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Inventaire avant liquidation

[Sacralisation de l’immaturité; créativité et accrochage au percipi]

1 Février 2018 , Rédigé par Narcipat Publié dans #66 - 67 - 68 - 69 : Indolescence - Quo non descendet? - Ultimes luluttes - Ultimes révélations?

 

    En dépit des réserves qu’on peut faire touchant l’hérédité, je persiste à penser, tant qu’on ne m’aura pas prouvé le contraire, que je n’avais pas de “destinée”, avant de connaître à ma naissance le baptême d’une singularité, disons, plus formellement singulière que la plupart des autres. Ne jouons pas les bons petits soldats qui auraient courageusement affronté l’adversité du handicap : ce sont mes parents, et tout spécialement ma mère, qui se sont battus, m’ont arraché à ce maelström, et en ont été bien mal récompensés. Mais ne tombons pas non plus dans le panneau d’une méchanceté innée : si j’ai pris mon frère en remorque, c’est sans doute pour me sauver moi-même, mais l’altruisme absolu n’existe pas, et à moi aussi le mal a été rendu pour le bien : oui, j’aurais pu me réjouir de voir mon élève changé en winner à mes dépens – mais dans une culture de l’amour dont on peut se demander si elle a jamais existé, et qui en tout cas n’était pas le type de gaz que respirait notre groupuscule familial : faut-il supposer que les oh et ah extatiques qui ont dû saluer les exploits du lardon m’ont dissuadé pour la vie de rendre service… ou que, pendant plus de vingt ans d’enseignement à trimer soixante-dix heures par semaine, je me suis acharné à rejouer le coup, sans obtenir plus de mercis à la seconde édition qu’à la première? Est-il bien besoin de supposer un trône préalable pour expliquer le désarroi et la rage liés à une dévalorisation de surcroît obscurément ressentie comme injuste, sans que personne puisse corriger l’injustice? Après quoi, pour chasser le bonheur de ma vie, ne suffisait-il pas de cette classe sautée, et des séquelles : au désemparement, j’ai répondu par le soi grandiose, dont le clivage ne m’a pas trop gêné, tant que je suis resté un gosse parmi les gosses, mais qui est devenu une infirmité majeure quand je me suis épris d’une fille plus vieille que moi, et qu’en s’éveillant au désir, elle et tous mes condisciples m’ont laissé à mes jeux d’enfant : c’était l’affaire d’un an de les rejoindre, si j’avais eu l’humilité d’admettre que mon année d’avance se traduisait en année de retard. Mais il n’en était pas question : cette immaturité, je l’ai sacralisée sous les espèces d’une fidélité à l’enfance qui m’a fait souffrir mille morts tant que je n’ai pas eu la chance de faire métier, ou ma griffe spéciale au sein du métier, de cette “enfance préservée” qui n’était pas l’, mais une enfance anormale, bloquée au stade du non, ne subsistant que par le refus de subir ou d’assumer un pouvoir adulte, et se fermant par là tout accès à l’autonomie : première contradiction, qui a tiré parti tant de l’immaturité paternelle que d’une mutilation de naissance qui expliquait l’insuccès et justifiait l’abstention. Je me suis donc enfermé, et très tôt, dans une geôle qui, seconde contradiction, se donnait l’aspect d’une émancipation – mais qui, soyons équitable, ne faisait pas que s’en donner l’aspect. Car il est des blessures, après tout, dont je me suis guéri; et même celles que je n’ai fait que dissimuler sous des paquets de coton, il me semble les encaisser mieux que le commun des mortels. Qu’on puisse tout me dire, c’est très exagéré, mais je continue d’y travailler, et je crois bien naturel de manquer de patience devant le ton triomphal qui saupoudre trop souvent, dans la voix d’autrui, des platitudes que j’ai laissées loin derrière, et