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Inventaire avant liquidation

[Souci de soi et “objectivité”]

31 Août 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #52 : Nerveux

    Il est assez commode d’étudier le moi isolément, mais notre homme reconnaît lui-même que c’est fiction pure : « Le moi, que nous considérons comme seul tant que nous ne passons pas de la caractérologie à l’intercaractérologie, est en réalité et ne cesse d’être le corrélatif du toi, puisqu’il ne peut se sentir isolé des autres et capable d’exister sans eux qu’à la condition de se sentir aussi solidaire d’eux et par suite dans une certaine mesure identique à tous. » Surtout, le rapport avec autrui ne peut se réduire aux frottements et (in)compatibilités d’un caractère avec l’autre : il a dans leur genèse un rôle qu’on ne peut escamoter. Il est en tout cas curieux qu’un auteur décédé en 1973, et qui prétend extraire le souci de soi de la recherche éperdue d’émotions nouvelles, ne distingue pas être d’exister. Ne pourrait-on se contenter d’exister sans être, en passant de femme en femme, de lieu en lieu, de livre en livre, de sensation en sentiment, d’objet en objet? L’Émotif-Inactif-Primaire semble éminemment taillé pour faire un jouisseur, et l’on ne voit pas pourquoi il aurait tant besoin, primo, du sentiment d’exister; secundo, d’aller le chercher dans celui de sa propre importance; tertio, de quêter cette dernière dans les yeux d’autrui, même si l’on admet qu’il serait pire, en effet, pour la santé mentale, de se claquemurer dans la conviction d’une suréminence illusoire. 

    Ce que je crois (et qui, on peut le craindre, fait obstacle à la simple lecture loyale d’une thèse divergente, surtout étiquetée antérieure et poussiéreuse), c’est que la fixation sur son propre être et sa valeur interdisent toute profondeur, toute vérité, au sentiment, voire à la sensation, objectaux; qu’on peut à la rigueur se sentir exister à l’audition d’une sonate, devant un lever de soleil ou un sourire d’enfant, mais faiblement; encore n’est-il pas certain qu’ils soient purgés d’ego; et qu’on ne parvient pas à se tourner authentiquement vers les choses et les êtres sur la base d’un soi incertain, abandonné à des représentations imaginaires. Ce que je crois, c’est que la quête éperdue de l’être, que ce soit dans l’œil d’autrui ou dans des ersatz comme la fortune, la production quantitative… ou l’adéquation à un type de caractère, voire à un cas pathologique, est liée à une carence d’existence, à une insuffisance foncière du désir, à un “manque de tempérament”, et que quelqu’un qui existerait pleinement ne se soucierait en aucune façon d’être et de valoir. Ce gars-là est-il mythique? Il se peut qu’aucun de ceux auxquels je me compare, et qui ont tous accédé à l’historicité par besoin d’être, n’ait véritablement vécu, pas plus les adeptes du “primum vivere” que les autres. Mais en tout état de cause, je ne vois pas pourquoi croire Le Senne sur parole quand il me sert une généralité sur l’Homme, qui, sans la (mince) garantie de statistiques, ne relève probablement que de l’observation projective. De toute façon, si le désir d’être, et d’être important, est la chose du monde la mieux partagée, ce n’est pas par lui que se distingue le “nerveux”.

    Ni, on y revient, pour cela qu’il parle de soi à 29,9%, pour une moyenne de 15,2. Il détient d’ailleurs aussi, précise l’auteur, le maximum d’intérêt pour les autres. Il n’est pas précisé, bien entendu, si ce dernier est ou non projectif. Basiquement je ne m’intéresse qu’à ma pomme (ce qui ne me confère pas une éclatante originalité) mais si j’aime à parler d’icelle, c’est parce que sur rien d’autre, ni personne, je ne possède de connaissances si sûres et à la fois dignes d’attention, dans la mesure où je est un tu potentiel. Le nombrilisme anecdotique, mieux toléré, me rase. Aider le vis-à-vis à lire en lui, afin qu’il m’en sache gré et me couronne père spicace, on connaît le programme : on parle de soi pour obtenir une réponse qui permette de se connaître, de se situer, d’être, dans la mesure où l’on n’a pas de socle intérieur ferme. Mais s’il n’y avait là, simplement, qu’un prétexte à traiter mon sujet favori?

