en contact avec quelque chose, par-delà les petites histoires, les petits raisonnements que je me suis astreint à y consigner. Toucher une différence, même si elle ne vaut pas tripette, et si je suis inapte à mesurer ce qu’elle doit au manque d’intelligence, de savoir ou de persévérance.

     Je n’existe pas. Mes petites troupes se débandent devant la moindre affirmation un peu entière, même si elle émane d’un mec qui ne comprend rien et ne m’a jamais éclairé : devant les Strong opinions de Nabokov, par exemple, qui considère Ulysse et Anna Karénine comme des œuvres majeures, Dostoïevsky et Sartre comme des nullaillons. Non que je sois incapable de tonitruer à mon tour mon petit classement, mais c’est toujours under correction, et sans imaginer qu’il reflète celui de Dieu – en quoi je suis peut-être plus mégalo encore que Nabokov, par une prétention à contrôler cela même qui m’échappe. Mais enfin il n’est pas en moi de décréter : ceci vaut plus que cela, le soin de dire la valeur étant dévolu à l’Autre parfait, dont les raisons définitivement m’échappent. Sensations, sentiments, intuitions sont trop débiles pour s’ériger en vérité, ou trop prétentieux pour s’affirmer nûment, en abandonnant toute référence à la vérité. Mais ne pas exister, et en prendre conscience, c’est, à un autre niveau, une forme d’être. Mes misérables gesticulations de paramécie, mes efforts de distinction dans un monde dont j’ignore ou suspecte et conteste et refuse les règles, l’intransigeance (douteuse) de la recherche fondamentale, et au-delà de tout cela, un je ne sais quoi auquel, immergé dans mes abysses, je resterais aveugle au moment même où je m’évertue à me voir par d’autres yeux, pourraient bien constituer les accents propres de mon chant.

     Dans ces conditions, pas à se fouler? Voilà bien le péril. Si la thèse proustienne, qui n’a d’ailleurs rien de neuf, et constitue au contraire la conception la plus répandue du Grand Art, m’injecte une telle euphorie, c’est, bien sûr, superficiellement, qu’elle cautionne ma manière de vivre, à condition d’oublier que je ne l’ai pas choisie, mais y ai été contraint – contraint surtout par mes propres tares, toutefois, ce qui équivaut à un choix inconscient : le meilleur, car il exclut la frime! On me laisse dans mon coin, c’est indéniable, on m’oublie, je n’intéresse personne, mais enfin je ne fais pas les premiers pas, réponds aux rares avances par des reculs et des rebuffades, ne montre rien, et même si c’est par peur des torgnoles et du mépris, le résultat est là : Crusoe acculé à bêcher son champ, à ne travailler que pour lui, à ne se fier qu’à son intuition, nul n’est de fait en meilleure position pour pratiquer la sublime ascèse. D’un coup de baguette magique, l’enchanteur Proust change ma poubelle en tour d’ivoire, en la laissant poubelle, garantie de durée. Mais ce qui me séduit surtout, c’est la valorisation de toutes mes crocrottes, le rejet de toute référence aux échelles communes : du moment que c’est bien au plus près de moi, voilà qu’il importe fort peu que je sois un baudet, à la compréhension poussive, à la créativité étriquée, au style répétitif : n’ai-je pas le devoir, au lieu de chercher du neuf et de varier les tours, de me satisfaire de ces intrigues aporétiques, de ces formules récurrentes, de cette monotonie qui serait la marque du grand artiste et le rendrait entre tous reconnaissable? Bernanos ne met en scène que des prêtres, et quand on a vu un Dufy, un Miró, un Modigliani, les autres ne vous étonnent plus guère… Quelle tentation, sans pousser jusqu’à se pasticher soi-même, de se laisser aller! Si je constate au fil de mes romans que toutes les femmes sont menteuses et traîtresses, tous les chefs imbéciles ou pervers, tous mes porte-paroles profs, écrivains, impulsifs, torturés, solitaires et amateurs de fillettes, je me dis : Oh oh! Gaffe à la scie! – sauf que dis-donc, l’ami, cette uniformité est une signature : voilà d’évidence une tendance de ton chant profond, qu’il serait criminel de contrecarrer, en peignant, pour changer, une bobonne fidèle ou un patron pétri de compassion. L’exemple est gros, et il se complique du fait que mon désir conscient me porte à échapper aux déterminismes, et qu’il est moi, lui aussi, issu de l’infracassable noyau de nuit. Mais du coup, tout devient bon, dans la mesure où tout est moi, et à la limite d’autant meilleur que ce n’est que moi, et qu’il n’est satisfait à aucune des règles au nom desquelles je procéderais à des comparaisons avec la production d’autrui. Un roman manifestement raté, absurde et invraisemblable, comme Lorsque l’enfant disparaît ou La scribe du capitaine, se trouve promu à la première place, parce que mes tics s’y décèlent à nu, que l’inconscient y affleure. Pis encore, j’en viendrais à me faire trophée de le voir bloqué à quelques encablures de la fin, ou même du début : n’est-ce pas le plus clair témoignage de l’entièreté d’une recherche, de ne parvenir à rien terminer, de laisser choir l’œuvre en cours, quand elle a sué son jus, et qu’il ne reste plus qu’à stérilement la poursuivre et la parfaire? Il n’en faut pas plus pour que je m’abandonne à gonfler les annexes de mes Pléiades à venir… et, oubliant toute question de valeur comparée, ou bornant la comparaison à la valeur unique d’être soi, considère mes œuvres comme le fera leur futur commentateur et préfacier, supposant résolu le problème de ma stature et de ma percée, déplorant que l’ordi élimine les variantes à mesure, mais ne désespérant pas qu’un jour, quand je fumerai les mauves par la racine, on ne coule des pages sur la spécificité de mes fautes de frappe, comme Lejeune sur un lapsus de Leiris.