dont on aurait pu suivre la trace non pas entre, mais dans les lignes, si l’on s’était donné la peine d’entrer. S’aimer, supposant qu’on pourrait ne pas, n’a pas gagné un poil de sens depuis ma dernière visite, et mon autoportrait pourrait se lire comme saturé d’amour aussi bien que de haine de soi. Ce qui me paraît indéniable, c’est qu’il est en quête de différence, et que j’en cherche une qui me donne tort : ce qui laisserait supposer que je prends les gens normaux, qui m’ont copieusement haï ou méprisé, comme modèles – sauf que, arf, je me donne tort de ne pas le faire! Mais laissons ces minuties : suis-je si sûr, d’abord, que la différence aille à ce point de soi, et, ensuite, qu’elle soit à mon détriment? J’entends encore F***, le second aîné dont j’ai tenté, en khâgne, de me faire un maître, (et auquel j'écrivais, il y a quelques années, pour le féliciter d’un de ses livres, de mon encre la plus vinaigrée) s’écrier, en pleine lecture du Bal du comte d’Orgel : « Ha ha, Radiguet, le petit génie, tu parles! Parce qu’il couchait avec Cocteau! J’ai fait des choses nettement mieux que ça, [diminuendo] et je n’ose même pas les montrer! » Ce Bal n’a rien d’extraordinaire, ni le Diable au corps (que je préfère), ni d’ailleurs Cocteau lui-même, un imitateur-contrapédiste qui ne survit guère que par quelques formules, comme Wilde, moins la moelle. Mais suis-je si sûr d’avoir été un pire narcipat que ce gourou dont toutes les filles, de la plus gironde à la plus affreuse, étaient folles? C’est à F*** que je reviens là, mais je pourrais tout aussi bien m’arrêter à Cocteau, et feuilleter son journal sous l’Occupation, après le bide de Renaud et Armide, “on ne peut plus justifié”, je n’oserais l’affirmer, mais la question ne sera même pas posée : 17 avril 43, « Presse immonde et idiote. Il fallait s’y attendre. […] J’avais raison de dire que Renaud représentait un acte de révolte contre les intellectuels. Ils se vengent en refusant à cette œuvre l’amour et le feu. » 26 avril : « Renaud et Armide est une de ces œuvres beaucoup plus faites pour juger les gens que pour être jugées par eux. » 3 mai : « Un jour on ne pourra pas croire quelle a été la presse de Renaud. C’est à qui cherchera les pires sottises, les pires insolences. Naturellement les acteurs profitent de cet éternel malentendu des œuvres robustes assez faiblement interprétées. Toute la force de l’œuvre retombe sur leurs épaules et ils passent pour défendre avec héroïsme une pièce indigne. » Juin : « L’exemple de Renaud et Armide est décisif. J’ai fait ce cadeau à la France. Elle me remercie par de la haine et de la sottise […] Je ne saurai sans doute jamais pourquoi la presse française m’a choisi comme cible… […] En réfléchissant à mon cas, j’en arrive à conclure que la grande haine se forme contre les poètes. Haine des groupes et haine instinctive contre ce qui dérange les habitudes, contre l’inconnu », etc : il est après tout possible que son “sixième sens” poétique ne soit pas du vent, qu’il ait raison contre la presse pourrie, contre Colette qui avait roupillé tout du long [1], contre la postérité, et contre moi, qui n’ai pu achever l’acte un; raison aussi de considérer Notre-Dame des Fleurs, qui au moins n’est pas de lui (mais qu’il est à l’époque à peu près seul à connaître), comme le plus grand chef-d’œuvre de tous les temps; il n’en restera pas moins indéniable qu’en réfléchissant à son cas, il n’accorde pas une fois droit de journal au doute touchant son talent, lequel, si on le mesure à la rage, doit pourtant lui bouffer les tripes… En suis-je si sûr? Et n’est-ce pas l’acquis minimal de ma plus-que-longue cantilène, qui aurait “fait cadeau” à Colette de trois bonnes semaines de