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Inventaire avant liquidation

[Comparaison malsaine; s’accepter nul; la dernière ligne droite?]

6 Février 2018 , Rédigé par Narcipat Publié dans #66 - 67 - 68 - 69 : Indolescence - Quo non descendet? - Ultimes luluttes - Ultimes révélations?

 

    Un merveilleux bouquin, pourtant, d’une tristesse plus pure que celle de Mort à crédit, dont la concurrence a pu dissuader l’auteur de se lancer dans des mémoires, même romancés! Il se pourrait, cela dit, que ma jouissance eût des sources troubles. L’explication (partielle) du titre nous est fournie dès la page cinq : « Cet homme souffre d’une atrophie congénitale du bras gauche, il lui a toujours été impossible de le mouvoir; donc, pour placer sa main gauche sur sa hanche, il a dû, forcément, utiliser sa main droite; il s’est composé cette attitude parce qu’on le photographiait; ce qui signifie qu’à quatre ans il avait honte de son infirmité et ressentait le besoin de tricher; conclusion : c’était déjà foutu pour lui. – Qu’est-ce qui était foutu? – À quatre ans, il avait perdu l’innocence, Mélancolia, il était donc inutile qu’il vive, tu comprends? » Je ne ferai pas, quant à moi, le moindre effort pour ça : Dard est un piètre penseur, et d’autant plus qu’il se croit puissant. Un peu plus tôt, un peu plus tard, la perte d’innocence approche-t-elle en tragique le bras né-fané qui vous sépare des autres et fait de l’imaginaire la voie du désespoir? Mais après tout, n’est-ce pas à une forme d’innocence, au sens où il l’entend, que j’essaie de revenir ici, en brisant mes masques et autopsiant mes attitudes? Comment? Mais bien sûr, que je compare! Compare, ça peut faire sourire, hausser les épaules ou chercher des yeux la camisole de force, un géant de la littérature populaire qui fut probablement, deux générations durant, l’écrivain le plus lu de France, l’époustouflant architecte-décorateur  d’un palais de verbe accessible aux plus humbles, le compare, oui, avec un littérair-et-ralement inexistant comme moi, paumé dans la masse des inédits définitifs, et dont l’énorme caca aura réussi comme exprès à se faire censurer par Google sans avoir glané dix lecteurs! Mais, étant partis tous deux du besoin de surcompenser une infériorité traumatisante, je pense qu’il serait instructif de déterminer comment, pourquoi et à quel stade nous avons divergé. Son handicap me paraît assez pire que le mien pour justifier la créativité là, son absence ici. Et les bonnes gens ne seraient pas embarrassés devant l’infranchissable fossé qui sépare un génie d’un “moudu”. Soit. Il est de fait qu’aux deux époques de ma vie où j’ai lu tous les San-A, certains dix fois ou plus, “Où va-t-il chercher tout ça?” me harcelait, alors qu’“Où suis-je allé chercher ça?” ne m’a pas effleuré dix fois en une vie. Mais ce coup-là, la comparaison n’est-elle pas biaisée en sens inverse? Se surprendre soi-même, ce n’est pas de la tarte, surtout quand il y a des excès de connerie qu’on entend bien bannir. Papa, à qui j’avais emprunté mon premier, et que mon addiction contribuait à attiédir, reconnaissait à l’occasion qu’il y en avait de bien bonnes chez Dard, « mais il dit n’importe quoi. Quand on dit n’importe quoi, c’est facile! » Eh bien, essaie donc, même à l’oral, songeais-je. N’empêche qu’il y avait du vrai, et que la peur d’écrire des bêtises sous l’œil malveillant d’un public est sans doute, de toutes les inhibitions, la plus paralysante : oui, plus encore que celle de déclarer sa flamme à une fille qui ne sait même pas que vous existez. Dard, avec son bagage certif, pouvait affirmer, dans le ne sais plus lequel des 175, qu’ananas se disait ahahac en russe, ou utiliser toute sa vie sadique au sens de satyre, de pervers, de simple déviant sexuel – ce qui en dit long aussi, entre nous, sur la culture ou/et le franc-parler de son entourage, éditeur compris. Si j’en avais commis d’aussi grosses à cinq cent mille exemplaires, je m’en réveillerais toutes les nuits. Je ne crois pourtant pas plus que lui à la perfection : à quelque stade qu’on l’abandonne, un livre n’est que “décombres ouvrés d’une autre guerre lasse”. Mais la quête d’une moindre imperfection demeure à mes yeux inhérente au choix de ce mode d’expression : touchant les correcs, je me sens on ne peut plus éloigné du sieur Dejallieu : « Je ne suis pas du genre remailleur de bas! » Et il se pourrait que son refus du recul et du doute, la conviction inébranlable que tout ce qui lui passait par la tête était sacré, fût parfois, souvent, une force, et presque toujours la force qui menait aux trouvailles. Peut-être qu’un authentique artiste n’a pas d’autres raisons à donner que, comme les rois absolus : « tel est mon bon plaisir. » Se lâcher, en somme, et oublier le précepte de Wilde que je vous colle en anglais, pour changer : “The imagination imitates. It is the critical spirit that creates.” Ouais. Et débagouler un tombereau de platitudes? Je reste persuadé que quand c’est bien, quand ça marche, quand ça touche, c’est que l’esprit critique était là, plus près de la source simplement chez les uns que chez les autres. À moins que ces uns ne soient de nature “originalement universels”.

