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Inventaire avant liquidation

[Ambivalence fraternelle; vaine quête d’un mentor]

30 Janvier 2018 , Rédigé par Narcipat Publié dans #66 - 67 - 68 - 69 : Indolescence - Quo non descendet? - Ultimes luluttes - Ultimes révélations?

 

    Bon, on en a fini, avec ma bergère chaste et pure? Même en admettant que l’écriture n’ait plus d’autre rôle que me faire plaisir, m’en fait-il donc tant de mélanger ainsi les époques et les sujets? Sénilité? Elle aurait bon dos : c’est un composé d’avarice et de paresse qui tient la plume, et ne veut pas renoncer aux souvenirs qui lui reviennent après la messe. Ce serait bien le moins de récrire ce chapitre en y faisant un peu de rangement, si je ne craignais d’en détruire la spontanéité sans gain notable. Pour l’heure, gardons ce fouillis préparatoire, et finissons-en avec ces amis qui n’ont jamais eu grand sens : je n’ai aimé aucun d’eux. Pour mon frère, je serais moins catégorique. L’ambivalence est indéniable, d’autant qu’à ses yeux je n’étais qu’un parmi bien d’autres, et qu’on a sa dignité; mais, bien que je ne l’aie revu que quelques heures ces dix ans, et que nous n’ayons échangé que des pauvretés, il garde une couleur, parmi la multitude des transparents, couleur guère différente de celle qui signale les jolies femmes, ainsi qu’au moins la moitié des fillettes. Hélas, la vie conjugale, et surtout la paternité, l’ont fait régresser à un stade infantile de défense du soi, qui chez lui se traduit par une pédante affectation d’infaillibilité, et semble avoir chassé le primesaut charmant de son adolescence. Il a rallié l’immense troupeau de ceux qui ont toujours, et toujours eu, raison, et dont il ne pourrait se détacher qu’en tête-à-tête, avec l’assurance préalable que je n’en profiterais pas pour occuper le pré. Bien peu de chances que ça se produise, attendu l’avenir qui nous reste, et tant pis. Mais je ne suis pas mécontent de cette digression, de ses coulisses surtout, qui m’ont fait renouer, avec l’aide d’un coup de fil récent, avec une facette de mon frère que j’avais sans doute raturée, s’il ne l’avait fait lui-même : celle du meilleur ami que j’aie eu sans doute, ce qui n’est pas beaucoup dire, mais tout de même le mâle avec lequel je me suis senti le plus à l’aise de ma vie. Le plus intelligent, aussi, avec la seule concurrence de Charles, mais la supériorité de Charles me gelait la couenne, alors que Michel, tant qu’il n’a pas eu à frimer devant une femme ou des enfants, disons jusqu’aux environs de la trentaine, fut marrant, souvent inattendu, sans être intimidant. Que pourrais-je citer? Il ne me revient, comme quand je veux illustrer un style, que des exemples qui vont sembler puérils, comme ces quatre photos quelque temps punaisées chez lui, circa 1980, dont une d’un couple en costume traditionnel (légendée “avec Amandine, Saint Léonard de Noblat, 1966” : je ne garantis ni la date ni le prénom) et trois de lui, dans des intérieurs complètement anodins, affublées de noms de lieux pas tout à fait de plus en plus exotiques, puisque la série finissait par “Toronto”, l’exotisme maté : le tout restant allusif, à peine indiqué, à la différence de ce que j’aurais fait de l’idée (montages, etc) si je l’avais eue; ou l’apostrophe, en pénétrant dans une pièce où une discussion battait son plein, dont il n’avait ouï mot : « C’est absolument faux, et je vais le prouver »; ou, comme nous partions vers l’Espagne par un avril frisquet, cette façon de répondre à la vitre que je tenais à garder entr’ouverte, en baissant complètement la sienne : « Pour l’emporter sur les cons, faut être plus con qu’eux! » Ou ce simple “Allez, couché!” lancé à un papillon de nuit insistant, que j’ai dû utiliser dans quelque œuvrette… Piètres esquisses, j’en conviens, mais d’une distanciation qui est le rudiment de l’humour, quand c’est de soi qu’on se distancie, et qui, pendant dix, douze ans de sa vie, sembla en avoir chassé le pédantisme : bien entendu, ça peut se copier, ou/et tourner à la scie. Je me demande d’ailleurs si les “Life is hard, very hard” qu’il avait pris le pli de répliquer aux récits omphalo-douloureux, ou le devenu-réflexe, lors d’une vantardise authentique ou affectée, de se souffler sur les ongles et de les essuyer au revers de sa veste, ne relevaient pas de l’emprunt direct au monde anglo-saxon. Peut-être a-t-il aussi trouvé, vers quinze ou seize ans, quelqu’un pour lui enseigner que le moi est haïssable. Et, sans le dissuader de se prendre pour la plus forte tête pensante du globe terrestre, pour lui conseiller de n’en rien laisser paraître. Là, y a encore du boulot. Mais pour le peu que j’appréhende de lui, s’il baigne en confiance dans l’idéologie de son siècle, du moins ne s’y est-il jamais mis en quête de maîtres, et n’ai-je jamais surpris chez lui la moindre admiration pour qui que ce fût. Peut-être l’en ai-je guéri à jamais? Contraste étrange avec Denis, qui intellectuellement est la liberté même, remet tout en question, exige faits et sources, mais accroche sa barque à des hommes qui n’ont pourtant rien d’exceptionnel pour l’observateur froid.