    Les nerveux sont, enfin, dotés d’imagination artistique : ils embellissent ce qu’ils disent (27%; Moy : 15,4) : « Il y a bien des manières de mentir : il est caractéristique que les nerveux sont au maximum aptes à orner, à rendre significatif et émouvant ce qu’ils rapportent. Est-ce autre chose que l’art? » Résolument oui. Tu me sembles le confondre avec la déco, l’ami! Cependant un Giono (Naissance de l’Odyssée, Les grands chemins, etc) n’hésitait pas à faire du mensonge la source de la littérature. Et j’ai beau me faire une loi d’y chercher la trace la plus exacte de la vie, je ne nie pas qu’un souci de beauté et/ou de signification ne fasse souvent fi du réel, délibérément ou non. Un souci de tirer du sens de ce qui peut-être n’en a pas, mais aussi de mettre sa marque, ne fût-ce qu’une métaphore ou un rythme, sur tout ce qu’on ne peut se contenter de reproduire. Sans l’aval d’un public, rien de plus ridicule que de se présenter comme un artiste-né, et, sur pièces, j’incline à conclure que mon histoire est plutôt celle d’une vocation erronée. Mais il n’y a rien d’impossible à ce que mon attachement pour le bon vieux nerveux vienne de ce que l’art est présenté comme son apanage. Baudelaire, Stendhal, Chateaubriand, Chopin, Dostoïevsky, Francis Jammes, La Fontaine, Jules Laforgue, Mozart, Musset, Poe, Rimbaud, Sterne, Synge, Verlaine, Wilde… voilà des collègues flatteurs (même si je n’avale toujours pas l’inactivité de producteurs comme Stendhal, Chateaubriand, Dostoïevsky ou Mozart). La caractérologie, il est vrai, n’a aucune prétention à percer le mystère du talent, et le souci esthétique est fort loin d’être une rareté : qui donc se fiche de son apparence, de celle de sa baraque, d’être écouté quand il raconte une histoire? 

    Les nerveux seraient complimenteurs, mais seulement à 19%, la moyenne étant de 10,2. « La disposition à complimenter se place d’elle-même à la rencontre de l’intérêt pour les personnes et de la disposition à embellir. C’est aussi une vanité préméditée dans la mesure où celui qui complimente peut attendre d’être payé de la même monnaie. » Bien sûr… sauf que l’échange casse-séné ôte toute valeur aux panégyriques reçus. Curieux de savoir si ces complimenteurs ne se mueraient pas, le temps d’un froncement de sourcils, en virtuoses de l’éreintement! Le compliment, c’est-à-dire l’éloge adressé à l’intéressé, peut avoir bien des fonctions, et le désir de provoquer un retour est sans doute, en effet, la plus ordinaire : retour de louange, mais aussi de charnel ou de trébuchant : c’est bien le moins de dire qu’elle est belle à une fille qu’on désire – ou qu’il est généreux au gars qu’on médite de taper, et là, on touche à une autre fonction optative que la triviale attente d’un retour : quand au premier trimestre, je célébrais le potentiel d’un élève, dans ses marges ou sur son bulletin, c’était, en y croyant plus ou moins moi-même, pour l’inciter à se dépasser. Notons que ça ne marche pas très bien, en partie peut-être à cause d’une troisième fonction, elle foncièrement narcissique : la plupart des pros de la com’ à qui on a enseigné la parole positive comme un dogme s’en acquittent en effet formellement, mais aucune leçon ne peut leur donner le désir de se faire croire, et le contenu à peine latent de leurs compliments se ramène à : « Vois comme je suis adorable et/ou malin de te jeter toutes ces fleurs que tu ne mérites aucunement! » En ce genre, j’ai vu de vraies caricatures, tel ce Garrigue, principal-adjoint que j’ai grimé en Colline et en Lobèse dans un frileur raté. Et si je suis un peu plus subtil que les plus grossiers, il faut bien reconnaître que mes flagorneries sont souvent entachées de ce sens-là. Quoi qu’il en soit, tout éloge est nécessairement porteur d’une sorte d’auto-adoubement : décréter la qualité d’Un Tel, c’est se bombarder, soi, bon juge de la qualité.