sommeil, d’avoir distingué le soi grandiose narcipathique de l’universelle surestime-de-soi, moins par son excès d’outrecuidance que par son accrochage à autrui et son revers dépressif qui menace en permanence de devenir avers, mais qu’il tient à inclure? Ça me ferait du bien, de temps en temps, et ça m’adoucirait, de me susurrer que « j’ai fait ce cadeau à l’humanité » d’un autoportrait implacable (bien qu’il me paraisse, depuis quelque temps, sombrer dans le ronronnement autosatisfait) et bourré de traits neufs, du moins au je. Mais je ne possède pas l’énergie nécessaire pour croire à un boniment que je me servirais à moi-même, et qui resterait sans écho : et c’est d’abord à cette asthénie de la croyance en soi que j’en ai quand je gémis de ne “pas vraiment exister”. Je ne sais si elle entraîne “tout le reste” ou en découle; plus je vais, en tout cas, plus je me convaincs que je n’aurais qu’à gagner à être un peu moins aux aguets des failles que le regard de l’autre pourrait déceler en moi, et un peu plus des objets, même si c’est dans le même esprit d’hypercritique. J’ai presque envie de me purger en consacrant quelques mois à un vieux projet d’éreintement des cent plus beaux poèmes de langue françouaise – je veux dire des cent que je préfère. Histoire de prouver quoi? Oh, rien. Peut-être qu’à la loupe rien ne tient : je crois qu’il me ferait quelque bien de constater que les meilleurs aussi sont mal lotis. Sauf qu’ils se foutent bien de mes lotissements, de cette obsession de valeur qui a depuis si longtemps desséché sentiments et sensations : suis-je même si certain du plaisir que j’éprouve à détruire? J’aurais pu m’en donner à cœur joie dans Tueur d’âmes, l’idée  d’un serial killer psychique étant neuve, que je sache, et j’ai laissé choir deux fois ce bouquin qui me pesait bien plus lourd qu’il n’est gros. Mais cet abandon-là mériterait plus d’être célébré que déploré, s’il témoignait d’un recul de cet esprit critique nécessaire à la création (du moins chez ceux dont “l’imagination imite”, lesquels, peut-être, ne sont tout simplement pas des créateurs), mais qui, surdosé, la tue. Par moments, la peur d’être un con m’envahit au point de haïr le mot qui vient, quel qu’il soit; et je me demande même si tout mon planning n’est pas conçu pour fuir l’inspiration, depuis le saut du lit, où, au lieu de donner suite à la dictée de la nuit, je place entre elle et ma page du jour le tampon du long ravaudage-pour-emblogation d’un texte écrit il y a un mois, deux, parfois trois (je ferais mieux d’inverser cette gradation, attendu que je publie beaucoup plus vite que je ne rédige, et vais sous peu me trouver à court de copie) jusqu’au plongeon du soir, somnif aidant, sur un bouquin happé presque au hasard, lampe de chevet a giorno sur la cataracte (tout de même bizarre que la margoulinasse, si ardente à nous délester de notre monnaie, n’ait pas encore inventé la lampe qui s’éteigne d’elle-même quand on ne la touche pas pendant un laps x), en passant par les vingt idées l’heure ou l’an innotées par flemme de chercher un crayon, là, tout de suite, et parce qu’elles étaient trop géniales, de toute façon, pour être oubliées… « Oh! Ça, ça veut dire : “Quel déferlement de trouvailles, si j’étais mieux organisé!” – Non, p’pa »… ou ptêt un peu, mais sans y croire.

 

 

[1] « Les vers raciniens étaient un peu monotones. Mme Colette parut somnoler. Après le dernier vers, elle se leva et dit à Cocteau : “Je ne te dis rien de ta pièce ; tu sais très bien ce que tu as fait.” Le poète ne répondit rien, mais son visage devint blanc comme des cendres froides. » (Jean Hugo, Le regard de la mémoire, p. 454)

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