    Mais laissons un moment ces considérations abstraites et invérifiables, et essayons d’asseoir notre comparaison à la noix sur quelques faits : le premier qui me vient, c’est une inégalité de vécu; mais, concrètement, n’est-ce pas idiot? Est-ce qu’un type qui a écrit trois cents romans, sans nègre (autre que son fils, pour les tout-derniers), même à toute vitesse, a eu le temps de vivre autre chose que son enfance, et quelques escapades en clubs med’ aussi prestigieux qu’aseptisés, du Royal Palm au Burj al Arab? Non. Qu’il ait possédé une qualité spéciale, dont je suis dépourvu, pour engranger la vie, s’en faire chair, c’est simplement répéter, sans le spécifier qu’à peine, qu’il avait du talent, et moi non. Et j’y persiste, la vie, la vraie, dans ses bouquins, est ce qui manque le plus : en général, il ne sait pas de quoi il parle. Et notamment dans le domaine qui a fait une grosse part de son succès, à savoir la sexualité : quand il se risque hors du brouillard métaphorique dont il la nappe ordinairement, il patauge dans la performance invraisemblable, la banalité, ou la connerie pure et simple. Et pourtant je le crois, quand il nous raconte que son Petit Garçon a eu des amours assez précoces, lesquelles l’auraient désabusé à l’égard des fillettes, dont l’aura conserve pour moi une part de son brillant : il aurait réussi à leur cacher son infirmité, au lieu d’en faire comme moi un thème de lamentations, et c’est ce qui me ramène à la différence initiale : pour lui, de naissance ou suite à l’amour reçu, aimer signifiait peut-être autre chose que chercher qui vous aime. Mais tout cela demeure hypothétique, même l’initiation sexuelle, et il me semble que la chance majeure du bonhomme, c’est d’avoir été obligé d’écrire pour vivre, et, partant, de n’avoir pas perdu au lycée ou en fuck les dix ans normalement les plus bouillonnants d’une vie, ceux dont on retient tout, et que j’ai passés comme un vieillard.

    Talent pas talent, carence de ceci ou de cela, de toute façon, au point où nous en sommes, n’est-il pas chimérique de se figurer avoir la moindre chance de voir se déployer des ailes atrophiées depuis 67 ans, 7 mois et 7 jours? D’inaugurer un nouveau mode de fonctionnement, comme ils disent euzôt? La seule fillette qui consente encore à me parler (hier) est celle que j’incendiais en début de chapitre, ceci expliquant partiellement cela; mais elle n’est pas, depuis, devenue une lectrice : clamare in deserto, ce peut être une bonne prép’ au type d’enfer qui m’attend, mais en ce cas, je ferais mieux de faire effort pour l’éviter que pour m’y accoutumer d’avance. Écrire pour personne, c’est indépassablement affreux. Plutôt s’adresser aux mouchards et aux watchdogs de notre charmante société, qui sont peut-être seuls à garder l’attention en éveil, et à alimenter mes statistiques! Sauf que la grande voix : « Tu pètes plus haut que ton cul! » ne se laisse jamais tout à fait oublier, et tonitrue périodiquement, plus haut à chaque crise : « Tu n’en es pas, tes millions de caracs sont nuls, non avenus, au mieux ridicules : le citoyen lambda prend conscience avant vingt ans qu’il n’est exceptionnel que pour lui-même, et ne peut rien offrir à l’humanité sans l’avoir acquis au préalable : comment peux-tu avoir préservé six décades une telle outrecuidance infantile, alors que tu n’as rien à dire, et ne comprends à peu près rien? Tu n’as à espérer dans cette voie que la moquerie ou la pitié! Et tu t’affiches! On dirait que tu tiens à ce que le moindre centimètre de ta misère soit connu Urbi et orbi! » Parfois ce discours envahit tout le champ, ma rage exhibitionniste me devient incompréhensible, il ne passe pas de semaine sans que m’envahisse me titille la tentation de tout fermer : ça me prendrait moins d’une minute, alors ne jouons pas à “Retenez-moi!” Il n’est pas question de bazarder mille articles datés, laissant licence aux plagiaires de se parer de mes trouvaillettes. Mais la hantise de leur possible probable nullité parfois m’inonde de sueur froide comme un accès de palu. Demain, c’est dit, fermer ma gueule, casser ma plume? Elles n’ont fait de bien à personne, ni grand mal non plus. Un peu plus du deux, toutefois, j’en ai peur… Certes, je doute que le règne de la modestie puisse résulter d’un décret, surtout sur une île déserte. Mais le gâtisme, lui, n’aura pas besoin de décret pour venir corser in fine soixante ans de délire mégalo/micromane, sans compter sa préhistoire. Si Dieu se pointait, je lâcherais tout, au beau milieu d’une phrase, et je demanderais pardon à tous ceux que je pourrais retrouver. Mais Dieu n’affectionne pas, apparemment, le rôle de pis-aller, et, en dépit des pirouettes chrétiennes les plus récentes, ni fait ni texte n’atteste qu’Il soit si tout-amour que ça.  Alors, avant de tout lâcher, on a encore le temps de se lâcher… ou relâcher?

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