    Qu’ils parlent ou qu’ils écrivent (et une nuance qui peut aller jusqu’à l’opposition eût été souhaitable), les nerveux se distingueraient donc, pour Le Senne, par la distorsion du réel qu’ils opèrent en faveur du soi : « Dans toute vie humaine doit se rencontrer un mode original du rapport entre un homme et son œuvre. Nous ne pouvons exister sans rien faire; mais nous ne pouvons rien faire sans exister. L’existence et l’œuvre chacune à sa manière débordent l’autre : aucune œuvre n’épuise son auteur; aucun auteur n’est égal à son œuvre qui est aussi dans la nature. Mais, quel que soit le contenu de ce rapport qui spécifie celui du sujet et de l’objet, il doit arriver, soit que l’homme tende à se perdre dans l’œuvre, à se faire objet, soit au contraire que l’œuvre n’ait de valeur pour lui qu’en tant qu’elle est l’expression de lui-même, une partie de ce qu’il est parce que c’est lui-même qui compte à ses propres yeux et non ce qu’il fait. – Les deux termes de cette alternative sont précisément le flegmatique et le nerveux. Que savons-nous de plus de beaucoup de flegmatiques sinon qu’ils ont fait tel livre ou tel acte? Tout ce que fait le nerveux n’a pour fin que de l’exprimer lui-même dans sa singularité. » Je ne m’aventurerai certes pas à nier cette divergence fondamentale; seulement, ce qui s’oppose, à mon humble avis, ce n’est pas l’objectivité à la subjectivité, mais les centres d’intérêt. Combien de savoirs se sont voulus objectifs, de la phrénologie à la création du monde en 4004 avt. J.C., en passant par les mille et une manières de reconnaître les sorciers que nous détaillent Institoris et Sprenger! Que reste-t-il des Passions de l’âme de Descartes, que reste-t-il d’Heymans, de Wiersma, de Le Senne, que je ressuscite ici le temps de l’éreinter? Toute cette merde “objective” n’appartient plus qu’à l’histoire, alors que ce que Montaigne, La Rochefoucauld et Rousseau ont dit d’eux-mêmes, sans autre outil qu’une intuition tant bien que mal émancipée des croyances du temps, est souvent comme frais d’hier. Ce qui encrasse leur discours, c’est la doxa à laquelle ils donnaient l’entrant à leur insu. Il n’y a pas de voie plus sûre vers la vérité, en matière humaine, du moins, que de se ressourcer au plus profond de soi, et à chaque conviction qu’on rencontre, de se demander : « De qui la tiens-je? Le sais-je vraiment? » La connaissance intime que j’ai du rêve, simple exemple, n’aurait jamais dû baisser culotte devant la “réalisation d’un désir” ou le sommeil paradoxal. Je ne sais pas de façon sûre que nous rêvons tout le temps, jour et nuit, parce que la conscience nous en bouche l’accès; mais du moins sais-je que lorsque je suis claqué, je puis ludionner une après-midi entière du livre que je lis au monde onirique, où bien souvent je continue de lire, mais un bouquin imaginaire et irréductible au langage de la veille. Cette donnée peut s’expliquer sans doute de bien des façons, mais elle, je n’avais pas le droit de l’oublier en faveur d’une “science” éphémère, et à peu près aussi “objective” que la caractérologie.

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