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Inventaire avant liquidation

[Nerveux : un croquis magique]

23 Août 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #52 : Nerveux

    En l’état, la caractérologie hollandaise ne paraît pas mériter une heure de peine. Si j’en soumets pourtant les propriétés fondamentales à cet examen hâtif, c’est que, du temps que j’enseignais, presque tous les ans, j’ai fait subir à mes classes le test de Berger, que j’avais même traduit en Basic, bien avant qu’Internet ne nous le fournisse, en nettement plus élaboré : programme rudimentaire et inélégant (le mien, s’entend), dont le script hypertrophié s’attirait les rires homériques des spécialistes auxquels je le confiais, mais qui, après tout, fonctionnait. Je ne renie pas cette heure de cours, qui captait l’intérêt sur quelque chose de plus essentiel, ce me semble, que des fioritures littéraires, et permettait aux gosses de se poser leurs premières questions sur ce qui les différenciait objectivement des autres : il s’agissait, avant de se définir, d’apprendre à s’observer, objectif qui métamorphosait en qualité le défaut majeur de ce test, à savoir de s’adresser à des gens déjà capables de se distancier un peu d’eux-mêmes. On ne vous demande pas carrément : « Êtes-vous émotif? » mais il ne va déjà pas de soi de répondre “oui”, par exemple, à une question comme : « Êtes-vous susceptible? Êtes-vous facilement et profondément blessé par une critique un peu vive, une remarque désobligeante ou moqueuse? », même “désobligeant” une fois expliqué, quand précisément l’on est si susceptible qu’on a pris le parti de s’en défendre, et d’affecter une sereine indifférence aux vannes. « Vous découragez-vous facilement devant les difficultés ou devant une tâche qui s’avère trop fatigante? » À 66 berges, presque entièrement consacrées à me scruter, je ne le sais pas moi-même; pour un teen, c’était souvent la première occasion d’y réfléchir – pour répondre, à l’ordinaire : « Ça dépend » (de la tâche en question, de si je l’ai choisie ou non, de si elle me fatigue la tête ou les muscles, etc).

    Je n’attachais donc pas une importance démesurée à l’étiquetage; mais en fin de séance, ou au début de la suivante, quand les testés avaient effectué leurs additions dans les trois colonnes (pour éviter au mieux le biais du préconçu, je faisais alterner les questions sur l’émotivité, l’activité et le retentissement), je leur donnais lecture des brefs résumés de Berger, qui étaient bien loin de les frapper toujours par une grande pertinence dans leur cas personnel. Mais une description, immanquablement, leur paraissait judicieuse à crier, si l’on en juge par l’unanimité avec laquelle ils me l’appliquaient, alors que je n’avais pas dévoilé mes batteries : celle du nerveux, É n-A P : « D’humeur variable, ils veulent étonner et attirer sur eux l’attention des autres. Indifférents à l’objectivité, ils ont le besoin d’embellir la réalité, ce qui va du mensonge à la fiction poétique. Ils ont un goût prononcé pour le bizarre, l’horrible, le macabre et, d’une manière générale, le “négatif”. Travaillent irrégulièrement et seulement à ce qui leur plaît. Ont besoin d’excitants pour s’arracher à l’inactivité et à l’ennui. Inconstants dans leurs affections, vite séduits, vite consolés. Valeur dominante : le divertissement. »

    Inutile de préciser que si mes élèves, sous toutes les latitudes, m’ont reconnu dans un pareil croquis, c’est qu’ils étaient bien loin de m’ériger en gourou, comme le prétendaient certains collègues : on ne prend pas pour parole d’Évangile les élucs d’un indifférent à l’objectivité qui va du mensonge à la fiction poétique. Est-ce à dire que la vérité sortait de la bouche des enfants? Admettons-le, je m’étais reconnu longtemps auparavant, et leur lisais ces quelques lignes d’un ton un peu spécial. C’est bien plus tard qu’en recopiant cette esquisse (qui me paraissait en gros coller, et me gênait surtout parce qu’on voyait trop transparaître Baudelaire, avec lequel je ne me sens guère d’affinités) j’eus la stupeur de m’aviser – fugitivement – que pas mal de traits auraient pu laisser place à leur exact contraire, ou s’appliquer à tout le monde, et que le paragraphe limitrophe, consacré au sentimental (« Ambitieux qui restent au stade de l’aspiration. Méditatifs, introvertis, schizothymes. Souvent mélancoliques et mécontents d’eux-mêmes. Timides, vulnérables, scrupuleux, ils alimentent leur vie intérieure par la rumination du passé. Ils savent mal entrer en relations avec les autres et tombent aisément dans la misanthropie. Maladroits, ils se résignent d’avance à ce qu’ils pourraient cependant éviter. Individualistes, ils ont un vif sentiment de la nature. Valeur dominante : l’intimité. »), en mettant aux scrupules le bémol de l’immoralisme, et en poussant dans un coin le sentiment de la nature, laquelle pour moi est surtout un refuge, collerait plutôt mieux à l’être sur lequel je me suis replié… qu’on pourrait, du reste, classer colérique (É-A-P) dans une réunion, avec des lopins de passionné (É-A-S), si l’on l’on veut bien penser à la multitude de Napoléons qui ont manqué leur coup, et tourneraient facilement à l’apathique (nÉ-nA-P) quand l’espoir de réussir a défuncté…

    Mais trêve de blagues : que les gosses me reconnussent n’était guère qu’une confirmation, puisque nerveux était le résultat que je trouvais au bout des trente questions du test, avec une non-activité peu marquée, toutefois. Et là surgissait la magie, puisque ce questionnaire, portant sur des propriétés fondamentales qui isolaient l’homme de ses semblables, et ne s’occupant que très accessoirement du “relationnel”, menait, par des voies obscures, à des conclusions inattendues en ce domaine, et leur donnait la force du mystère. Quand, après avoir coché des cases face à « Votre fruit préféré » et « Chantez-vous sous la douche? », vous tombez, à la page des solutions, sur une description exacte de vos préférences en matière sexuelle et de vos difficultés dans la vie, il est irrésistible de conclure que l’auteur du test dispose d’une science qui vous est inconnue, et c’est l’impression que donnait ce banal crayon de Baudelaire, qui n’aurait pas mérité trente secondes d’arrêt si je ne me l’étais appliqué au sortir de questions dont pas une n’avait trait à mon appétit de briller, à mon goût pour le “négatif”, à ma propension au mensonge, et, d’une manière générale, aux rapports que j’entretenais avec les autres humains… ainsi d’ailleurs qu’avec ma propre image, dont il n’est guère question dans les quelques lignes de Berger, mais dont Le Senne, on le verra, juche tant bien que mal le souci obsessionnel sur les trois piliers de base.

    Je n’éprouve pas une telle volupté à me coller des étiquettes : ce qui m’intéresse, dans les descriptions de “caractères”, de “personnalités”, de “syndromes”, ou simplement de maladies psychiques, bref dans toute synthèse que je pourrais m’appliquer, c’est sa valeur “heuristique ou explicative”, risquais-je plus haut, stupidement, me semble-t-il, puisque s’il y a quelque chose à trouver, c’est bien l’explication d’un trait par un autre? Non, pas seulement : il y a aussi le trait lui-même, qu’on aurait pu ne pas remarquer, et sur lequel une synthèse différente jettera un éclairage. Rapprocher le bizarre de l’horrible et du macabre, résumer le tout en “négatif”, c’est plutôt à ranger parmi les platitudes; mais les voici ravivées de n’être pas annoncées par les prémisses : on peut être curieux de voir comment tout cela s’échafaude.

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