    Mes frères ne sont pas, n’ont jamais été, des animaux très sociaux; mais évidemment, face à eux, je me suis trouvé, à toute époque de ma vie, en grave déficit, ce qui explique qu’ils y aient joué un plus grand rôle que moi dans la leur. Il était toutefois exclu qu’ils y prissent celui de mentors – et c’est bien dommage : à la quarantaine sonnée, j’aurais bien des choses à apprendre de Denis sur les filles, que Michel aurait pu m’enseigner à vingt ans. Il est vrai que ce dernier, ne visant qu’à faire parade de bonne volonté, était aussi piètre enseignant que moi apprenant exécrable. Et je ne vois pas un aîné, pas un prof, qui ait rempli la niche laissée vide par un père insuffisant. Retail n’était rien de plus qu’un brave homme. Cinq ans d’antimatière plus tard, Guérin aurait pu s’avérer nourricier : il m’a certainement appris à lire Voltaire (j’ai encore dans l’oreille sa diction gourmette des “appartements d’une extrême fraîcheur”), et m’a facilité la sortie d’une religion qui n’avait pas en moi de racines profondes, et que l’école, laïque ou non, aurait, un jour ou l’autre, laissée au bord du chemin « comme la cinquième roue (motrice) de la Création ». Mais c’était un petit gros, d’aspect malsain, féru de calembours (“les moins de vingt dents”, “l’Arabie, c’est où, dites?”) qui, si loin que je remonte, m’ont toujours paru la lie de l’esprit, un ironiste aussi, type d’être auquel on ne s’attache guère, et je ne cherchais pas, ni lui, d’attachement. Brunet, le premier de nos éphémères pions/profs de dessin, m’aurait convenu davantage (j’ai oublié son prénom; et le nombre de Brunet qui savent à peu près peindre est décourageant), mais juste parce qu’il se détachait d’un arc-en-ciel allant de l’insignifiant au franchement pitoyable, du répétiteur bouché au gros Besse, qui dormait en cours, et ne se réveillait que pour nous endormir, moins littéralement tout de même. Je crois que sauf exceptions seuls les pires (comme les pires élèves) avaient accepté de se taper dix bornes de route pour aller bosser; mais l’escouade du chef-lieu, quand nous l’aurions réintégré, ne me paraîtrait guère meilleure : non seulement les profs n’ont pas attendu la Grande Dégradation pour devenir mauvais, mais j’étais déjà grièvement inapte à l’admiration. Ni en khâgne (mais à Orléans!) ni en Fac (mais à Poitiers!) je ne rencontrai de Maître, à l’exception peut-être de cette prof de grec, spécialiste de Philon d’Alexandrie et du premier christianisme, dont l’érudition me laissait pantois, si l’on veut, mais de manière ambiguë, car ce qui m’épatait, et je ne le lui cachais guère, c’est en somme qu’on pût perdre son temps et son talent à établir, traduire et commenter des textes aussi obsolètes et stupides.

    Étais-je incurable? Probablement. Néanmoins, je crois qu’en khâgne, j’aurais volontiers fait mes gourous de deux aînés, s’ils n’eussent dédaigné un disciple de mon envergure. En fait, il n’était pas si difficile de m’en imposer : à l’époque mon outrecuidance n’avait comme support qu’un immoralisme que je croyais absolu, et dont il suffisait 1) de subir l’exposé sans frémir; 2) de me suggérer, à gros traits, la puérilité : l’action était-elle possible sans critère de choix? De quelle morale voulais-je donc parler? N’en conservais-je pas une à mon insu? Là-dessus, il n’était plus que de bousculer un peu mes tabous. Je ne sais à propos de quoi je parlais à Cercueil, le “sekh” de khâgne, la nuit où il nous apprit à faire le mur (en effaçant nos empreintes sur la fenêtre par laquelle nous sortions! son réel aussi était un peu pénétré de fiction…), d’avoir essayé de persuader ma mère : « Comment? me répondit-il? En lui mettant la main dans le con? » Je fus tellement choqué par la vulgarité de l’hypothèse et de l’expression (existe-t-il un seul autre cas où le mot le plus ancien soit le plus “grossier”? En deux millénaires, n’aurait-il pas dû s’éventer? Est-ce que l’acception moderne (initiée par Stendhal, selon Mérimée : que de stendhaliens sans le savoir!) aurait freiné l’usure?) que ce type me parut tout à coup parler depuis l’Olympe! Je me donnais (théoriquement) pour immoraliste, mais l'inceste concret m'avait choqué : je faisais un tel cas de moi-même que je simple fait de me dépasser en “liberté de parole”, a fortiori d’acte, dessinait à mes yeux une espèce de demi-dieu – à moins que je n’eusse attendu, tout bonnement, que cette formalité pour me soumettre, et en finir avec les obligations (de preuve, entre autres) qui pesaient sur l’homme le plus intelligent de la terre… Je ne sais ce que j’en manifestai au juste, mais la soumission était si palpable cette nuit-là que Cercueil m’entretint plus tard de l’étonnement qu’elle lui avait causé.

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