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Inventaire avant liquidation

[Empire de l’instant, intensité affective, besoin d’émotions]

24 Août 2016 , Rédigé par Narcipat Publié dans #52 : Nerveux

    Le Senne commence sa tartine sur les nerveux, une des plus longues de son traité (et la seule, à dire vrai, que j’aie fait plus que parcourir), par l’exposé commenté d’un certain nombre de données statistiques, issues des réponses données, touchant un certain nombre de leurs patients, par un certain nombre de médecins, à un questionnaire dont seules les parties estimées utiles par l’auteur nous sont dévoilées, ce qui fait peser sur l’ensemble un soupçon de manipulation, d’autant que les résultats qu’il veut bien nous communiquer sont classés d’entrée de jeu en huit rubriques dont la succession n’est rien moins que neutre : 1. Empire de l’instant, 2. Intensité affective, 3. Besoin d’émotions, 4. Défaut d’objectivité, 5. Manque d’esprit de suite, 6. Manque de discipline de soi, 7. Sentiment de soi, 8. Imagination artistique. Les chiffres des nerveux (à l’ordinaire maxima ou minima) sont confrontés avec les moyennes, et avec les minima/maxima opposés : à l’ordinaire, il s’agira des flegmatiques (n-É A S, le groupe supposément antithétique) ou des Actifs-Secondaires; à la subdivision 1, on apprendra sans surprise que les nerveux sont mobiles et affairés (70,7, à peine moins que les colériques, 77,4; moyenne générale 40,6); qu’ils sont impulsifs (78,2; Moy. 43,6; Fleg 12,8), au travail par à-coups (71,3; AS : 0,4; Moy : 29,1; N.B. que Le Senne classe parmi les nerveux Dostoïevsky, Chateaubriand… et Mozart; quiconque a bâti une œuvre, d’ailleurs, ne s’est-il pas astreint à un certain suivi dans le travail? Naturel chez les uns, volontaire et arc-bouté chez le nerveux? Se peut. Mais on prétend ici décrire un comportement, non fouiner dans ses causes). L’humeur des nerveux est très inégale (4 en égalité; Fleg : 46,2; moy : 22,8), leurs sympathies mobiles (57,6; Fleg : 3; Moy : 33,6); ils sont vivement consolés (60,9; moy. 48,2, mais max aux sanguins : 77,9… du fait de leur défaut d’émotivité, qui semblerait plutôt indiquer que leurs chagrins sont moindres, et qu’ils n’ont pas à se consoler); ils changent enfin fréquemment de profession, de carrière : 18,4; moy. 9,8; légère difficulté toutefois :D’après les chiffres de l’enquête le max. appartiendrait avec le taux de 29,6 aux amorphes, mais ce chiffre est insuffisamment autorisé car le nombre des amorphes examinés est petit; en outre, serait-il au niveau des nerveux, cela ne diminuerait en rien la signification du nombre relatif aux nerveux et prouve seulement que la raison de cette inconstance pratique est le groupement nA P.” Confirmation, donc, d’un taux minime de n-É n-A : rareté des non-actifs? plutôt des non-émotifs; à moins qu’une pléthore d’É n-A et de n-É A ne permette un rééquilibrage. De toute façon, quelque chose ne va pas. Les critères et/ou les questions ne permettent pas une répartition harmonieuse. Porteront-ils au moins des fruits? Ici, précisément, n’est-il pas étrange que les changements de profession soient sans rapport avec l’émotivité et les “coups de cœur”, et en revanche liés à l’inactivité? Ne s’agirait-il pas d’une rubrique fourre-tout, où s’entassent les marginaux qui passent d’un job à l’autre, virés de partout ou incapables de supporter l’autorité, et ces héros, comme Bachelard ou ma voisine [1], qui ont fait leur trou dans un boulot, et, au lieu de s’ennuyer à vie, changent de cap au prix de longues veillées, parfois avec succès? 