     Ce que sacralise l’autorité de Proust, c’est la fermeture de l’œuf, avec sa joie (ou son simple soulagement?) et son danger. Ce n’est pas sans irritation que j’ai ouï Geneviève ou Denis tenir pour mes chefs-d’œuvre ce que j’ai pondu de moins personnel, ce qui chahute le moins les “lois du genre”, ou Kapok me tancer de ce que « ce soit toujours la même chose ». Les règles communes au nom desquelles je me vilipende moi-même ont je ne sais quoi de mesquin, de trop général, de paraplaque. La grande question est tout de même de savoir si l’on a affaire ou non à une Weltanschauung singulière, et ce n’est pas à celui qui y est immergé qu’il appartient d’en décider : à lui incombe de s’abstraire, de plonger plus profond, de donner sa mesure, sans s’inquiéter de ce que ça vaut. Oui, mais c’est ce que font la plupart des cacographes, à qui la fascination pour leur ombilic tient lieu de valeur, et qui posent sans même y penser l’équation perfection = moi, ou bazardent allègrement le bon, le beau, le vrai, et ne veulent connaître que leur plaisir. Il y a un risque immense à répudier tout contrôle extérieur, toute comparaison avec les autres, et c’est celui de tolérer tout ce qui tombe de sa plume ou de son pinceau, ou du moins de saluer comme absolues des réussites qui ne s’entendent que par rapport à soi : de ce que j’y vois plus clair que la veille, il ne s’ensuit pas que j’aie des trucs à révéler. Et le pire des risques n’est-il pas, par système, de se refuser à rien connaître d’autre que les profondeurs ou chatoiements de l’ego, au prétexte que toute tentative de plaire nous détournerait de la seule tâche qui importe, au terme de laquelle, du reste, on escompte bien de plaire, par cela seul qu’on ne l’a pas cherché? C’est une véritable élation qui me transporte, à décréter : « Je vous emmerde tous. Enfin seul! Creusons! Crusoons! Oublions le reste, et extrayons tout de moi. » Mais d’abord, si j’écrivais pour moi, ici, il faudrait faire sauter neuf pages sur dix au bas mot, c’est-à-dire l’exposé de ce que je sais déjà : je n’ai nul besoin de me présenter mon déconnogramme à moi-même, ou de résumer quelques-uns de mes bouquins. Si j’écrivais pour moi, j’essaierais – peut-être, et franchement, j’en doute encore – de m’élucider, je ne me raconterais pas. J’inventerais des choses qui soient susceptibles de me captiver moi-même, donc de me surprendre – et à quoi bon les écrire, puisque ce bien-là est fait, dès lors qu’on les a au bout des doigts? Pour les relire plus tard? Laissez-moi rire. Je ne corrigerais pas non plus, ne traquerais pas la répétition et l’impropriété : pour soi – et encore, je me demande – les carnets de Landru : « Un aller-retour et un aller », ou le piétinant journal de Constant : « Travaillé… Travaillé… Un peu travaillé. » Dès qu’on développe et rapetasse, il y a toujours un destinataire, même flou, je ne lui sers que de relais, et, à son intention, un tri s’opère, de ce prétendu tout de moi, dont je ne déballerai que ce qui m’aura paru significatif : au pis, un aperçu de mon alimentation ou de mon goût pour les soldes, mais certes pas le menu ou le chopin du jour!

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