    Le 1 prétendait mettre l’accent sur la primarité; le 2, Intensité affective, à l’évidence sur l’émotivité : les nerveux sont violents (75,9; Fleg : 16,9; Moy : 45,7, les exemples de violence fournis, fondre en larmes, sentir vivement ses torts, étant ridicules), susceptibles (68,4; Fleg : 21,4; moy : 52,1), ils ont la parole forte, criarde – à 20,1% seulement, il est vrai, contre 1,6 pour les flegmatiques, et 8,2 de moyenne générale : il me faut bien l’accepter, ce trait-là, tant de connards sourds à l’argument (et assez emportés eux-mêmes) m’ayant fait le reproche d’élever la voix – et rient beaucoup (62,1; Fleg : 23,5; Moy : 40,6) : de leurs propres vannes? de celles d’autrui? Comportement social, en tout cas. Mais c’est à la susceptibilité “aux critiques et généralement aux jugements d’autrui” que je voudrais m’arrêter un instant. « Stendhal, Maurice de Guérin, Benjamin Constant se plaignent d’être émus “par des riens” c’est la définition même de l’émotivité; mais cette émotivité se manifeste le plus visiblement et le plus fortement chez les nerveux, car elle se convertit en actions chez les actifs et est dissimulée chez les sentimentaux. » Ce tour de bonneteau escamote tout tranquillement la source spécifique de la susceptibilité, à savoir l’ego. Un être susceptible s’enflamme (ouvertement ou en secret : si nerveux y a, je ne vois pas ce qui l’empêcherait d’être inhibé) quand sa valeur est mise en cause. Et la question se pose de savoir si la blessure narcissique, ou le risque d’icelle, n’est pas chez lui la source de toute émotivité. Je ne vois pas que des tiers, toubibs ou pas, puissent y répondre de l’extérieur. Qui me connaissait mieux que mes élèves, lesquels, invités à me critiquer en face, et notant que je me régalais des pires injures (ce qui, pédagogiquement parlant, n’était sans doute pas des plus malins), me supposaient, comme Julie, indifférent à leurs opinions et sentiments, alors que j’en étais ulcéré in petto? Si le “sentimental” ne fait que musser ses blessures, alors il convient de le classer susceptible sans hésitation. Notons d’ailleurs que la différence entre 52,1 et 68,4 n’est pas franchement énorme. Ou il faut créer un paramètre supplémentaire d’intéressement à soi; ou admettre (ce serait gros, mais j’y serais enclin) que la prétendue émotivité n’est qu’un pseudonyme du doute affectant le moi; ou bien sûr supposer que l’intensité affective préalable (mais aussi la démesure des prétentions) a suscité le doute en question. Mais attendons un moment.

    Le nerveux ne se contente pas d’être émotif : il aurait besoin d’émotions : « Il importe de marquer tout de suite, théorise plus loin l’auteur, un trait dont nous aurons à poursuivre les conséquences, c’est le rapport entre l’inactivité et le besoin d’émotions. L’inactivité constitue la faiblesse du nerveux et du sentimental comme des inactifs froids. Ils souffrent de cette inertie qui les affaiblit dans la concurrence entre les vivants et même leur rend plus difficile la satisfaction de leurs besoins et de leurs désirs. Même les nerveux ne sont pas soutenus au même degré que les sentimentaux par certains effets de la secondarité, comme le système de leurs habitudes. Il en résulte qu’il n’y a plus pour eux qu’un moyen de se pousser à l’action, c’est d’éveiller en eux des émotions dont ils éprouvent d’autant plus fortement l’influence motrice, libératrice de leur inertie, que ces émotions sont chez eux plus faciles et plus intenses. Bref, elles réussissent à les stimuler. C’est précisément au moment où ils s’en aperçoivent, c’est-à-dire très tôt dans leurs vies, qu’ils commencent à doubler leur émotivité par le besoin d’émotivité. » Il leur faudrait donc susciter le maximum d’émotions, non seulement pour se sentir vivre, mais encore pour agir? Pas évident pour un surémotif dans mon genre, auquel l’émotion violente ferait plutôt perdre ses moyens : il la faudrait donc modérée, pour qu’elle fasse tourner l’usine, et, c’est peut-être con à dire, agréable : sans exclure que certains n’éprouvent un authentique goût du risque, je note qu’on me l’a couramment prêté, alors qu’il n’a jamais existé chez moi qu’en présence d’un public, immédiat ou différé : si j’ai risqué ma peau en solitaire, c’est par inadvertance, car j’aurais pris un pied égal à raconter tel accident de bagnole ou telle chute de la falaise sans les avoir vécus au préalable; du reste, voir ultra, je les embellissais. Je ne suis pas bien sûr que j’eusse tâté des drogues dures, même si j’avais su où m’en procurer. Quant à l’Amour, si je ne le fuyais pas consciemment, du moins se gardait-il de naître hors de toute esquisse de réciprocité. Bien entendu, je préférerais lire un peu plus de bouquins qui m’étonnent, et avoir une idée nouvelle tous les matins, l’absence de neuf et d’excitation (liaison typiquement primaire?) équivalant à la mort, mais point trop n’en faut, surtout sur le versant de la vie où l’on jouit d’une caresse pour quinze baffes. Bref, je pense me protéger des émotions plus que je ne les recherche, et qu’il n’est nullement évident qu’elles soient une arme contre l’inertie. Du reste, comme leur source unique, c’est l’opinion d’autrui sur mon compte… mais on y arrive… pedetemptim

 

 

 

[1] Cette femme, après avoir vivoté quatre ou cinq ans (dont trois d’études) de l’allocation chômage, a fondé, dans un contexte économique, comme on dit, pis que morose, une agence d’architecture intérieure qui semble marcher. Elle a publié d’assez belles photos de ses travaux en cours, et je suis dans l’admiration, non des travaux eux-mêmes, mais de ce qu’elle ait trouvé des gens pour casquer, au lieu de préférer leurs idées à la con.

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